« Zemmour peut créer un accident : la victoire de Le Pen »

Comment comprendre le « phénomène Zemmour » ? Que chamboule-t-il à droite ? Est-il un atout ou une contrainte pour Marine Le Pen ? Deux candidats d’extrême droite qui pèsent 30% des intentions de vote, qu’est-ce que ça dit de la France ? On a causé avec le sociologue Erwan Lecoeur.

Erwan Lecœur est sociologue, spécialiste de l’extrême droite, chercheur-associé du laboratoire PACTE.

 

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Regards. La France s’apprête à vivre une élection présidentielle avec deux candidats d’extrême droite au coude-à-coude, pesant 30% des intentions de vote. Qu’est-ce que ça dit de la politique française ?

Erwan Lecœur. Ça dit qu’il y a un déséquilibre dans l’équilibre traditionnel : le clivage gauche-droite. Il a implosé avec Emmanuel Macron, brouillant les repères. Avant, d’autres avaient déjà entamé : les écologistes, le FN. Aujourd’hui, la campagne démarre avec un trouble extrême sur cette bipolarité. Depuis plus d’un an, on nous promettait une campagne tranquille, dont le résultat semblait connu d’avance : un second tour Macron-Le Pen, Macron réélu, pas très bien, mais réélu quand même. Comme au football, « à la fin, c’est les Allemands qui gagnent ». Pour le milieu médiatique et politique, c’était dramatique, personne n’avait rien à raconter, c’était la morne plaine, la tristesse. D’où l’appétence d’une partie des médias et des politiques : il y a du neuf, c’est Zemmour.

 

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Éric Zemmour est-il comparable à Bruno Mégret ?

Oui, dans le sens où Éric Zemmour fait du Mégret : il reprend la même ligne stratégique et politique, celle de la nouvelle droite des années 70-80 – le Club de l’Horloge –, qui avait théorisé le rassemblement de la droite et l’extrême droite pour pouvoir renverser la droite centrale, libérale, sans passer pour de l’extrême droite pure. Jean-Yves Le Gallou était le conseiller principal de Mégret, il est désormais celui de Zemmour. À la différence que Zemmour a une capacité médiatique beaucoup plus forte. Il est soutenu par des forces sociales et économiques incomparables : du Figaro à CNews en passant par Valeurs actuelles (qui n’était qu’un micro journal en 2002). Zemmour est donc bien la continuation de Mégret, aidé par les cathos tradis qui ont repris du poil de la bête avec Manif pour tous – ce qui est une des grandes erreurs historiques d’une partie de la gauche morale.

Le 6 février, sur France 5, vous expliquiez l’importance de la fachosphère dans l’influence d’Éric Zemmour. Mais ne faut-il pas s’inquiéter plus du traitement médiatique qui lui est réservé ?

Bien sûr, d’autant plus que ça dépasse largement l’instrumentalisation du groupe Bolloré ou de la fachosphère. Zemmour est un phénomène médiatique devenu un phénomène politique, relayé par d’autres, par les médias et les sondeurs. Zemmour n’existerait pas sans Bolloré, mais le phénomène a largement débordé. Il y a un engouement phénoménal sur le commentaire des faits et gestes d’un personnage qui était l’un des leurs. C’est un peu le Iznogoud de la bande, le petit diable qui fait peur, qui étonne par sa capacité à créer du bad buzz. Il crée quand même le buzz quasiment chaque semaine !

« Zemmour va faire venir au vote du premier tour des gens qui ne se seraient pas déplacés : les cathos tradis, les conspirationnistes, des groupuscules d’extrême droite qui ont quitté le RN il y a des années. Si jamais Marine Le Pen réussit à être au second tour, elle pourrait bénéficier d’un électorat disponible plus important qu’aux présidentielles précédentes. »

Qu’est-ce qui différencie concrètement Éric Zemmour de Marine Le Pen ? Quelles sont leurs forces et leurs faiblesses respectives ?

La principale force de Marine Le Pen, c’est son héritage. Elle a hérité d’un parti, avec ses élus, ses militants, son argent et sa longue histoire. Elle utilise ça pour asseoir sa légitimité : pendant qu’Éric Zemmour passait à la télé, elle, elle menait le combat. Elle a prouvé sa solidité sur le long terme. Marine Le Pen, ce n’est pas un feu de paille. Avec le temps, elle a pu se recentrer pour être moins repoussoir que ne l’était son père et forger une solide image d’elle présidente de la République. Enfin, depuis une dizaine d’années, elle a travaillé cette capacité à rassembler plus large – plus de femmes, de jeunes, un électorat plus populaire, plus populiste qu’extrême droite – tout en conservant des points de repères forts. De son côté, Éric Zemmour a pour lui la rapidité de son émergence, qui lui permet de complètement se réinventer – il a même demandé qu’on oublie ses livres. Il essaye de nous raconter un nouveau Zemmour, une « chenille devenue papillon ». Le tout en étant bien aidé par une capacité médiatique et une outrance qui rappellent Donald Trump. Éric Zemmour rompt un consensus moral traditionnel. Il dit des choses absurdes mais certains prennent ça pour la vérité vraie. « Dire tout haut ce que les gens pensent tout bas », comme on disait de Jean-Marie Le Pen. Zemmour est soutenu par la grande bourgeoisie conservatrice. Comme l’ont été avant lui le général Boulanger, les antisémites des années 10-20, Poujade ou Tixier-Vignancour. Mais Zemmour ne compte pas le soutien que de cette caste de privilégiés, il a aussi les déçus de Marine Le Pen : les cathos tradis, les identitaires. Eux ont leur revanche à prendre.

S’il reste peu probable qu’Éric Zemmour soit élu président de la République en avril prochain, quel peut être néanmoins son impact sur l’élection ?

Je pense qu’Éric Zemmour ne veut même pas l’Élysée. Il est bien conscient qu’il n’en a pas les moyens. Il est plutôt dans une stratégie d’influence, une sorte de gramscisme de droite, qui entend pousser le bouchon le plus loin possible pour être culturellement incontournable à l’avenir. Zemmour est médiatique avant d’être politique. Impossible de dire aujourd’hui qui incarnera la mue politique. Pour cette présidentielle, Zemmour aura potentiellement un effet sur les scores de Marine Le Pen et de Valérie Pécresse. Il peut être un missile qui met en danger l’accession de Marine Le Pen au deuxième tour. Ça va dépendre de l’orientation qu’il va prendre dans les jours à venir : est-ce qu’il joue la carte de « la droite c’est moi » – et donc il prend sur le terrain de LR – ou alors la partition du « plus à droite que moi, le néant » – auquel cas c’est sur Marine Le Pen qu’il grignotte. En tout cas, Zemmour va faire venir au vote du premier tour des gens qui ne se seraient pas déplacés : les cathos tradis, les conspirationnistes, des groupuscules d’extrême droite qui ont quitté le RN il y a des années. Si jamais Marine Le Pen réussit à être au second tour, elle pourrait bénéficier d’un électorat disponible plus important qu’aux présidentielles précédentes. À l’inverse, Emmanuel Macron aura moins de soutien, parce que Marine Le Pen devient presque sympathique à côté d’Éric Zemmour. Un effet ciseaux qui pourrait créer un accident politique.

Comment expliquer que la porosité entre LR et Zemmour est plus importante qu’envers le RN ?

C’est la stratégie du Club de l’Horloge : il ne faut pas se dire d’extrême droite mais faire une alliance des droites. Zemmour raconte qu’il n’est pas d’extrême droite, qu’il est la « vraie droite », la droite qui s’assume. Les frontières ont été dépassées à plusieurs reprises dès les années 80. Il faut se rappeler les élections régionales de 1998. À l’époque, malgré Chirac et Bayrou, Bruno Mégret avait noué des alliances entre la droite et l’extrême droite, ce qui a conduit à un des meilleurs scores jamais atteint par le FN : 14,94% des voix. Zemmour propose une nouvelle façon de faire cette alliance, plus globale. Le challenge de Valérie Pécresse, c’est de faire vivre ensemble l’UDI et les Ciotti/Wauquiez. Mais LR est en train d’exploser, Macron leur a déjà pris les « meilleurs d’entre eux », les Juppéistes et consorts. Je pense que le clivage gauche-droite ne représente plus le champ politique français. Il y a tripartition plus évidente : une droite réactionnaire, identitaire et populiste (Zemmour, Le Pen et une partie de LR, qui représentent 30% de l’électorat) ; un centre des « gagnants de la mondialisation », les libéraux techno-gestionnaires (qui pèse 25%, mais 55-60% aux seconds tours) : la social-écologie (35% sociologiquement, 20% d’intentions de vote), qui est le groupe avec la dynamique la plus importante, mais qui n’est pas constitué, qui s’éparpille dans une multitude de candidatures, convaincues de détenir chacune la vérité.

 

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

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