Drame d’Annecy : stop au déferlement xénophobe
À peine l’attaque au couteau était-elle médiatisée que les politiques de droite se sont livrées à leur exercice préféré : jouer les charognards pour parler immigration. Entre indécence et fake news.
L’effroi. La France entière l’a ressenti devant cette attaque ignoble d’un homme ayant agressé au couteau des bébés sur une aire de jeu à Annecy. Se représenter un tel acte est tout simplement insoutenable. Le bilan fait froid dans le dos : quatre enfants âgés de 22 à 36 mois ainsi que deux adultes sont grièvement blessés.
L’esprit de concorde, l’émotion et la réflexion auraient dû nous rassembler. Or c’est à un festival d’indécences, un déferlement de discours xénophobes et un florilège de fausses informations auquel nous assistons depuis. Sans attendre, et sans même envisager l’acte de démence d’un individu, c’est l’ensemble des immigrés, des exilés, des étrangers qui sont pointés du doigt comme responsables. De l’état de la psychiatrie, il n’est nulle part question. Le fait que cet homme aurait pu commettre ce crime dans un autre pays, et que cela eut été tout aussi terrifiant, n’est pas davantage évoqué.
Alors qu’une énième loi immigration en préparation agitait déjà le débat public, l’attaque d’Annecy est l’occasion pour les droites de surenchérir sur le rejet des migrants, la fermeture des frontières, l’amalgame entre insécurité et immigration. L’espace médiatique est aspiré par les thèmes, les mensonges, les prétendues solutions de l’extrême droite.
Face à cette nouvelle poussée anti-immigrés, la réplique à gauche n’est pas à la hauteur. Ce que l’on entend, c’est plutôt le silence. Faut-il attendre des jours meilleurs, que l’orage passe, que « l’opinion » soit « prête à entendre » ce que nous avons à dire ? Je ne le crois pas. L’avis des Français est aussi le reflet de ce que les leaders politiques, les intellectuels, les éditorialistes, les grandes voix associatives défendent. Si à l’empathie à l’égard des victimes ne s’ajoutent pas la voix de la raison et de l’humanité, où irons-nous ? Croit-on sérieusement que l’on pourra s’en sortir face au RN, et à ceux qui leur courent après, en faisant l’autruche ? En donnant à ces thèses anti-immigrés une forme de validité par notre gêne ou notre acquiescement de présupposés venus des droites dures ? Pourquoi ne pas assumer franchement le clivage avec elles ? Non, l’attaque d’Annecy n’a pas à rejaillir sur tous les migrants.
Indécence
À peine ce drame s’est-il déroulé qu’il a pris une tournure politique. De délai de décence il ne fut pas question pour toutes les droites aussitôt prêtes à calquer sur l’événement leur vision du monde, à profiter de lui pour dérouler leur agenda. Et les grands médias n’ont pas manqué de leur tendre le micro. Dès le lendemain matin, la liste des invités des matinales en disait long : Éric Zemmour sur C News, Marine Le Pen sur Europe 1, Nicolas Dupont-Aignan sur LCI, Laure Lavalette sur RMC, Éric Ciotti sur France 2. Et le dimanche, évidemment, la Une du JDD : « Le droit d’asile en question ».
La palme de l’indécence revient sans doute à Aurore Bergé. Nous étions en séance à l’Assemblée nationale sur la loi LIOT visant à abroger le report de l’âge légal de la retraite à 64 ans quand la présidente du groupe Renaissance s’est précipitée salle des quatre colonnes : « Être en ce moment dans l’hémicycle avec une espèce de bataille de chiffonniers sur une recevabilité ou non d’amendements nous paraît en total décalage par rapport à l’effroi qui submerge notre pays ». Il ne lui avait pas suffi que la présidente Yaël Braun-Pivet soit aux ordres de l’Élysée, bafoue les droits du Parlement et des oppositions pour empêcher le vote de la loi. Il fallait encore qu’elle se rue sur la tragédie d’Annecy pour dénigrer le travail des députés et en finir au plus vite avec ce débat majeur sur les retraites qui touche tant à la vie des Français. Quel cynisme !
Le procès de l’immigration
Sur le fond, le plus grave est ailleurs. Sitôt la nationalité syrienne de l’assaillant connue, le président des Républicains, tout à sa course derrière le RN, s’est empressé de déclarer : c’est un « profil qui ne laisse pas indifférent » et une menace pour « notre civilisation ». Et de qualifier l’acte de « terroriste » – qualification qui n’a pourtant pas été retenue, pour l’heure, par la procureure de la République d’Annecy. Éric Ciotti ouvrait donc le bal des « leçons à tirer ». Qu’importe les incertitudes sur le parcours d’Abdelmasih H., les inconnues quant à ses motivations et son état psychique. L’interprétation est là, ramassée par l’eurodéputé François-Xavier Bellamy : « ce drame est bien lié à des failles objectives de la politique migratoire ». À Reconquête !, on va même plus loin. C’est par exemple Guillaume Peltier qui dénonce « l’islamisme conquérant ». C’était avant que nous apprenions que l’attaquant portait une croix, avait répété deux fois « In the name of Jesus-Christ » et se réclamait des Chrétiens d’Orient… Éric Zemmour n’en a cure, lui qui a persisté dans les faits alternatifs : « Je ne suis pas sûr qu’il soit vraiment chrétien. Il s’est déclaré chrétien comme d’autres se déclarent homosexuels car ils ont compris que [ce sont] les catégories que l’on accueille plus favorablement », a-t-il lancé sur CNews. Marion Maréchal Le Pen de fut pas en reste, promettant : « l’heure des comptes viendra ».
24h après l’assaut, le procès de l’immigration a pris le dessus. Sur tous les tons, sur toutes les chaines, le débat bascule sur le bilan de la politique migratoire, le droit d’asile, les accords de Schengen… Marine Le Pen s’en donne à cœur joie. Sur Europe 1 dès le lendemain matin, elle déverse son fonds de commerce : « On est submergé par les demandes d’asile ». Et d’accuser le ministre Darmanin d’avoir accepté la veille la signature d’un accord de l’Union européenne qui prévoit une solidarité obligatoire entre les États pour accueillir un certain nombre de demandeurs d’asile.
Cette ambiance s’accompagne d’une offensive de l’ultra-droite. Dès le soir du drame, celle-ci appelle sur les réseaux sociaux à manifester avec le hashtag « francocide », insinuant une forme de génocide en cours contre le peuple français. Des slogans du type « Immigrés dehors, terroristes à mort ! » sont scandés. Le lendemain, mon collègue et ami Loïc Prudhomme, député insoumis, trouvera l’inscription « Vos migrants, nos morts » sur le volet roulant de sa permanence à Villenave-d’Ornon, dans la banlieue de Bordeaux. « Les xénophobes et racistes ont des réflexes aussi moisis que leur pensée. Ils peuvent bien taguer ma permanence, mes convictions humanistes et antiracistes n’en sortent que renforcées », a-t-il fort justement réagi.
Dénoncer les fake news
Cette chasse aux migrants se fait sur la base de représentations erronées de la réalité, rabâchées depuis des décennies maintenant. C’est ainsi que les Français surestiment le poids de l’immigration. Alors que la part des immigrés oscille entre 10 et 12% selon les modes de calcul, un sondage de l’institut Elabe montre que 39% des Français la situe au-delà de 20% ! Si l’immigration est un phénomène croissant, qui risque de l’être plus encore avec la crise climatique, le creusement des inégalités et la montée des conflits, tout le reste du discours de droite repose sur des idées fausses. Non, la France n’est pas le pays le plus attractif d’Europe : la progression de la population immigrée en France est de 36%, contre 58% pour l’ensemble des pays de l’Europe de l’Ouest, selon l’ONU. Non, le lien entre immigration et insécurité n’est pas avéré, comme l’a récemment rappelé une étude du CEPII, organisme rattaché à Matignon – « aucune étude ne trouve d’effet de l’immigration sur la délinquance », « le nombre de délits commis dans un pays n’augmente pas à la suite d’une vague migratoire ». Non, l’immigration ne coûte pas plus au budget de l’État qu’elle ne rapporte, c’est même l’inverse, comme le souligne l’OCDE dans son rapport sur l’année 2021. Non, ce ne sont pas les populations les plus pauvres qui obtiennent la majeure partie des titres de séjour mais les étudiants et les travailleurs qualifiés, et la migration familiale a reculé.
Pour que la France reste la France : prendre notre part de l’accueil
Bref. Allons-nous laisser ces « fake news » à la Trump se propager indéfiniment sans réplique ? C’est le sens du plaidoyer du très sérieux François Héran, Immigration : le grand déni, qui du haut du Collège de France nous implore une nouvelle fois de confronter les discours aux réalités. La maltraitance des migrants n’est pas acceptable moralement, elle n’est en outre d’aucune efficacité dissuasive. Comme le mur du Mexique l’atteste, aucune frontière ne peut être étanche, surtout quand des gens sont prêts à mourir pour fuir la guerre et la misère. Nous ferions donc mieux de mettre les moyens pour améliorer les conditions de notre accueil au lieu de multiplier les lois – 29 lois depuis 1980 ! – qui les durcissent.
Oui, notre pays doit prendre sa part des flux migratoires, ce qu’elle ne fait pas. Oui, l’immigration et la créolisation constituent une richesse et font partie de l’identité de la France. Non, il n’y a pas de « submersion migratoire ». La crise aujourd’hui n’est pas celle des migrants mais celle de l’accueil. Ce n’est pas être « No border » que de dire cela mais bien davantage se montrer réaliste. Et si l’on regarde le programme de la Nupes sur ce sujet, il n’y a aucun doute : ce qui fait le plus large accord à gauche, c’est de résoudre la crise de l’accueil.
Au fond, la France ne serait plus la France si elle se barricadait à l’infini et continuait sa course folle au tout-sécuritaire vis-à-vis des immigrés. Je rappelle qu’un Français sur quatre a des grands-parents immigrés et que personne ne mettrait aujourd’hui en cause la francité d’un patronyme italien ou portugais, alors que les immigrés de ces pays ont connu par le passé le racisme et le rejet. La France, c’est Picasso, Aznavour ou Mbappé. « L’identité » et le « c’était mieux avant » sont des valeurs refuge quand tout s’effrite et se délite. Si nous visons « l’égalité » et le « ce sera mieux demain », nous devons aussi assumer un discours de vérité : la chasse aux migrants est une dangereuse impasse.