Face à l’ombre du pogrom ordinaire

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Lors des émeutes racistes anglaises d’août 2024, la violence et la haine se sont affichées comme un ciment familial et communautaire. Comme une évidence partagée. Cette tentation du pogrom ordinaire éclaire la centralité du racisme dans l’enracinement culturel de l’extrême droite, en France comme en Angleterre. Elle nous met en demeure d’incarner une autre conception de la communauté nationale.

Dimanche 4 août, Middlesbough, Angleterre. Megan, 24 ans, et sa mère Amanta, 52 ans, promènent leur chien. Elles rejoignent un groupe qui s’en est pris à une voiture. Megan saute sur le toit tandis que sa mère arrache le rétroviseur. Au même moment, son compagnon, Jack, 23 ans, met en place un barrage filtrant : « Are you white ? Are you English ? »1 est le sésame exigé. Véhicules, maisons et commerces sont vandalisés et incendiés. On ne sait pas ce qu’a fait le chien.


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Telle est la banalité du déchaînement de haine qui a déferlé durant sept jours après le drame sanglant de Southport le 29 juillet. Dans un atelier de danse, trois petites filles de six à neuf ans sont tuées au couteau et huit blessées par Alex, un adolescent britannique né à Cardiff en 2006, dans une famille chrétienne militante.

La toile brune s’enflamme. Les fake news tourbillonnent. Le meurtrier, dont l’identité a été protégée comme pour tout mineur, devient un « immigrant illégal » musulman. Le 30 juillet, la mosquée de Southport est attaquée, vraisemblablement par des militants de l’English Defense League. Un fourgon policier est incendié.

Le lendemain d’autres militants affrontent la police à proximité de Downing Street. Le 1 août, la violence déborde dans d’autres villes : Hartepool, Manchester et Aldershot. Dans cette dernière ville un hôtel hébergeant des migrants est pris d’assaut.

30 juillet

31 juillet

  • Londres : affrontements près de Downing Street

1 août

2 août

3 août

4 août

5 août

Trois mosquées ont été prises d’assaut ainsi que six hôtels accueillant des réfugiés. La révélation de la vraie identité du meurtrier par les autorités qui pensaient arrêter l’incendie n’a eu aucun effet. Les parents d’Axel Muganwa Rudakubana sont des réfugiés rwandais. Bref, il est noir.

Le seul barrage efficace contre la haine ne fut ni la répression policière et judiciaire ni la dénonciation des fake news, mais la mobilisation antiraciste dans la rue. La puissance de cette dernière le 6 août a mis un terme brusque à la marée brune.

La peur du petit nombre ?

Cette violence collective décomplexée n’a heureusement pas fait de victimes graves. Mais la tentation du pogrom est bien là. Au-delà des slogans soufflés par les groupuscules d’extrême droite, les foules ont manifesté physiquement leur désir de voir disparaitre l’intru dont la présence met en péril la communauté.

L’histoire est ancienne, vieille comme les persécutions expiatoires de masse, celle des juifs et des chrétiens dans la Rome antique, celle des juifs massacrés lors de Grande peste noire à partir de 1347 dans une flambée européenne d’antisémitisme.

L’histoire est récente. Dès 2007, dans Géographie de la colère2, Arjun Appadurai analysait une « peur des petits nombres pour des nations ou des communautés perdues dans la globalisation ». Saluons la perspicacité de l’anthropologue qui faisait de cette violence identitaire une des caractéristiques de l’époque. Ces deux dernières décennies ne l’ont pas démenti.

La rupture sanglante de la communauté humaine est toujours tragique. Elle présente ces dernières décennies de nouveaux visages toujours ancrés dans un conflit, une révolte, une souffrance voire un projet étatique.

© Alain Bertho

L’Asie est particulièrement touchée. Des soulèvements anticoloniaux y ont commencé par des massacres. En mars 2008, les émeutes à Lhassa tournent au pogrom antichinois. Le 5 juillet 2009, face à l’ethnocide programmé par Pékin, les manifestants ouighours d’Urumqi attaquent les Hans (chinois) à l’arme blanche. En Inde, le pouvoir Narendra Modi, nationaliste hindouiste violente, attise les affrontements communautaires, les « communal riots« , où hindous, musulmans et chrétiens s’affrontent à tour de rôle. Les 200 000 000 de musulman.ne.s dont il veut faire des sous citoyen.ne.s sont particulièrement visé.e.s. Lors d’une révision constitutionnelle allant dans ce sens en février 2020, les musulmanes et musulmans de Delhi ont été les cibles de pogroms sanglants.

En Afrique, les conséquences du réchauffement climatique et l’avancée du désert créent des concurrences de territoire. La zone sahélienne est devenue, dans l’indifférence générale, le champ de bataille endémique des éleveurs nomades (le plus souvent musulmans) et des agriculteurs sédentaires (souvent chrétiens au Nigeria).

De Crépol à Dublin : un passage à l’acte

Statistiquement, l’Europe est moins touchée que l’Afrique ou l’Asie. Elle l’est de façon singulière. L’intru y a le visage de la pauvreté du mode menaçant des classes populaires déclassées. La peur de l’immigré y a été travaillée de longue date par des pouvoirs néolibéraux en mal de bouc émissaire, puisant allégrement dans la logomachie d’extrême droite.

Nous ne reviendrons par sur la genèse d’une offensive politico-culturelle déjà largement analysée. Les émeutes anglaises nous révèlent autre chose : le passage de la thématique électoraliste à un passage à l’acte populaire. Les apprentis sorciers néolibéraux ont produit un monstre qu’il va être long et compliqué à combattre.

Nous avions déjà eu quelques alertes en novembre 2023.

D’abord dans la Drome, après le meurtre de Thomas à Crépol le 19 novembre. La mobilisation de l’extrême droite et des groupes identitaires conduit le 25 novembre à une « expédition punitive » raciste et islamophobe dans le quartier de la Monnaie à Romans sur Isère. Entre temps, le 23, à Dublin, un homme attaque au couteau un groupe de jeunes enfants près d’une école. Ce dernier, anglais par naturalisation depuis 20 ans est d’origine algérienne. La toile brune en fait immédiatement un immigré clandestin. Le soir même, un rassemblement sur les lieux de l’agression tourne à l’émeute.

L’obsession médiatique et politique, en Irlande en 2023 comme en Angleterre en 2024 sur le rôle des réseaux sociaux et des fakes news permet de ne pas poser le vrai problème. Si le meurtrier de Southport ou l’agresseur de Dublin avaient été réellement des sans papier nouvellement arrivés, cela aurait-il absout la violence raciste ?

Peu importe l’étincelle qui met le feu à la plaine. La question pertinente est celle de l’inflammabilité de celle-ci. L’étincelle nous révèle la profondeur du racisme consensuel qui se montre alors au grand jour. Elle accélère le passage à l’acte. Elle est une occasion pas une cause.

L’extrême droite ordinaire

À Crépol, le commando était organisé et masqué. À Dublin, l’explosion fut localisée et sans lendemain. En Angleterre, un seuil décisif est franchi : la violence est virale et extensive. Au côté des militants d’extrême droite reconnaissables à leurs cagoules, les émeutiers et émeutières ordinaires y opèrent à visage découvert, le plus souvent en plein jour. L’un d’eux a même été identifié à Hartlepool car il portait un t-shirt à son nom !

Le profil de nombre de personnes arrêtées nous est livré par la presse et notamment par la BBC (sur 470 personnes). Il n’y a pas d’âge pour la tentation du pogrom. Arrêté à Middlesbrough, le plus jeune a 11 onze ans. Arrêté à Liverpool, le plus âgé a 69 ans. À l’instar de Megan, Amanta et Jack, c’est une activité familiale. Deux frères de 37 et 34 ans, à l’avant-garde de l’assaut contre l’hôtel de demandeurs d’asile, sont arrêtés à Rotherham. Un couple qui venait de jouer au bingo comparait devant le tribunal de Liverpool. Le passage à l’acte apparaît comme une évidence collective, familiale, amicale, bref une évidence communautaire.

© Alain Bertho

Au total, 25 villes ont été touchées, dont 24 en Angleterre. Elles sont de toutes tailles mais ont en commun une longue histoire industrielle et/ou portuaire. Dans ces classes populaires déclassées, méprisées, électrices de Reform UK de Farage dont le succès électoral a été masqué par le système anglais du vote uninominal à un tour, la haine raciste est devenue un lien. Ce lien communautaire et de voisinage, dessine aussi l’hégémonie rampante d’un sentiment national agressif et intolérant.

Le creuset français

Toute ressemblance avec la situation française n’est pas que pure coïncidence. La même hégémonie rampante est palpable dans les villes et les quartiers où le RN règne électoralement sans partage, où la salle du bar est dominée par CNEWS sur écran géant, où l’on communie dans la tendresse politique pour « Marine », où on espère le grand ménage. Les oublié.e.s de la solidarité publique s’y construisent une contre solidarité du ressentiment, en recherche éperdue de communauté.

À Crépol au second tour des élections de 2024, le RN l’emporte au bénéfice d’une triangulaire avec 48,45% des voix. Mais dans le Nord, il dépasse 65% dans 24 communes et même 70% dans deux comme dans trois commune du Vartrois autres en Normandie. Dans la cinquième circonscription du Gard où le sortant Michel Sala a été battu par un parachuté soutenu par le RN, à Lanuéjols, village de 339 habitants au cœur des Cévennes, le score monte à 74%.

Une sorte d’archipel relie des abandonné.e.s de la désindustrialisation, des abandonné.e.s des services publics, des communautés populaires déstabilisées dans la recherche d’une fierté commune. Les chemins sociaux de cette dérive politique sont subsumés par un ciment subjectif : le racisme, la persécution du plus dominé que soi, la haine de l’autre comme danger pour ce réconfort de l’entre soi. Comme le montre Félicien Fleury dans Des électeurs ordinaires, enquête sur la normalisation de l’extrême droitele racisme est au cœur du vote RN, il fait culture car il est une arme subjective contre le sentiment de déclassement.

Il doit être combattu en tant que tel. En Angleterre la mobilisation anti raciste dans la rue a plus fait pour arrêter l’incendie que la répression ou les promesses du gouvernement travailliste de lutter encore plus contre l’immigration. Sur ce terrain, les concessions des pouvoirs et des partis ont montré depuis des décennies qu’elles ne faisaient que renforcer la conviction de celles et ceux qui trouveront toujours que ce n’est pas assez. La persécution politique ou étatique de l’immigré n’apaisera jamais la soif de domination du plus faible et d’éradication de l’autre. Celles et ceux qui, avec Sarah Wagenknecht en Allemagne, pensent pouvoir régénérer la gauche en cédant sur ce point ne font que perdre leur boussole. D’autres, en France, les ont précédé.e.s sur le terrain de l’islamophobie.

À 50 km de Lanuéjols, dans la ville autrefois ouvrière du Vigan, sous- préfecture de 4000 habitants à l’immigration ancienne, le NFP l’emporte avec 66%. À Saint-Denis, ancien bastion rouge et aujourd’hui une des trois villes les plus pauvres de France métropolitaine, le NFP (PCF et LFI) emporte les trois quarts des voix dès le premier tour. Ici d’autres principes de solidarité ont su se réinventer.

Faire communauté

« Il faut aller parler aux électrices et aux électeurs du RN », devient l’antienne de la gauche le plus consciente et la plus courageuse. Car il faut du courage pour aller affronter ces ilots d’unanimisme convaincu. Mais pour leur dire quoi ? Les arguments rationnels, sur le programme, sur la véritable nature du RN comme les arguments moraux n’entament pas facilement un racisme qui fait communauté.

Car telle est bien la question : comment répondre au besoin criant de communauté populaire devant les dangers de l’avenir et dans les souffrances du présent ? Il n’est pas une mobilisation de masse en France qui ne mette cette question au cœur de ses pratiques, pas de mobilisation nationale qui ne porte une figure possible de la communauté nationale.

Le drapeau des gilets jaunes était le drapeau tricolore, une bonne partie de leur répertoire était issu des stades de football. Beaucoup n’ont vu que cela. Mais quand le 6 décembre 2018, 153 lycéens interpellés à Mantes-la-Jolie sont filmés par les forces de l’ordre à genoux les mains sur la tête, à Thionville, Besançon, Orléans et Paris , des manifestants gilets jaunes s’agenouillent devant les CRS et mettent les mains sur la tête. La confrontation commune à la violence policière déverrouille les préventions racistes. Le geste est plus fort que tous les slogans. Le lien fait politique et ouvre un possible que bien peu ont saisi.

Ken Loach, dans « The Old Oak », nous propose un possible dans la confrontation commune à la précarité alimentaire. L’arrivée de familles réfugiées syriennes dans un bourg d’anciens mineurs dont la dignité et la vie ont été dévastées crée d’abord des tension racistes. Elles sont surmontées dans l’,émergence d’un projet commun de cantine populaire qui profite à toutes et tous. Les oublié.e.s du néolibéralisme y retrouvent une fierté perdue. Ils retrouvent une communauté dans l’empathie et l’entraide et non dans le ressentiment.

Ce film n’est-il qu’une fable ? Combien de situations locales en font aujourd’hui vivre les principes ? Il s’agit bien d’un autre archipel, alternatif à celui de la haine. Mais alors que l’archipel de la haine trouve son incarnation dans le projet du RN en France ou celui de Reform UK en Angleterre, la gauche partisane est-elle en capacité d’en faire de même avec l’archipel des solidarités ? en a-t-elle seulement la volonté ?

Les manifestations antiracistes en Angleterre ont donné une visibilité et une légitimité à une autre conception de la communauté nationale que le Parti travailliste nouvellement au pouvoir est incapable d’assumer. Bien peu en France ont compris, à l’instar de Raphael Arnault, que cette mobilisation nous concernait aussi, eut égard à la faiblesse des réactions qui ont suivi non seulement le raid de Saint-Romans sur Isère mais aussi d’autres passages à l’acte comme l’incendie du domicile du maire de Saint-Brévin.

Les points aveugles de la gauche française ?

Les émeutes racistes et islamophobes anglaises mettent en lumière deux angles morts de la gauche française à l’heure où le racisme d’État va être le pont idéologique entre le gouvernement Barnier et les parlementaires RN. D’une part l’antiracisme historique à bien du mal à se hisser au niveau des enjeux contemporains que sont la haine de l’immigré et l’islamophobie. D’autre part le rétrécissement des stratégies partisanes sur les champs électoraux et parlementaires laisse de côté ce besoin urgent de « faire peuple » qui cimente les communautés humaines ou donne de l’élan politique à des mobilisations populaires.

Une partie de cette gauche, engluée dans un laïcisme « républicain » et islamophobe n’a pas les idées très claires sur ces enjeux. L’obsession anti-« communautaire » rend aveugle aux dangers immédiats, concrets et politiques de la légitimation d’un communautarisme blanc. Même si ce « républicanisme » n’a pas contaminé toute la gauche, il plombe voire stigmatise toute réflexion collective sur ce qui fait communauté nationale, sur la nécessité d’une égalité qui ne soit pas une incantation, sur des principes partagés de vie commune. 

Les partis construisent des programmes, parfois des projets autour desquels ils entendent rassembler. Un peuple a besoin d’une politique qui incarne son propre rassemblement, son propre cheminement solidaire. Ce n’est qu’ainsi que nous ferons reculer l’ombre du fascisme ordinaire.

La volonté et la joie de « faire corps commun » dans la mobilisation contre la réforme des retraites était d’une force rare. Cette puissance encore en friche a ressurgi au soir du premier tour des législatives, a imposé l’unité politique à gauche et assuré un élan électoral inespéré face au rassemblement National.

Inespéré pour qui ? Inespéré à qui n’avait pas vu cette aspiration à faire peuple au-delà de la mobilisation sociale. Inespéré aux yeux de partis trop habitués à ne voir en dehors d’eux que des électorats, des manifestant.e.s, des organisations sociales mais jamais la force d’un peuple politique en construction.

Face au néolibéralisme autoritaire qui avoue aujourd’hui sa haine de la démocratie et de l’égalité, face aux défis climatiques, il s’agit moins ici « d’offrir un autre modèle social » que d’incarner la communauté nationale de solidarité qui donne un sens à des résistances et à des colères.


  1. Êtes-vous blanc ? Êtes-vous Anglais ? ↩︎
  2. Fear of small numbers est le titre original de son livre. ↩︎

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