La Grande Sécu : mettre fin à la rente des complémentaires santé
POST-MACRON. Le professeur André Grimaldi décortique la question incontournable de la limitation des dépenses de santé, épinglant notamment la spécificité française des mutuelles.
La santé est définie par l’OMS comme « non seulement l’absence de maladies mais un état de bien-être physique, psychologique et social ». Autrement dit : le bonheur. Définition pertinente dans la mesure où elle ne réduit pas la santé aux soins.
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La Sécurité sociale ne distinguait d’ailleurs pas à son origine l’assurance maladie des autres risques, tous incorporés dans le régime général. Mais cette définition de l’OMS peut aussi être interprétée dans le sens d’une médicalisation de la vie et par voie de conséquence d’un marché potentiellement illimité pour les prescripteurs et les industriels de la santé. De plus, les dépenses de santé ne peuvent qu’augmenter parallèlement à l’accroissement de la population, à l’allongement de la durée de vie, aux progrès biomédicaux et technologiques, auxquels il faut ajouter les effets pathogènes de l’environnement, des modes de vie et de la médecine elle-même. Dans notre pays on estime qu’indépendamment de l’inflation, les dépenses de santé augmentent de 4 à 4.5% par an, c’est-à-dire plus vite que la richesse nationale.
Une question incontournable est donc celle de la limitation des dépenses de santé qu’on appelle pudiquement « régulation ». À commencer par la suppression des dépenses injustifiées. La règle à la fois économique et éthique dans un système de soins solidaire est donc « le juste soin pour la personne au moindre coût pour la collectivité ». Outre la fraude dont sont majoritairement responsables les employeurs et les prestataires de soins, il y a trois grands domaines où des économies importantes portant sur plusieurs milliards sont théoriquement possibles :
- l’industrie des médicaments et des dispositifs médicaux dont les profits sont comparables à ceux de l’industrie du luxe ;
- les actes et les prescriptions injustifiés, soit (selon plusieurs enquêtes) entre 20 et 30%, mais la médecine libérale s’oppose à toute politique contraignante visant à améliorer la pertinence des soins ;
- les frais de gestion du système de santé – qui place la France en deuxième position des pays de l’OCDE derrière les USA grand premier. Ils représentent officiellement 6% des dépenses (le double de la moyenne des pays de l’OCDE) soit près de 17 milliards (rappelons que nous étions à la honteuse 27ème place sur 32 pays pour le salaire infirmier avant le Ségur qui nous a fait remonter à la médiocre 16ème place).
Cette part très élevée des frais de gestion dans les dépenses de santé s’explique en grande partie par la spécificité française d’une double gestion des soins, à la fois par l’assurance maladie obligatoire (la Sécu) et par les assurances complémentaires (mutuelles, instituts de prévoyance et compagnies d’assurances). En effet, à la Libération, la Fédération nationale de la mutualité s’est opposée à un remboursement à 100% par la Sécurité sociale. Bien que ses dirigeants fussent discrédités par leurs liens avec le régime de Vichy, ils obtinrent en 1946, en échange de leur ralliement à la Sécu, la gestion d’un ticket dit « modérateur » initialement fixé à 20%. Mieux, en 1947 la loi Morice intitulée « en défense des intérêts de la Mutualité » autorisa les mutuelles des fonctionnaires, comme la MGEN, à gérer l’assurance médicale obligatoire, tout en interdisant à la Sécurité sociale de créer sa propre complémentaire – à l’exception toutefois du régime Alsace-Moselle conservant cet acquis historique.
Or, en raison même de la logique de concurrence accroissant les coûts de publicité et de marketing, les frais de gestion des complémentaires ne cessent d’augmenter, dépassant les frais de gestion de la Sécu, que ceux-ci soient exprimés en pourcentage du chiffre d’affaires ou en valeur absolue. Entre 2009 et 2019, les frais de gestion de la Sécurité sociale ont baissé de 4,4% à 3,4% du chiffre d’affaires, tandis que les frais de gestion des complémentaires passaient de 16,6% à 20,3%. Ces 20,3% se décomposant en 16% pour les instituts de prévoyance, 19% pour les mutuelles et 22% pour les compagnies d’assurance qui, malgré tout, grignotent chaque année une part de marché au détriment de leurs concurrents.
En 2019, les frais de gestion des complémentaires – qui remboursent près de 13% des soins – atteignaient 7,6 milliards contre 6,9 milliards pour la Sécu – qui rembourse près de 80% des soins. Cherchez l’erreur !
« La Sécurité sociale perdant son monopôle pourrait désormais être mise en concurrence avec les assurances privées, selon le modèle Suisse très coûteux et inégalitaire. Et voilà comment, une fois de plus, une réforme d’apparence de gauche serait foncièrement de droite. »
Lors de l’élection présidentielle de 2017, François Fillon prévoyait dans son programme ultralibéral d’en finir avec cette double gestion en confiant aux complémentaires la gestion exclusive des soins courants hors hospitalisation et hors affections longues et coûteuses (ALD). Cette mesure aurait permis une économie de frais de gestion mais auraient rompu le principe d’égalité face à la maladie, puisque le panier de soins assuré par les assurances complémentaires privées varie en fonction du montant du contrat allant de « l’entrée de gamme » au « haut de gamme ». Cette séparation aurait également tourné le dos au principe de solidarité pour le financement puisqu’avec la Sécu, contrairement aux complémentaires, les plus aisés paient pour les moins aisés. De plus, cette division entre les soins courants confiés aux complémentaires et les soins « lourds » à la charge de la Sécu aurait à terme menacé la solidarité des personnes bien portantes avec les personnes ayant une maladie chronique à l’origine de plus de 60% des dépenses actuelles de la Sécurité sociale. En effet, les personnes jeunes et bien portantes n’auraient pas manqué de remettre en question leur cotisation à la Sécu au titre de la solidarité alors qu’elles ne recevraient plus d’elle le moindre remboursement de leurs frais médicaux personnels. François Fillon était soutenu par les libéraux dont le chirurgien Guy Vallancien et les prétendus économistes Frédéric Bizard et Agnès Verdier-Molinié.
Son échec a entraîné le statu quo. En 2O21, le ministre de la Santé Olivier Véran a relancé le débat en questionnant publiquement le Haut comité pour l’avenir de l’Assurance maladie (HCAAM) sur la possibilité d’une « Grande Sécu » intégrant les complémentaires avec à la clé une possible économie de plus de 7 milliards de frais de gestion inutiles. Aussitôt, on a vu monter au créneau les défenseurs, amis pas toujours désintéressés de la Mutualité, de gauche et de droite, réactivant l’antienne du risque de fonctionnarisation de la médecine. Emmanuel Macron a clos la courte séance médiatique par un « Pas de Sécu cathédrale ! », et on n’en parla plus.
Mais la question reviendra. François Hollande a d’ailleurs ouvert la voie à un changement de statut des complémentaires en imposant l’obligation de la complémentaire collective d’entreprise subventionnée pour les salariés du privé. Cette mesure imposée au bénéfice de deux millions de salariés qui n’avaient pas de mutuelle, a rompu avec la valeur « sacrée » mutualiste de la libre adhésion individuelle et, surtout, elle s’est faite au détriment des personnes hors du travail (retraités, chômeurs…) qui ont vu le montant de leur contrat individuel augmenter.
Dans le futur, un gouvernement pourrait généraliser l’obligation d’avoir une assurance santé complémentaire. Les assurances maladies privées deviendraient ainsi, selon le droit européen, des sociétés d’intérêt économique général (SIEG). La Sécu pourrait alors créer sa propre complémentaire (mesure de gauche) et en retour les complémentaires pourraient gérer par délégation l’assurance obligatoire (mesure de droite). La Sécurité sociale perdant son monopôle pourrait désormais être mise en concurrence avec les assurances privées, selon le modèle Suisse très coûteux et inégalitaire. Et voilà comment, une fois de plus, une réforme d’apparence de gauche serait foncièrement de droite. Ce n’est pas pour le moment un objectif mais seulement le rêve libéral de déconstruction des réalisations issues du programme du Conseil national de la Résistance. La dette « abyssale » de la Sécu pourrait les aider un jour à le réaliser.
André Grimaldi, professeur émérite au CHU Pitié Salpêtrière, auteur de L’hôpital nous a sauvé, sauvons l’hôpital (éditions Odile Jacob)