Le CNED : laboratoire du management néolibéral dans l’Éducation nationale
Par Laurence de Cock et Frédéric Grimaud
Au Centre National d’Enseignement à Distance, les élèves sont des clients, le savoir une marchandise et les profs des employés maltraités. Enquête au cœur de la machine à casser l’école.
« Vous êtes les profs rêvés de Jean-Michel Blanquer » : voilà comment ont été accueillis, le jour de la rentrée 2021, les enseignants de l’un des 31 sites du CNED. Marjorie[[Tous les prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat.]] s’en souvient encore ; il est vrai qu’en ces temps de colère des enseignants fort remontés contre l’ancien ministre, la formule a de quoi surprendre et crisper. Toutefois, elle révèle en creux le projet politique éducatif de la Macronie. De quoi ces « professeurs rêvés » sont-ils le nom ? Quelles sont leurs tâches et leurs conditions d’exercice du métier ? Peut-être y trouverons-nous les indices de ce que recèlent les tiroirs ministériels pour « rendre la profession enseignante plus attractive », puisqu’il paraît que c’est devenu une priorité.
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Le site où nous avons enquêté emploie 400 enseignants, dont une centaine de vacataires. Comme la quasi-totalité de leurs collègues du CNED, les enseignants que nous avons rencontrés sont en poste « adaptés », longue ou courte durée, c’est-à-dire qu’ils sont passés par une demande auprès de la médecine du travail suite à une très grande difficulté, voire une impossibilité, de continuer d’enseigner au sein d’une classe. Voici des enseignants qui ont atterri au CNED après un parcours douloureux mais auprès desquels leur directeur de site insistera sur « la chance que vous avez de travailler au CNED, et que tout le monde a bien conscience de cette chance ». Alors, est-ce véritablement une chance de travailler au CNED ?
Le CNED est une énorme structure. Il propose 250 formations et en vend près de 230.000[[Chiffres de 2017.]]. Son public est composé à 48% de public scolaire et à 52% d’étudiants et adultes. Il est subventionné à hauteur de 25 millions d’euros et génère à peu près 49 millions d’euros de recettes commerciales. Son ambition est de devenir une « académie numérique », au même titre que les autres académies. Un projet qui s’appuie sur l’engouement pour le numérique à l’école, le EdTech et la foi dans les vertus magiques de la machine en lieu et place de l’humain[[Sur ce projet, voir Cédric Biagini et alii, (dir), Critiques de l’école numérique, Paris, L’échappée, 2019.]].
Pour s’inscrire dans cet organisme de service public, il faut créer un « espace client ». Des « clients » à l’école ? Rien d’étonnant, l’institution assume sa nécessaire mutation en « marque » sous le poids de la concurrence du privé : « Des évolutions structurelles engagent un nombre croissant d’institutions publiques à se définir en tant que marque, c’est-à-dire d’éléments signifiant leur personnalité, leur action, et leur territoire »[[Contrat d’objectif et de performance du CNED 2019-2022.]].
Dans le monde de l’entreprise, une marque est ce qui singularise un projet et les produits vendus afin de créer un « contrat de confiance » en jouant sur l’image et l’identité. Le CNED a décidé de s’y coller car il s’agit d’un « outil structurant indispensable » qui « place le citoyen au cœur de l’action publique ». Dans cette optique, on ne parlera plus de « relation pédagogique » (formule ringarde s’il en est), mais de « chaîne de relation client ». L’un des maillons de la chaîne est donc constitué des agents recrutés pour participer à cet enthousiasmant projet.
Le télétravail, c’est la santé
Le travail au CNED se caractérise d’abord par le fait qu’il est exécuté à distance, au travers d’outils numériques. Au CNED, on « télétravaille », un terme de plus en plus commun dans le monde du travail tant le distanciel s’est imposé comme nouvelle norme ces dernières années dans tous les domaines. L’Éducation nationale n’échappe pas à la règle, bien au contraire, et la crise sanitaire y a joué le rôle d’accélérateur. En effet, après la période de confinement, le télétravail au travers de dispositif comme « ma classe à la maison » s’est répandu dans les établissements telle une traînée de poudre. Fort de ses succès, notamment grâce à une augmentation significative des inscriptions, le CNED entreprend de se diversifier et souhaite « élargir son offre de scolarisation au-delà des seuls élèves empêchés. » Désormais la plateforme en ligne « Jules » aide les élèves décrocheurs à faire leurs devoirs et une formation au français en ligne est proposée aux jeunes réfugiés ukrainiens. Le CNED cherche à élargir son offre… et son marché.
Les « classes virtuelles » se multiplient et leurs accès se démocratisent. Tout cela est « basé sur les neurosciences et l’intelligence artificielle » et charrie ses éléments de langage nouveaux : « chatbox », « web-app », « agent conversationnel », « « campus connecté, « empreinte mémorielle », « établissements augmentés », « tutorat asynchrone »… donnant un aspect sérieux et innovant à un phénomène de société qui s’installe à bas bruit, celui de l’enseignement à distance. Plus besoin d’école pour apprendre et enseigner. La légende raconte que Jean-Michel Blanquer y aurait pensé en Guyane, après avoir survécu à une chute dans un fleuve infesté de caïmans. Dans cette région où il était recteur, certains établissements sont très éloignés des villes et peu accessibles. Lorsqu’un enseignant est absent, il est très difficile de le remplacer. Mais Blanquer, qui a des idées, commence à organiser le remplacement des professeurs absents par des vidéos. De retour en métropole, le ministre de Macron n’en reste pas là et y voit l’opportunité, en sus, de répondre aux impératifs de l’économie budgétaire. De fait, désormais auréolé du label de « continuité pédagogique » depuis la crise sanitaire, le champ d’extension de l’enseignement à distance ne cesse de s’agrandir : ne pourrait-on pas économiser sur le recrutement des enseignants en mutualisant des cours grâce au partage d’écrans ? Un enseignant qui a le pied cassé ne pourrait-il pas assurer ses cours de chez lui ? N’aurait-on pas là une réponse à la phobie scolaire de certains enfants qui pourraient ainsi rester chez eux ? Que l’on rassure celles et ceux qui y verraient un risque de dépersonnalisation, l’EdTech a pensé à tout. Ainsi, en décembre 2021, Brigitte Macron et Jean-Michel Blanquer faisaient-ils connaissance avec « Buddy », un robot de télé-éducation pour les enfants hospitalisés souhaitant suivre les cours à distance. Naturellement, les enseignants se considérant un peu plus utiles que des écrans ou des robots résistent à cette lucrative tendance. Pour transformer l’école en mode distanciel, il faudra donc transformer les pratiques professionnelles par un management musclé. Heureusement, le CNED est là pour donner l’exemple.
Le management au CNED, ça donne quoi ?
Isolés et mis sous pression, les enseignants du CNED vivent un cauchemar managérial. Marjorie nous confie que, lorsqu’elle débute sa journée de travail en s’installant devant son ordinateur, elle se connecte à l’application « copies en ligne » : « Ce matin, j’ai reçu 8 copies et je vois que j’en ai 17 à corriger ». Car Marjorie a un compteur qui défile sur son écran, avec le nombre de copies déjà corrigées et qui, au fur et à mesure, s’enrichit des « copies à corriger ». En allumant son ordinateur, elle angoisse à l’idée de voir ce compteur qui enfle plus vite qu’elle ne corrige. Corriger, c’est sa tâche principale et, pour l’exécuter, elle a un protocole à respecter scrupuleusement au travers de « fiches qualité » et sous peine de sanctions. C’est ce qui fait trembler Marjorie : « On peut me prélever une copie et vérifier si j’ai bien appliqué les consignes pour corriger… à tout moment ». À tout moment, un cadre intermédiaire peut prendre une copie, jusqu’à 10 par an, au hasard et vérifier si Marjorie à bien fait comme on lui demande. « Et si on a une croix négative dans la fiche qualité, c’est-à-dire un critère non rempli, on n’est pas renouvelé sur notre poste adapté ». C’est ce que rappelle, non sans acidité, un directeur de site lors d’une réunion de rentrée : « Pour le maintien dans un poste adapté, c’est moi qui donne un avis et qui suis le seul décisionnaire ».
Rappelons que les professeurs du CNED sont essentiellement des enseignants en postes adaptés, ne pouvant réellement reprendre une classe. On imagine alors aisément la pression qu’ils subissent sur la conformité de l’exécution de leur tâche. La terreur même se devine dans les propos recueillis en entretiens lorsque Louis ou Marjorie nous révèlent que leur travail est évalué à l’aune d’indicateurs de qualité au travers du dispositif « suivi de la qualité du travail » avec une grille qui « permet de sortir de la subjectivité ».
Dans son discours de rentrée dont nous nous sommes procuré un enregistrement, le directeur d’un site du CNED rappelle à ses équipes ses propres « objectifs cibles » chiffrés. Il précise à Louis, à Marjorie et aux collègues du CNED de leur académie que « nos usagers, nos clients, nos familles – vous les appellerez comme vous voulez – sont exigeantes ». C’est la satisfaction du client qui détermine le succès de ce site du CNED et ce matin de rentrée des classes, le directeur n’est pas avare en félicitations envers son équipe d’enseignants ayant obtenus de « bons indicateurs ». Un discours qui singe celui d’un cadre commercial à ses subordonnés ayant réussi de belles ventes. Louis, lui, ne se sent pas flatté. Il n’a pas fait carrière dans l’enseignement pour remplir des « objectifs qualité » mais pour faire progresser les élèves, veiller à leur émancipation, participer à leur épanouissement. Mais de cela, il n’a pas la mesure car son travail à distance, où il lui est interdit de rentrer en contact avec « l’apprenant », le prive d’une relation pédagogique qu’il pense justement indispensable à la réussite des élèves : « Aucune adaptation à l’enfant n’est possible dans la mesure où l’n a des corrections types ». Celles et ceux qui ont fait passer des évaluations CP ces dernières années comprennent sans doute son désarroi.
Dans son flot de félicitations, le directeur s’enorgueillit que dans son académie, « 93% des contrôles de corrections sont conformes aux exigences du CNED, ce qui montre que le travail des enseignants est important ». C’est le contrôle de qualité mis en place par le CNED qui permet de valider le système CNED, dont la qualité est aussi corrélée au « niveau de réclamation » des clients. Monsieur le directeur poursuit en comparant son site aux autres de l’hexagone : « Notre site ne représente que 4% des réclamations des 8 sites CNED de l’Académie. Bravo ! » Ça donne envie de reprendre une coupe de champagne pour fêter un taux de contrôle des copies supérieur aux attendus, un taux de réclamation qui permet d’être compétitif par rapport aux autres sites et même ne le cachons pas « un pourcentage d’utilisation de la boutique en ligne qui explose ». Que demander de plus à un manager qui aurait aussi bien pu officier chez Mac Do ou chez Apple ?
Nouveau management public et maltraitance des enseignants
Le new management public est une forme d’organisation du travail qui importe dans la fonction publique des normes issues du secteur marchand où règnent la compétitivité, la concurrence, la rentabilité. Derrière son écran, Marjorie et Louis ne comptent pas leurs heures, qui d’ailleurs ne sont ni encadrées ni bornées. Ils travaillent au rendement, à la chaîne, comme l’avait rêvé Taylor il y a un siècle. Et quand la tâche est accomplie, ils seront mis sous pression pour l’accomplir désormais dans un temps plus bref. C’est le lean-management, entériné par la réforme du CNED de 2017 et que Marjorie déplore : « On a des quotas de copies à corriger mais si on les remplit,on nous en rajoute. Par exemple, celles des collègues qui sont absents et qui ne peuvent pas les corriger. À la fin, c’est ingérable au niveau du temps ».
La qualité de leur travail n’est pas définie collectivement, à l’aune d’une culture partagée, d’un métier, mais au regard de « fiches qualité ». De véritables protocoles qu’il vaut mieux respecter si on ne veut pas se faire virer du dispositif poste adapté. C’est l’épée de Damoclès qui, au-dessus des têtes des enseignants du CNED, les force à obéir à toutes les injonctions, dévitalisant le sens de leur travail par un management brutal qui rappelle ce qui a été vécu dans d’autres services publics. Le CNED a juste un temps d’avance par rapport aux autres secteurs de l’Éducation nationale. Et comme là où le nouveau management public est déjà passé, à La Poste ou à France Télécom par exemple, cela génère tellement de souffrance. Une souffrance au carré pour les professeurs du CNED ayant déjà eu des parcours douloureux les ayant conduits à ces postes adaptés.
Voilà donc qui sont les « profs rêvés de Blanquer » : des enseignants qui ne comptent pas leurs heures, qui passent leur temps à corriger sans avoir le droit de connaître leurs élèves, obéissent aveuglément à des protocoles conçus sans eux, tremblent devant leur hiérarchie et privilégient une relation de clientèle à la pédagogie.
Mais le CNED ne se contente pas de véhiculer une image d’un métier d’enseignant, c’est toute une vision des apprentissages qui est touchée : celle d’un enseignement basé sur un profilage scientifique de l’apprenant et censé lui fournir un apprentissage sur mesure : « un assistant virtuel intelligent pour les élèves », prône le CNED. Plus efficace qu’un humain puisque basé sur des « données » objectives : « Le CNED souhaite rendre ses parcours plus modulables, plus différenciés et plus individualisés avec le double objectif de répondre au besoin d’un dispositif de continuité pédagogique efficient », peut-on lire sur leur site internet. Et un directeur de site d’aller même plus loin : « Si des professeurs des écoles n’arrivent pas à assurer l’enseignement en cas de fermeture de classe, nous, on sera en appui ». Il aurait pu ajouter que si l’Éducation nationale peinait à recruter ou n’arrivait plus à assurer un nombre suffisant d’enseignants devant élèves, l’enseignement à distance prendrait le relais. C’est d’ailleurs l’un des « axes stratégiques » du contrat de performance : « Le CNED prépare un service national de remplacement de courte durée des enseignants absents dans les collèges et lycées ».
Nous assistons à la transformation d’une institution préalablement conçue pour compenser les impossibilités de l’école publique dans des cas très spécifiques et exceptionnels, en une institution soumise aux logiques de rentabilité et mobilisée pour préparer la néolibéralisation de l’école. Un projet qui se fait en silence sur le dos des enseignants les plus fragilisés mais aussi sur celui des élèves et étudiants privés de toute relation humaine et de la sociabilité qu’apporte l’école publique.
Laurence De Cock, enseignante et chercheuse en sciences de l’éducation, et Frédéric Grimaud, enseignant et chercheur en sciences de l’éducation