Tentations et impasses de la violence

Face à un pouvoir violent, comment résister, comment répondre ? Cette question anime les rangs de manifestants opposés à la réforme des retraites. L’historien Roger Martelli nous parle des révolutions passées et nous livre son point de vue sur la situation actuelle.

La violence n’est pas un phénomène marginal des sociétés de classes : produit social et non donnée de nature, elle est l’envers des sociétés fondées sur l’exploitation, la domination et l’aliénation. Dénoncer les violences et oublier les mécanismes qui produisent la violence est, au mieux une légèreté, au pire une manipulation. Ce n’est pas pour autant que la violence peut être tenue pour une vertu révolutionnaire en elle-même.

 

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L’ordre des dominants

Nous nous sommes habitués à l’idée que l’histoire a été celle d’un long apprivoisement de la violence sociale, rendue possible par la concentration de la violence légitime entre les mains de l’État. Tout discours d’État repose ainsi sur un véritable syllogisme : la force doit rester à la loi ; or l’État est garant de la loi ; il n’est donc pas de violence légitime en dehors du cadre de l’État. Encore faut-il que l’État ne soit pas seulement légal, mais qu’il soit lui-même pleinement légitime. À bien y regarder, le syllogisme est aujourd’hui très fortement érodé.

La mondialisation s’est accompagnée d’un grand retour des spirales inégalitaires et d’un recul massif des statuts et des protections antérieures. L’État-providence s’est rétracté et l’État-stratège a volontairement affaibli ses fonctions régulatrices, laissant la main à la sacro-sainte concurrence. Son effacement comme acteur économique majeur s’est accompagné d’un essor concomitant de sa fonction sécuritaire, comme si la puissance publique intériorisait totalement le postulat qui a depuis longtemps rendu impossible le mariage du libéralisme économique et du libéralisme politique. Si l’inégalité est naturelle et bénéfique – elle nourrit, la compétitivité et la croissance –, pour que la concurrence ne débouche pas sur la loi de la jungle, il faut recourir à l’ordre et à l’autorité.

À l’échelle mondiale, en outre, le temps est venu du grand retour des rapports de force, des calculs géopolitiques et de la realpolitik. Le refus de « ne plus être chez soi » et l’obsession de la puissance sont plus que jamais les pivots du désordre du monde. Bien loin des grands rêves onusiens, la politique internationale s’est laissé porter par les relents de la « guerre des civilisations », la hantise de la grande invasion des pauvres et, depuis le 11 septembre 2001, par l’intériorisation de « l’état de guerre ».

Il n’y a rien de surprenant à constater que cette violence globale « du haut » provoque en retour des regains de la violence « du bas ». Toute révolte, on le sait, se mesure à l’aune de l’oppression qui l’attise.

Dès lors, la guerre se mène plus encore à l’intérieur des États qu’entre les États, les frontières deviennent floues entre la guerre et la guerre civile et, par voie de conséquence, entre la police et l’armée. On mène des opérations de police en Afrique et la guerre contre le terrorisme en France. Des hordes de Robocops encadrent et répriment les manifestations, en déployant de véritables stratégies militaires d’affrontement. Des Rambos bodybuildés arpentent légalement les couloirs de métros, sans relever de la force publique, et des militaires armés patrouillent sans cesse dans nos rues.

Quant au droit, sécurité oblige, il troque de plus en plus volontiers les habits de l’État de droit contre l’uniforme de l’état d’urgence. On matraque allègrement des manifestants ; des jeunes lycéens qui veulent occuper leur lycée sont traités comme de sanglants terroristes. Les contrôles au faciès, les interpellations préventives, les arrestations musclées et l’armement sophistiqué deviennent la norme. Les caméras de surveillance et le fichage généralisé sont les techniques censées protéger notre « civilisation ». L’armée, la police, la justice ne traquent ni ne punissent plus les coupables, mais neutralisent les criminels en puissance. Ainsi se structure le long cheminement qui, en un siècle, fait passer du criminel « responsable » au criminel « né », puis au criminel « potentiel ».

On parle d’individus à risque – et même de populations à risque –, que l’on trace, contrôle, parque et isole. Alors, ce qui relève de l’exceptionnel éventuellement nécessaire (toute situation exceptionnelle exige théoriquement des actes exceptionnels) se transforme de facto en état d’exception. Et quand le second terme tend à dominer, comment empêcher, quelles que soient les volontés affichées, que l’exceptionnel de la mesure particulière ne débouche sur l’exception de la norme elle-même ?

Tout cela relève d’un environnement de plus en plus légal, paré de la légitimité maximale de la sécurité. La sécurité au prix de la liberté ? Qui oserait dire que ce n’est pas la manifestation d’une violence qui ne se cache plus ? Loin de protéger, elle vise d’abord à intimider ceux qui auraient le mauvais esprit de penser qu’il n’est pas de plus grand désordre que celui produit par l’ordre inégalitaire et sécuritaire. Dès lors, il n’y a rien de surprenant à constater que cette violence globale « du haut » provoque en retour des regains de la violence « du bas ». Toute révolte, on le sait, se mesure à l’aune de l’oppression qui l’attise.

Le vieux dilemme de la violence

Tout naturellement, cette conjoncture ranime le vieux débat de la violence et de l’action politique, qui a traversé toute l’histoire du mouvement révolutionnaire et ouvrier.

À la fin du XIXème siècle, dans un moment d’expansion industrielle et de croissance du nombre des ouvriers, une conception agonistique du mouvement a propagé l’idée que l’usage conscient de la violence était le meilleur moyen d’exacerber la colère du « nous » des prolétaires contre le « eux » des bourgeois. C’était la manière présentée comme la plus efficace, si l’on voulait affirmer l’autonomie complète du monde ouvrier par rapport au « système ». En sens inverse, l’échec de la Commune de Paris a poussé une autre partie du mouvement vers la conviction qu’il fallait éviter l’isolement ouvrier – le « solo funèbre » évoqué par Marx – et conjuguer pour cela l’expansion du monde ouvrier, la croissance de ses organisations et l’instrument du suffrage universel. Le socialisme européen s’opposa ainsi à l’anarchisme « d’action directe » et, en France, au syndicalisme révolutionnaire théorisé par Georges Sorel.

La faillite de la social-démocratie en août 1914, puis l’onde révolutionnaire de la fin des années 1910 ont revalorisé l’option armée. « Le fusil a remplacé l’urne », affirmait Marcel Cachin, vieux leader du socialisme français, rallié en 1920 au modèle bolchevique russe. Dans le mouvement révolutionnaire français, on en revint un temps aux formules rudes du talion : « Pour un œil, les deux yeux ; pour une dent, toute la gueule ». À l’échelle internationale, tout le XXème siècle a vu fleurir la tentation insurrectionnelle (« L’instauration du socialisme s’effectuera les armes à la main », Ernesto « Che » Guevara, 8 octobre 1964) et l’idée s’est répandue qu’il fallait se préparer à contrer les répressions massives et les coups d’État autoritaires (massacre des communistes en Indonésie en octobre 1965, coup d’État au Chili en septembre 1973).

L’action légale se heurtant à la surdité des gouvernants, les tentations politiques de la violence resurgissent. L’insurrection, à nouveau, est le grand rêve proposé pour la rupture. Faut-il pour autant accepter cette logique et s’engager dans la mise en scène publique de la violence ?

Aujourd’hui, les sociétés bloquées par l’ordre ultralibéral et la panne des démocraties représentatives nourrissent à nouveau la conviction qu’il n’y a dans le système aucune possibilité d’en contester efficacement les mécanismes et que la démocratie elle-même n’est plus un cadre, puisqu’elle est plus que jamais « bourgeoise ». La crise des formes partisanes, réformistes comme révolutionnaires, pousse à la recherche de nouvelles radicalités, en dehors des circuits institutionnels. L’alternative se cherche ailleurs, dans la construction de nouvelles sociabilités et dans la contestation des structures anciennes du mouvement ouvrier et de la gauche. L’action légale se heurtant à la surdité des gouvernants, les tentations politiques de la violence resurgissent. L’insurrection, à nouveau, est le grand rêve proposé pour la rupture.

Faut-il pour autant accepter cette logique et s’engager dans la mise en scène publique de la violence ? Le blocage des sociétés contemporaines ne laisse-t-il comme issue que les stratégies plus ou moins affirmées de l’insurrection ou la pratique savamment maîtrisée du black bloc ? Toute conception agonistique – la référence à la lutte des classes en est une – conduit-elle aux rigueurs impitoyables de l’action directe ? En fait, le discours de la violence est lourd de redoutables impasses.

Briser l’hégémonie

Jusqu’à ce jour, la logique insurrectionnelle n’a fonctionné que dans ce que Lénine appelait des « maillons faibles », à la périphérie du bloc dominant, dans des conjonctures où l’État était devenu évanescent (Russie 1917, Chine 1949, Cuba 1958…). En 1917-1922, contrairement aux grands espoirs d’une « révolution mondiale » advenant par la diffusion continue de l’impulsion russe initiale, la révolution ne s’est pas imposée dans le cœur du système capitaliste dominant, alors même que les puissances impériales de l’époque étaient fragilisées par le cataclysme de la Grande Guerre. La voie ouverte n’a donc pas été celle des grandes insurrections populaires du XIXème siècle, mais celle de l’État-providence, du « compromis fordiste » et du keynésianisme d’un côté ; de l’autre côté, celle des fascismes plus ou moins totalitaires. Quant au soviétisme issu de l’Octobre russe, il s’est trouvé submergé par la spirale de l’étatisme et du stalinisme. Dans tous les cas, l’émancipation est restée en panne, a été niée ou a dû se contenter des petits pas et des conquêtes limitées.

L’erreur a été en fait de croire que la violence d’en haut ne procédait que de la volonté des groupes dominants. En réalité, la violence sociale – celle qui assigne chaque individu à sa place, subordonnée ou dominante – résulte d’un complexe où s’entremêlent les déterminations matérielles – incluant la puissance des armes –, les données politiques et les représentations symboliques. On sait depuis longtemps que toute domination relève à la fois de la coercition et du consentement, que toute puissance est à la fois matérielle et symbolique.

Le jeu de la violence et de la contre-violence est de ce fait déterminé par les rapports des forces globaux, construits à chaque échelle de territoire. Si l’on s’en tient à ce jeu, la balance de la violence risque de peser inexorablement en faveur des dominants, pas des dominés. Tant que la guerre n’est pas pleinement devenue une guerre technologique, la force du nombre a pu compenser le déséquilibre matériel, dès l’instant toutefois où pouvait fonctionner ce qui faisait de la somme des individus un tout constitué. Entre 1789 et 1794, la fibre révolutionnaire a pu peser fortement en France, tant que perdura ce que Gramsci appelait un « bloc historique », qualifié par lui de « jacobin » : il réunissait le mouvement sans-culotte et la sensibilité montagnarde et jacobine, les catégories populaires urbaines et la petite et moyenne bourgeoisie. En revanche, la révolution perdit de sa force propulsive quand ce bloc se défit, dès le premier trimestre de 1794. Après la chute de Robespierre, la révolution s’est glacée…

La colère et la lutte ne sont propulsives que si elles s’adossent à l’espérance, celle d’une société fondée sur d’autres valeurs que l’inégalité, l’obédience et l’exclusion. Attisons la colère et nous verrons ensuite pour l’espérance ? Si des acteurs politiques s’imaginent cela et réduisent leur rôle aux appels martiaux au combat, ils ne gagnent pas du temps et risquent de provoquer l’effet non voulu : la transformation de la colère en un ressentiment qui pousse à l’abstention ou au recours désespéré à l’extrême droite.

En 1871, quand se déclenche la Commune de Paris, la guerre a changé de visage, en commençant à devenir une guerre de l’ère industrielle. La force matérielle était ainsi en train de se retourner contre le nombre et la « levée en masse » était en train de perdre de son efficacité. Les communards n’étaient pourtant pas isolés et ils ont bénéficié pendant leur courte expérience d’un soutien appuyé d’une large part de la gauche républicaine. Mais s’ils regroupèrent la partie la plus révolutionnaire et la plus sociale des républicains, ils ne purent pas s’appuyer sur l’équivalent du « bloc historique » de 1792-1794. Le « parti républicain » dynamique de la fin du Second Empire s’est disloqué après la débâcle du régime impérial. Les partisans mêmes de la « République démocratique et sociale » se sont séparés et tous n’ont pas rejoint la Commune. Du coup, la volonté éradicatrice des « Versaillais » n’a pas trouvé de contre-feu, la violence de l’État central a été sans limites et, malgré son courage, la Commune est terrassée par l’épouvantable « Semaine sanglante ».

Au fond, gagner la « guerre des classes » n’est pas plus opérant que de « prendre l’État » pour le retourner contre les anciens dominants. En 1917, les bolcheviks russes ont pensé qu’il prenait un État qui, en fait, n’existait pas : du coup, ils ont dû construire de toutes pièces « leur » État ; avec le temps, c’est l’État qui les a « pris » – le soviétisme n’a été rien d’autre qu’un étatisme échevelé – et ils ont perdu. Quant à l’Union soviétique, elle a cru après 1947 qu’elle pouvait battre les États-Unis au jeu de la « guerre froide » : du coup, elle n’a cessé de courir après la puissance, au prix du sacrifice des valeurs mêmes du communisme ; à l’arrivée elle a perdu.

Dans la plupart des pays – et hors d’une situation de guerre déjà engagée –, la question n’est plus d’opposer à la violence des dominants celle des dominés. Elle est de faire vivre l’arme première des dominés (le nombre) en rendant impossible toute violence globale exercée contre lui. La contrainte trouve ses limites, si elle ne s’appuie pas sur la persuasion et le consentement : c’est donc à la politique d’agir sur ce terrain, non pour attiser la violence matérielle, mais pour la désarmer.

Les dominés ont pour eux le nombre. Quand ils luttent, ils se constituent en une multitude, qui perturbe le consentement à l’ordre dominant. Mais le ressort premier de la multitude est le refus et la colère. Or, tant que la colère se porte plus sur le dominant que sur le système de domination, elle peut se muer en ressentiment, qui se porte vers le « haut », « l’élite » ou la « caste ». Surtout quand le dominant est peu visible, la colère désigne volontiers le bouc émissaire, et tout particulièrement le plus proche. La multitude en lutte rassemble les fragments des catégories populaires dispersées ; elle n’en fait pas encore un « peuple » au sens politique du terme.

Ce devrait être une donnée communément admise du regard rétrospectif sur l’expérience révolutionnaire : la colère et la lutte ne sont propulsives que si elles s’adossent à l’espérance, celle d’une société fondée sur d’autres valeurs que l’inégalité, l’obédience et l’exclusion. Attisons la colère et nous verrons ensuite pour l’espérance ? Si des acteurs politiques s’imaginent cela et réduisent leur rôle aux appels martiaux au combat, ils ne gagnent pas du temps et risquent de provoquer l’effet non voulu : la transformation de la colère en un ressentiment qui pousse à l’abstention ou au recours désespéré à l’extrême droite.

Il y a bien sûr une double face à la violence : elle fait peur et elle attire, elle repousse par ses horreurs et nourrit le culte des héros et des martyrs. Elle soude les groupes ; elle peut, hélas, réduire aussi leur périmètre. L’histoire est faite de violences, et toutes les violences ne se valent pas : il en est que l’on doit repousser affectivement, d’autres dont on peut cultiver la mémoire. Autant se convaincre toutefois que, si la politique est faite de luttes, il vaut mieux qu’elle ne se confonde pas avec la guerre, que l’objectif de la controverse politique est de battre un adversaire, pas de détruire un ennemi. Et, tant qu’à faire, il est préférable de se souvenir que les luttes les plus propulsives sont celles qui rassemblent et non celles qui divisent. On peut saluer le courage des communistes allemands de l’entre-deux-guerres, qui ont cru à la vertu du « classe contre classe » jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la victoire du nazisme. On peut toutefois préférer l’exemple des communistes français, qui choisirent suffisamment tôt l’option du « Front populaire », qui décidèrent de marier l’Internationale et la Marseillaise, et qui rendirent ainsi possibles les conquêtes de 1936.

Dans ce temps de crispations, d’impasses et de crises, il y a plus que jamais besoin de perspectives, de visions claires et fortes et de rassemblement. C’est dire, que face au risque du ressentiment et d’une poussée à l’extrême droite, il faut plus que jamais faire de la politique. La politique est faite de controverses, de clivages, de distinctions et de rapprochements. Elle n’est pas la guerre civile, mais ce qui permet de l’éviter, par la force tranquille du nombre.

À gauche, il ne suffit décidément plus d’attiser les colères, ni même d’énoncer des contre-propositions. Dans une société éclatée, où se perd le souci du « vivre ensemble », il faut mettre au cœur du débat démocratique les visées, les valeurs, les objectifs, les méthodes qui peuvent permettre de retrouver collectivement la sérénité et l’optimisme. La violence d’État déployée aujourd’hui est inhumaine, elle est illégitime et, dans plus d’un cas, elle déborde même les limites de la légalité. La conviction et le rassemblement politique ont pour vocation de remettre l’État sur le droit chemin, c’est-à-dire le chemin du droit.

Au-delà, dans un moment où la crise politique débouche sur une crise de régime, il faut mettre sur la table les principes et les modalités de débat et de décision qui redonneront du sens à une démocratie qui, si l’on n’y prend garde, perdra de plus en plus de ses ressorts. Refondations sociale, écologique, politique et institutionnelle doivent renouer entre elles les liens qui se sont malencontreusement distendus. Pour y parvenir, le maître mot est simple : se rassembler, jusqu’à faire majorité, de façon propulsive et non pas régressive.

Privé de majorité, Emmanuel Macron joue le jeu de la violence, pour attirer la droite et désarmer la gauche. Il joue avec le feu et anémie la démocratie française. Il ne faut surtout pas le prendre au mot en se dressant comme lui sur des ergots : il faut plus que jamais, avec fermeté, rassembler le plus possible du « peuple », pour faire majorité et éviter le pire qui nous est promis.

 

Roger Martelli

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