Le périurbain ou la banlieue à l’horizontale

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À l’automne 2015, Regards consacrait le dossier « BANLIEUES : CE QUE LES RÉVOLTES ONT CHANGÉ » à sa revue, 10 ans après les « émeutes ». En 2023, après le meurtre du jeune Nahel, la France semble rejouer inlassablement la même tragédie. Voilà pourquoi nous désarchivons, cet été, tous les articles de ce dossier brûlant d’actualité.

La notion de périurbain est le nouvel emblème de la crise sociale. En émergeant dans le débat politique, elle oppose les habitants des grands ensembles et ceux des zones pavillonnaires. Mais les spécialistes contestent la réalité de deux mondes radicalement distincts.

Avec ses petits pavillons éloignés des grandes villes, le périurbain ne cesse de voler la vedette aux banlieues. Dix ans après les révoltes qui ont enflammé un grand nombre de cités, il est devenu le nouvel emblème de la difficulté sociale. Projetée sur le devant de la scène politique et médiatique, cette France périphérique, longtemps restée dans l’ombre, aimante les candidats soucieux de s’adresser aux “invisibles” qui la peuplent. La figure du propriétaire endetté qui souffre en silence de la relégation se présente comme un miroir inversé du jeune banlieusard turbulent. Pire, certains n’hésitent pas à mettre en opposition habitants des grands ensembles issus de l’immigration et “petits blancs” du pavillonnaire – à commencer par le géographe-consultant Christophe Guilluy, dont les thèses infusent de Nicolas Sarkozy à la Gauche populaire. « Selon lui, les classes dominantes qui profitent de la mondialisation auraient noué une alliance objective avec les catégories populaires issues de l’immigration localisées dans les banlieues dont la situation serait meilleure que celle des périurbains », rappelle Joël Gombin, chercheur en science politique. 

Et si, loin de s’opposer, le périurbain et la banlieue avaient plus de points communs que ne le laissent supposer de telles analyses ? Si l’un n’allait pas sans l’autre ? Si les maisons achetées sur catalogue ressemblaient, au fond, aux “Habitations à loyer modéré” ? C’est en tout cas la thèse – stimulante en ces temps de concurrence exacerbée entre territoires – défendue par la sociologue Anne Lambert, qui a enquêté trois ans dans un lotissement de l’Isère, ainsi qu’à Cergy en région parisienne. 

PAVILLONS ET HLM : UNE PROXIMITÉ SOUS-ESTIMÉE

« Ce sont les habitants du périurbain qui parlent de “HLM à plat” dans les entretiens », précise la chercheuse qui a publié cette année Tous propriétaires ! L’envers du décor pavillonnaire (Seuil). A posteriori, les habitants se représentent ces espaces pavillonnaires comme très proches du parc HLM. Et pour cause. Derrière des formes urbaines à première vue très différentes se cache en réalité une surprenante ressemblance. « La sarcellite, c’était l’ennui mais aussi les plaques de façade qui se détachent. Dans le périurbain aussi, c’est du préfabriqué. Les ouvriers du BTP ou les immigrés qui construisent en ciment au pays ont suffisamment de compétences techniques pour savoir que les maisons qu’ils achètent sont des constructions très modestes, comme l’étaient les grands ensembles », affirme Anne Lambert. 

Mais ce n’est pas la seule similitude. Dans les années 1960, la mauvaise isolation phonique et la promiscuité envahissante forment l’envers du confort moderne offert dans les barres et les tours – luminosité, chauffage central, WC et salle de bains. Des défauts qui n’épargnent pas aujourd’hui la maison individuelle. La sociologue a ainsi pu observer que « dans les lotissements, les maisons sont parfois jumelées à un centimètre, bâties sur de petits terrains, avec des baies vitrées qui ne sont pas encore masquées par des arbres et des haies. On entend tout et on voit tout chez les voisins, on sait qui rentre et sort, qui possède quelle voiture, qui part travailler, quelles courses sont rapportées… »

Certains n’hésitent pas à mettre en opposition habitants des grands ensembles issus de l’immigration et “petits blancs” du pavillonnaire.

Last but not least, la différence entre le “petit blanc” dans son pavillon et le “beur” des cités est battue en brèche. L’idée d’un tel clivage ethnique, apparue ces dernières années notamment sous la plume de Christophe Guilluy, a été reprise dans la mouvance de la Gauche populaire par le politologue Laurent Bouvet ou encore par le conseiller régional d’Île-de-France, François Kalfon. Si Laurent Bouvet se défend d’opposer les uns aux autres dans son dernier livre, L’Insécurité culturelle, c’est pourtant un effet collatéral de la distinction faite entre un peuple autochtone vivant dans les espaces périurbains et les immigrés de banlieue. À ceux qui seraient tentés d’opposer les deux, la sociologue Anne Lambert répond : « Les familles qui s’installent dans les lotissements que j’ai étudiés ont souvent encore la moitié de leurs frères, sœurs et cousins dans les HLM. Ce sont les mêmes ! » Les nouveaux entrants ont quitté leurs proches et leurs amis pour améliorer le cadre de vie de leurs enfants, les inscrire dans de meilleures écoles, et voilà qu’ils se rendent compte que nombre de leurs voisins viennent des grands ensembles, issus comme eux de l’immigration africaine, algérienne ou marocaine. « Loin du mythe du calme et de la campagne, ils se retrouvent dans des zones denses au peuplement proche des HLM qu’ils ont quittés, à l’exception des classes populaires instables qu’ils appellent les “cas sociaux” et qui n’ont pas les moyens d’accéder à la propriété », poursuit la chercheuse. De fait, parmi ceux qui arrivent dans le périurbain des régions lyonnaise et parisienne, on retrouve beaucoup d’employés et d’ouvriers autrefois locataires en proche banlieue. 

LA COLÈRE GRONDE MAIS N’ÉCLATE PAS

Alors, HLM et pavillons, même combat ? Tout dépend. Car le modèle du couple actif avec deux voitures recouvre des situations sociales incomparables. « Il y a pavillon et pavillon ! », relativise en effet le géographe Jean Rivière qui a travaillé sur une commune au nord de Caen ayant accueilli pendant longtemps quatre-vingts médecins pour deux mille habitants. Il pointe l’existence d’un périurbain plus bourgeois : « Certaines familles vivent dans de parfaits lotissements avec maisons d’architecte de cent-cinquante mètres carrés, semblables à celles des middle-class américaines, et d’autres dans de petites maisons mitoyennes ». 

Cependant, lui aussi reconnaît un « effet de trajectoire » de la banlieue vers certains territoires périurbains : « Pour partie, les habitants des espaces les plus éloignés des villes-centre vivaient auparavant dans les quartiers populaires de grands ensembles. Ils ont pu accéder à la propriété à la faveur de toute une série d’aides ». Et au prix de sacrifices quotidiens, en raison du coût de la vie souvent sous-estimé et de difficultés qui s’accumulent, la crise aidant. Les familles calibrent bien l’emprunt bancaire en fonction de ce qu’elles peuvent rembourser, mais elles oublient d’anticiper les frais de carburant conséquents, l’achat d’une deuxième voiture ou les coûts de réparation, la perte d’un des deux emplois… « Les habitants des banlieues de tradition communiste bénéficient de politiques de redistribution sociale, de l’argent public a été investi dans les politiques de rénovation urbaine. Dans le périurbain, les élus sont très peu politisés, ils n’ont pas accès aux subventions d’État, ce qui pèse sur le budget des ménages. À l’école, par exemple, ils ont moins de subventions pour la cantine », explique Anne Lambert.

« Il ne faut pas instaurer de hiérarchie entre ces deux territoires, mais plutôt les penser ensemble. »

Jean Rivière, géographe

Entre des conditions de vie finalement proches de celles qu’ils ont quittées et leur rêve qui s’effrite devant la réalité, les ingrédients d’une colère sociale sont réunis. Et pourtant, elle n’éclate pas. C’est plutôt une colère rentrée et amère qui mine de l’intérieur des habitants inhibés par les dettes et les responsabilités familiales. Premier frein, le crédit. Quand il faut rembourser à la banque une part importante des revenus du ménage, difficile de perdre des jours de travail dans une grève. En Second lieu, l’âge. « Plus les gens sont modestes, plus ils accèdent tard à la propriété. Ils ont des enfants qui en général ne sont pas encore en âge de se révolter », avance Anne Lambert. Sans compter un éclatement qui, pour cette sociologue, ne favorise pas la constitution d’un collectif : « Les familles africaines qui constituent les nouveaux entrants arrivent dans des communes où elles sont minoritaires. Cette mixité ne leur permet pas de se rassembler facilement ». 

PAS LE FIEF DU FN

Quoi qu’il en soit, plusieurs analystes politiques voient dans la montée d’un vote FN périurbain l’expression d’un repli sur soi, voire d’un sentiment d’insécurité culturelle. Les travaux, pourtant très différents, des géographes Jacques Lévy puis Christophe Guilluy vont dans ce sens. « Jacques Lévy est le premier à avoir levé le lièvre. En 2002, il publie un article dans Libération qui a un écho assez rapide. Quant à Guilluy, il a bénéficié d’un bon plan presse et d’une écriture assez accessible en dehors des cercles académiques », rappelle Joël Gombin, chercheur en science politique. À partir du milieu des années 2000, les médias s’emparent de cette thématique du vote FN dans le périurbain après l’avoir prêté, dans les années 1990, aux banlieues. 

L’amertume des habitants du périurbain trouverait-elle sa traduction dans un vote en faveur du parti d’extrême droite ? Rien n’est moins sûr. D’après Anne Lambert, « le ressentiment que traduit ce vote – qui par ailleurs n’est pas un vote majoritaire, même si c’est celui qui progresse le plus – est plutôt le fait des vieux qui étaient déjà sur place ». Et en particulier des anciens villageois qui voient changer l’environnement autrefois rural dans lequel ils ont grandi. « Les entrants, eux, sont déçus mais leur vote reste ancré à gauche », précise-t-elle. Reste que selon Joël Gombin, « les conflits de classe traditionnels, avec à gauche les classes populaires salariées et à droite les indépendants, résistent mieux en ville que dans le périurbain. Ce qui joue plutôt en défaveur de la gauche dans ces territoires ». 

Derrière la partie émergée de l’iceberg, se cache en tout cas une absence d’homogénéité dans les choix politiques des résidents du périurbain. Du coup, face à la diversité des périphéries urbaines, la tentation d’ajuster la réponse politique au cliché d’un peuple de “petits blancs” en proie à un sentiment d’insécurité culturelle ressemble à une fausse piste. Et introduisant de la division entre catégories populaires, elle laisse dans l’ombre ce qui rapproche les banlieues et le périurbain. Cette complicité pourrait pourtant servir de boussole à gauche : « Il ne faut pas instaurer de hiérarchie entre ces deux territoires, avance le sociologue Jean Rivière, mais plutôt les penser ensemble. »

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