Bernie Sanders, l’Amérique et nous

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Pour (re)construire une gauche qui gagne à Washington comme à Paris, encore faut-il comprendre pourquoi elle a perdu, pourquoi les autres ont gagné et surtout, comme être utile au peuple.

Bernie Sanders le magnifique a une fois de plus parlé au nom des sans-voix, des plus humbles, méprisés et relégués, qu’ils soient blancs, noirs, latinos, colored, clandestins ou légalisés. Il poursuit ainsi la trace de cette gauche démocrate qui avait su, dans les années trente du 20e siècle, prendre langue avec le mouvement ouvrier.

En France, beaucoup dans la gauche de gauche ont saisi opportunément la balle au bond pour redire ce qui coule d’évidence depuis longtemps : en s’éloignant des aspirations populaires, une grande part de la gauche a lâché la proie pour l’ombre et perdu les catégories populaires qui lui avaient donné sa force et sa légitimité. Mais on ne peut se contenter des bonnes résolutions et promettre que l’on va enfin se préoccuper de ce peuple que l’on avait délaissé. Encore faut-il comprendre pourquoi c’est la pire des droites qui a profité de cette carence et il faut préciser ce qu’il convient de faire pour remonter le courant.

L’extrême droite n’ignore pas la question sociale

On dit parfois qu’il s’agit désormais de remettre la question sociale au premier plan. Aux États-Unis, tout le monde s’accorde ainsi pour dire que deux enjeux ont déterminé massivement les votes :  au premier rang « l’économie » (inflation, chômage, dépenses de logement et de santé…) et « l’immigration » en second lieu. Mais il reste alors à éclairer le mystère d’un véritable paradoxe : comment se fait-il que les inquiétudes populaires nourries par « l’économie » et le ressentiment à l’égard des « élites » aient stimulé le vote pour le candidat le plus fortuné, le plus libéral et le plus porté à accélérer le démantèlement de cet État-providence qui avait tout de même atténué la souffrance sociale et la spirale des inégalités ? 

Et au-delà du scrutin présidentiel, on ne peut pas éluder le fait que, quelle que soit la candidature démocrate, plus ou moins à gauche, plus radicale ou présumée modérée, elle n’a pas enrayé la sensible progression du camp républicain. Incriminer le poids des médias et des réseaux sociaux ? Bien sûr qu’ils ont joué. Mais on sait depuis longtemps que les moyens de la persuasion sont concentrés du côté de l’aliénation et pas de l’émancipation. Cela n’a pas empêché de belles victoires dans le passé ; pourquoi ce n’est-il pas possible aujourd’hui ?

Il ne suffit donc pas de proclamer que l’on est pour le « social », ni même d’énumérer les propositions redistributrices allant dans ce sens. Qu’est-ce qui fait la grande force de l’extrême droite, aux États-Unis comme en France ? La capacité à raccorder chaque problème à une vision globale qui, au nom du bien-être, disqualifie tout recours aux principes du commun et de la solidarité collective. Dans un monde de plus en plus inégalitaire, déchiré et dangereux, les extrêmes droites exaltent les seules vertus d’une protection nationale, fondée sur la puissance étatique et garantie par la clôture des frontières et des murs. Et dans ce monde dont on ne veut pas voir les logiques économiques et sociales profondes qui le parcellisent, on se contente de fustiger les « assistés », c’est-à-dire les populations les plus fragiles, et notamment celles des nouveaux venus. 

Une vision cohérente du monde

Puissance pouvant aller jusqu’à l’arrogance, protection, clôture et refus du « grand remplacement » sont les pivots d’une vision cohérente du monde. Au début des années 1990, quand s’éteignait la guerre froide, un politiste américain – Samuel Huntington – avait suggéré que le monde était désormais régi par le « choc des civilisations »1, et notamment par le conflit entre l’Occident démographiquement en déclin et l’islam expansif. Ce que l’on oublie, c’est que ce même Huntington avait été quelques années plus tôt l’un des promoteurs de l’idée selon laquelle la démocratie représentative devait laisser la place à une « gouvernance » conduite par ceux qui « savent »2. Et c’est encore Huntington qui, en 2004, publia un essai dans lequel il explique que les États-Unis perdent leur identité, parce que leur noyau fondateur (blanc, anglo-saxon, protestant) était menacé par la poussée démographique des minorités, notamment latino-américaines3

Le mépris de la démocratie, la peur de l’autre et l’obsession de l’identité menacée… Au fond, Donald Trump s’est installé dans cette vision redoutable qui relie l’autoritarisme, l’exaltation de la violence, l’esprit de concurrence, le repli sur soi et le refus communautariste de ce qui vient de l’extérieur. C’est sur cette base qu’il a conforté son impact dans les milieux modestes du « rural ». C’est pour n’avoir pu ni même voulu lui opposer une autre vision que les démocrates ont perdu.

Pour regagner le terrain laissé à d’autres, une gauche bien à gauche laissera au vestiaire les explications plus ou moins rassurantes. Par exemple, il n’est pas vrai que les contingents du peuple ralliés à la droite extrême n’ont fait qu’exprimer conjoncturellement leur mécontentement. Ils n’ont pas seulement exprimé de la colère ou choisi par défaut et provisoirement de cocher la case des Républicains. Il y a désormais dans le vote populaire, aux États-Unis comme ailleurs, une part d’adhésion, plus ou moins consciente mais réelle, à un système cohérent de représentations et au projet qui en découle. 

Il n’est pas plus sûr qu’il suffise de s’adresser spécifiquement aux abstentionnistes pour gagner leur vote, alors que l’on sait que, parmi les ressorts de l’abstention, se trouvent la méfiance à l’égard de la politique et au-delà la conviction fataliste que l’on ne peut pas changer vraiment l’ordre inégalitaire des sociétés. Or cette méfiance et ce fatalisme se trouvent être des ressorts affectifs majeurs pour que l’on se tourne vers une extrême droite qui, en France, peut arguer du fait qu’elle a été continûment écartée de tout pouvoir depuis 1944. Attiser la colère ne sert donc à rien, si ne se rompt pas le lien qui, en la rattachant à un projet rétrograde, la transforme en ressentiment, plus prompt à vitupérer les boucs émissaires qu’à récuser une logique sociale dominante. Il faut alors se convaincre de ce que le lien ne se rompra pas si un autre ne s’impose pas, autour d’un récit capable de concurrencer celui des extrêmes droites, comme celui des libéraux. Ce qui ne s’énonce pas ne saurait s’imposer, dans le grand choc des idées.

Savoir être utile au peuple

La gauche n’attirait pas une part conséquente des catégories populaires parce qu’elle affirmait être de leur côté mais parce qu’elle leur semblait utile. Or cette utilité était globale et se déclinait en trois grandes fonctions au moins. La gauche – en France notamment au travers du Parti communiste pendant quelques décennies – était capable de représenter dans les institutions les relégués, les damnés de la terre, ces « classes dangereuses » que l’on cantonnait soigneusement aux portes de la cité. Elle les représentait d’autant plus que les formations qui la composaient étaient plus ou moins à l’image de celles et ceux auxquels elles s’adressaient, immergées dans leurs sociabilités, partageant durablement leurs conditions de vie, leurs territoires, leurs angoisses et leurs aspirations.

Cette gauche ne se contentait pas toutefois de donner la parole aux sans-voix et d’exprimer leur colère. Elle offrait aux catégories populaires la possibilité de sortir de leur enclavement et de leur relégation, en s’appuyant sur l’image rêvée d’une société d’égalité, de responsabilité et de partage. C’est cette espérance qui donnait aux luttes un sens progressiste et propulsif et qui éloignait la colère des replis sur soi et des ressentiments. Cette espérance a buté sur les errements du soviétisme, l’enlisement du socialisme et les aléas du tiers-mondisme. Elle n’est pas seulement à retrouver mais à reconstruire.

Enfin, cette gauche offrait aux catégories populaires des perspectives politiques à vocation majoritaire, capables de donner des débouchés aux luttes et évitant ainsi qu’elles ne soient que des combats défensifs, capables de limiter le poids des aliénations, mais sans pour autant mettre en question les racines de leur emprise.

Qui veut regagner le peuple doit savoir que c’est en rebâtissant ces trois fonctions que l’on pourra faire, des catégories populaires aujourd’hui éclatées, un peuple rassemblé et donc un peuple politique. Hors de cette ambition, il n’y a au mieux que de possibles victoires partielles et, au pire, un terrain politique laissé aux forces rétrogrades dotées d’un projet. 

Les bases d’un projet alternatif global, reliant des propositions, un récit mobilisateur et une stratégie rassembleuse existent d’ores et déjà. Mieux vaut toutefois avoir la lucidité de dire que leur mise en cohérence est encore devant nous. Tant qu’elle n’est pas opérationnelle, le peuple sera aux abonnés absents ou ira chercher ailleurs des solutions.

  1. La Crise de la démocratie, rapport de la Commission Trilatérale, rédigé par Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki, 1975 ↩︎
  2. Le Choc des civilisations, 1997 ↩︎
  3. Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, 2004 ↩︎

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1 commentaire

  1. Lucien Matron le 12 novembre 2024 à 07:44

    Il n’y a aucun fatalisme à ce que la gauche soit reléguée et que les couches dites populaires votent à l’extrême droite, ici ou ailleurs . La base d’une opération de reconquête repose sur des clarifications et un projet politique concret. Les clarifications valent sur les considérants économiques, sociaux et moraux. Le projet politique concret repose sur des propositions reprenant des revendications immédiates ( pouvoir d’achat, conditions de vie et de travail, retraités, éducation, santé, logement…). Une fois, la reconquête effectuée et la majorité politique de gouvernement reconstituée, le projet doit être appliqué sans sortir du cap annoncé comme cela a été trop souvent le cas. En bref, on annonce ce qu’on va faire, et on fait ce qu’on a dit. Il n’y a rien de populiste ou d’extrémiste dans cette démarche.

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