
L’élection de Donald Trump rabat les cartes du conflit russo-ukrainien. Face aux va-t-en-guerre et aux lâches, Roger Martelli rappelle les bases les plus élémentaires et prône la force du droit.
Emmanuel Macron, en chef de guerre, nous a donné notre feuille de route. Nous avons changé d’époque, le temps est au heurt des puissances, l’angélisme n’est plus de saison. Il faut s’y résoudre, en tirer toutes les conséquences, renforcer notre défense et, pour cela, continuer et accentuer l’effort entamé en 2017. Le propos est cohérent. Mais il laisse de côté trop de paramètres et contourne trop de risques pour pouvoir être accepté.
Ce qui devrait aller de soi
1. Abandonner l’Ukraine ne nous fait pas aller vers la paix : pour reprendre l’expression de Churchill, c’est simplement ajouter le déshonneur à la guerre. Le revirement américain est en lui-même une faute morale. De plus, la complaisance à l’égard de Poutine ajoute à la forfaiture un risque stratégique majeur.
2. Entériner l’occupation russe de territoires ukrainiens reviendrait à tourner le dos au droit international. Les frontières sont certes le produit de l’histoire et aucune n’est intangible. Mais c’est le droit international et lui seul qui sanctionne leur tracé et qui interdit le recours à la force pour les modifier. Aucune violation de ce principe ne peut être retenue comme base de quelque négociation que ce soit.
3. Dès l’instant où, dans une situation de guerre, l’abandon d’une alliance par un de ses membres crée un état de déséquilibre, les autres partenaires ont le droit – et éventuellement le devoir – de compenser les manques qui en découlent. La plupart des États ne pouvant assumer à eux seuls la charge de cette compensation, c’est dans leur mise en commun que se trouve la solution.
Tout cela devrait relever d’un consensus démocratique. Il n’est pas suffisant.
Ce dont il faut prendre la mesure
Conjoncturellement, une augmentation des dépenses militaires n’a rien de choquant en soi. En 1936, il aurait fallu débloquer des moyens pour envoyer plus d’avions et de canons au gouvernement espagnol légitime qui luttait contre les rebelles franquistes et leurs alliés fascistes européens.
1. Le problème est que le conflit russo-ukrainien n’est d’ores et déjà pas cantonné à l’Europe. Il se déploie dans un monde où la conflictualité s’étend, entre les États et à l’intérieur des États. C’est donc à l’échelle mondiale que s’inscrit la hausse des dépenses d’armement. Les sommes en jeu sont considérables : plus de 2400 milliards de dollars, 2,4% de la richesse mondiale et une hausse déjà de 7% entre 2022 et 2023.
Nous sommes donc au cœur d’un processus dominé par la logique « action-réaction ». Les États-Unis ont été jusqu’à ce jour les plus grands dépensiers de l’Otan et prévoient de dépenser de plus en plus. Mais les Européens suivent le mouvement et vont l’accélérer, avec ou sans les USA. La Chine se place ouvertement dans l’hypothèse d’un conflit avec les États-Unis. Mais la hausse de ses dépenses militaires pousse ses voisins à faire de même, Inde comme Japon. Et ne parlons pas du Moyen-Orient, où s’accumulent partout les arsenaux et que s’intensifie leur usage.
Dépenses militaires en 2023 (en milliards de dollars) | |
Monde | 2 386 |
États-Unis | 916 |
Asie de l’Est et Pacifique | 488 |
Union européenne | 312 |
Chine | 296 |
Fédération de Russie | 109 |
Monde arabe | 126 |
Asie du Sud | 97 |
Inde | 83 |
France | 61 |
Puisque l’air du temps est au surarmement, il faudrait s’y couler. Le choix a l’apparence du réalisme ; le poursuivre sans limites risque d’être une folie.
2. À cela s’ajoute la logique du dispositif global prévu par Macron à ce jour : une intériorisation de la logique de l’affrontement, une économie tournée vers la guerre et une mobilisation de l’opinion autour de la stigmatisation de l’ennemi et de ses alliés, extérieurs ou intérieurs. Une diplomatie, une économie et un esprit public tourné vers la guerre… À l’intérieur, la logique serait celle du sacrifice et de la vigilance. Or, elle peut nourrir avant tout la déraison cocardière et le ressentiment : autant d’éléments qui sont au cœur même de l’ascension de Poutine, de Trump et de l’extrême-droite européenne.
3. Au temps de la guerre froide, le monde a été, à deux reprises au moins (1951 et 1962), à deux doigts du conflit nucléaire soviéto-américain. Chaque fois et dans chaque « camp », les plus belliqueux n’ont pas été écoutés. Il est vrai que le conflit reposait officiellement sur l’opposition entre deux grandes manières de penser la dynamique des sociétés. Au bout du compte, des deux côtés où l’on tablait pourtant sur la déroute complète de l’adversaire, la raison – les risques trop grands du conflit nucléaire – l’a emporté sur l’engrenage de la force.
Mais quand la logique de puissance est en elle-même le moteur du conflit, où se trouve la garantie que le face-à-face ne débouchera pas sur le pire ? À plusieurs égards, nous sommes plus près de 1914 que de 1962. En effet, à cette époque, une majorité de personnes, incluant les élites, ne souhaitaient pas la guerre, mais, en définitive, ce sont les partisans de celle-ci qui l’ont imposée. On sait quel en fut le prix… Or, où sont les garde-fous si l’on pense, comme cela semble le cas aujourd’hui, que l’extension de la puissance est la seule garantie de la survie ?
Le droit contre la force
Il n’est pas vrai que, pour gagner la paix, il faille se préparer à la guerre. Une diplomatie, une économie et un esprit public qui intériorisent la possibilité de la guerre conduisent à la guerre. Quant à la surenchère du surarmement, nous avons expérimenté en Europe ses conséquences inéluctables : à force d’accumuler des moyens de détruire, on finit par céder à la tentation d’en faire usage. La puissance défensive se transforme dès lors bien vite en puissance offensive. Or, au jeu du « qui est le plus fort ? », il n’y aura pas demain de véritable gagnant.
1. Notre économie doit faire face à la situation nouvelle d’une guerre de plus en plus prégnante et proche de notre espace européen. Mais nous ne devrions pas pour autant nous projeter dans la perspective d’une économie de guerre. Trop coûteuse et trop dangereuse, surtout d’un point de vue démocratique… Mieux vaut donc partir de l’idée que la dépense d’armement ne doit surtout pas relever d’une croissance exponentielle et que, dans un cadre mesuré, la justice est et sera primordiale dans la répartition des efforts nécessaires. La primauté du développement des capacités humaines, l’attention à la valorisation du monde du travail, le souci de la redistribution et de la protection des plus fragiles et le respect des équilibres écologiques doivent rester des préoccupations structurantes à tous les niveaux.
Ce que devrait faire l’Europe n’est pas d’étaler sa force de frappe, mais de rassembler tout ce qui s’oppose à la logique de domination, de prédation et de guerre. Le plus propulsif n’est pas de montrer que l’on peut détruire, mais de s’appuyer sur ce qu’il y a de plus attractif dans une histoire européenne : le sens de l’égalité, la passion populaire de la liberté, la supériorité du pari démocratique.
Limiter les dépendances inutiles, privilégier les circuits courts, relocaliser tout ce qui peut l’être pour réindustrialiser : autant de pistes à suivre, à condition toutefois que cela ne pénalise pas les plus faibles. L’autonomie ne contredit pas la réalité irréversible des interdépendances. Elle n’implique pas le refus de l’échange égal avec tous et de la solidarité envers ceux, surtout au Sud, que l’appât du gain et la soif de puissance ont écartés de l’accès aux biens communs.
2. Pour éviter la guerre potentiellement universelle, le plus efficace est d’écarter collectivement et pacifiquement tout ce qui produit la propension à la guerre. Le problème est que nous ne sommes jamais sortis de la culture des blocs. Nous avons connu avant-hier l’affrontement de l’Est et de l’Ouest, hier le « choc des civilisations », aujourd’hui le face-à-face du « Nord global » et du « Sud global ». Ces grands clivages n’ont pas été ou ne sont pas sans raison, conflits de modèles sociaux ou luttes d’intérêts. Mais leur moteur a toujours été d’abord dans le rejet sans nuance de l’autre camp, ne laissant d’issue que dans la déroute d’un des protagonistes.
La première mesure pour empêcher les engrenages bellicistes n’est pas de s’armer, mais de renoncer à la culture des camps et à la kyrielle des conflits qu’elle légitime. Nous devrions savoir depuis longtemps qu’il n’y a pas plus de Nord global que de Sud global, que l’on trouve au contraire des « Nords » et des « Suds », du Nord dans le Sud et du Sud dans le Nord. Ajoutons que la démesure trumpienne est en passe de redistribuer toutes les cartes, en brouillant le dessin des alliances et en désarçonnant les alliés d’hier. On peut donc trouver plus efficace que le prolongement d’une logique de camp : l’utilisation des failles qui défont les blocs, qui nourrissent le désir d’entente et qui fragilisent l’arrogance et le sentiment d’impunité des puissants.
3. Dans le Sud, où les comptes à régler ne manquent pas avec « l’Occident », tous ne sont pas convaincus pour autant que la seule solution est la course à l’armement, dont on sait qu’elle épuisa naguère l’Union soviétique. Dans le cadre hélas affaibli de l’ONU, des institutions internationales – par exemple, le Programme des nations unies pour le développement – tracent régulièrement d’autres pistes que celles de l’accumulation inégale des richesses et la realpolitik des rapports de force. Partout, les sociétés civiles agissent autour de valeurs d’égalité, de solidarité, de partage, d’esprit public et donc de paix, loin de la concurrence et de la surenchère belliciste.
L’Espagnol Sanchez, le Sud-africain Ramaphosa et le Brésilien Lula viennent de lancer un appel à utiliser les ressources du multilatéralisme pour « réparer notre monde cassé » et faire face aux « inégalités croissantes, changement climatique et déficit de financement du développement durable ». La conjonction de leurs signatures est une chance. Allons-nous enfin nous appuyer sur tous ces éléments, ou préférons-nous compter uniquement sur nos propres ressources ?
4. L’Europe peut donc se poser la question de la qualité et de la quantité de son effort de défense, quand se referme le parapluie américain. Mais son objectif ne peut en aucun cas être de participer à un supposé équilibre des puissances, qui n’est rien d’autre qu’une surenchère interminable afin qu’une puissance l’emporte sur toutes les autres. Devenir plus forte que la Russie ? L’Europe l’est déjà : et alors ? Et si la Russie se met à jouer avec les États-Unis ? Et que faire face à la Chine, d’ores et déjà potentiellement dotée des moyens de la domination qui firent autrefois de l’Europe le centre du monde ?
Ce que devrait faire l’Europe n’est pas d’étaler sa force de frappe, mais de rassembler tout ce qui s’oppose à la logique de domination, de prédation et de guerre. Le plus propulsif n’est pas de montrer que l’on peut détruire, mais de s’appuyer sur ce qu’il y a de plus attractif dans une histoire européenne par ailleurs bien contradictoire : le sens de l’égalité, la passion populaire de la liberté, la supériorité du pari démocratique.
Comment alors ne pas voir que ce qui contredit tout cela n’est pas en dehors de nous, mais en nous, que, pour être crédible dans le monde, il faut savoir balayer devant sa porte ? L’esprit de prédation, de lucre, de refus et de mépris de l’autre n’est pas l’apanage de l’autre « camp ». Il est chez nous, dans le culte de l’argent-roi, l’exaltation de la force, le repli nationaliste, le recul des libertés, l’épuisement des mécanismes de redistribution.
5. La Russie a décidé de jouer le rôle de l’agresseur et il n’y a pas d’autre solution que de construire mondialement un consensus pour condamner tout acte qui contredit les règles du droit international, et cela sans exception aucune. Le bon sens oblige toutefois à ne pas ignorer que l’abaissement de la Russie n’a fait que renforcer là-bas le sale travail de ses propres va-t-en-guerre. Peut-être a-t-on eu le tort de s’accoutumer à l’idée que, la Russie étant dans le rôle de l’agresseur, la seule solution pour la châtier était la solution militaire. On n’a pas vu alors qu’il n’est pas si simple de battre militairement une puissance installée. On n’a surtout pas vu qu’en s’enfermant dans une logique « occidentale », on créait les conditions, au bénéfice de l’agresseur, d’une approbation ou d’une complaisance discrète de la part de ceux qui, depuis trop longtemps, se sentent les victimes de l’arrogance dudit « Occident ».
6. La France est devenue une puissance moyenne qui ne peut, à elle seule, influer positivement sur la marche du monde. Mais elle ne manque pas de ressources, matérielles et morales, pour jouer un rôle avec d’autres. Elle s’est appuyée autrefois sur l’exploitation d’un vaste empire colonial. Ce temps est heureusement forclos.
Elle peut toutefois rester un acteur majeur, à la seule condition de travailler simultanément dans trois directions : la mobilisation de ses ressources propres (la diversité des individus qui résident sur son territoire, la part démocratique et populaire de son histoire, l’expérience d’un État régulateur, l’esprit public) ; la transformation démocratique en profondeur du cadre européen ; enfin, le travail patient pour faire des interdépendances planétaires un sujet de construction démocratique universellement partagé et pas la chasse gardée des marchands, des puissants et des technocrates.
La France pourrait être un intermédiaire pour rassembler, dans une visée pacifique commune, tout ce qui contredit la logique de la guerre, en Europe et ailleurs. Elle n’a pas besoin pour cela de raviver les patriotismes cocardiers ou de verser dans l’exaltation de l’Europe telle qu’elle est. Elle doit assumer en même temps son souci de rester une nation, son désir de faire réellement de l’Europe un espace d’avancée sociale et de citoyenneté et sa conviction que le monde est le lieu fragile où se joue désormais notre communauté de destin. « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène », écrivait Jaurès en 1911. Aujourd’hui, alors que le monde ne relève plus seulement de « l’inter-nations », c’est l’interpénétration du mondialisme et du patriotisme qui est la clé de notre destin.
Au fond, tout cela devrait nous convaincre que l’essentiel n’est pas de décider si nous devons être capables de nous défendre, mais de préciser pour quoi nous le faisons, comment et jusqu’où ?