Au Petit-Bard, les cités veulent la mixité

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À l’automne 2015, Regards consacrait le dossier « BANLIEUES : CE QUE LES RÉVOLTES ONT CHANGÉ » à sa revue, 10 ans après les « émeutes ». En 2023, après le meurtre du jeune Nahel, la France semble rejouer inlassablement la même tragédie. Voilà pourquoi nous désarchivons, cet été, tous les articles de ce dossier brûlant d’actualité.

Au printemps, dénonçant l’absence de mixité sociale dans les écoles, les mères d’élèves du quartier du Petit-Bard à Montpellier ont occupé les établissements. Leur mobilisation dévoile la faiblesse politique de la lutte contre les discriminations, l’enjeu de l’école, les errances des rénovations urbaines.

Le 10 juin dernier, sur le plateau du Grand journal de Canal+, Fatiha et Safia témoignent de la lutte qu’elles ont engagée depuis des mois dans leur quartier du Petit-Bard à Montpellier. Ces mères d’élèves disent que “l’égalité des chances” ou la “mixité sociale et ethnique”, concepts en vogue, sont très peu tangibles dans les écoles de leurs enfants. Face à elles, Natacha Polony ressort les images de Manuel Valls qui, sur un marché d’Evry en 2009, s’inquiétait de la sous-représentation dans sa ville des « whites » et des « blancos ». Sept jours plus tôt, Libération a consacré un article à la mobilisation des femmes du Petit-Bard. Son titre : « En classe, on voudrait des petits blonds avec nos enfants ».

Sauf que les principales concernées – ce jour-là, Aïcha, Fatima, Nacera, Malika, Safia, Fatima, Sanaa –,  réfutent avoir employé de tels termes. « On n’a jamais dit ça comme ça et de toute façon, des rouquins et des blonds, il y en a déjà dans les classes de nos enfants, puisqu’il y a des Berbères avec nous », lance Fatima, recueillant l’approbation amusée de ses amies. « En réalité, cette parole a été balancée à la volée lors d’un rassemblement, des journalistes l’ont captée et l’ont de suite mise en avant. Mais ce n’est pas sur cela que nous fondons notre mobilisation », déplore Sanaa. 

CARTE SCOLAIRE À LA CARTE

Une semaine après la rentrée, elles sont réunies dans une salle de la maternelle Geneviève-Bon au sein de l’un des deux groupes scolaires du Petit-Bard. Elles ne souhaitent plus être photographiées. « Les journalistes mettent systématiquement en avant que certaines d’entre nous sont voilées, d’autres non… Pour nous, ça n’a aucune importance. » Les mères du Collectif des parents d’élèves Petit-Bard Pergola, toutes entre trente et quarante ans, nées et/ou ayant grandi dans le quartier, restent groupées, renvoient leur pratique religieuse « à la sphère privée » et continuent de marteler leur credo : « Nos écoles souffrent d’une absence totale de mixité sociale et ethnique et ne permettent pas à nos enfants de réussir scolairement, ni de se sentir pleinement Français », ont-elles écrit dans un document en avril dernier. Sur une fenêtre, à l’extérieur du bâtiment, un drap blanc a été tendu. Dessus, en grosses lettres : “Apartheid social”.

« Leur mobilisation est symptomatique de l’accumulation des inégalités scolaires qui sont très fortes dans ce pays, souligne le sociologue Choukri Ben Ayed, qui les a rencontrées début juin à Paris, lors d’une conférence organisée par le Conseil national de l’évaluation du système scolaire (CNESCO). La façon dont elles appréhendent la question de la mixité rappelle que l’école française est censée être un lieu qui n’est pas le calque de ce que l’on vit dans son environnement immédiat. L’idée, c’est d’appartenir à un collectif, de ne pas être tenu à la marge. Elles demandent une école qui propose une ouverture culturelle. »

C’est une missive émise en décembre 2014 qui a déclenché leur mobilisation. Elle indique que les CM2 des deux écoles élémentaires du Petit-Bard doivent poursuivre leur scolarité au collège Las-Cazes, l’un des plus mal cotés de la ville. Or depuis septembre 2005, un autre établissement, le collège Rabelais, accueillait l’un des deux CM2 du quartier. « Le principal d’alors avait fait en sorte que ce collège reçoive des élèves venus de quartiers populaires, rappelle Sanaa. Ça a fonctionné pendant dix ans. Mais tout d’un coup, ils nous disent qu’ils n’ont pas anticipé l’évolution démographique du quartier de Rabelais et qu’il faut donc tous revenir à Las-Cazes. Aujourd’hui, il n’y a que 350 élèves à Las Cazes sur 800 possibles, dont 84 % de boursiers. En même temps, 90 dérogations ont été accordées à des familles qui souhaitaient placer leurs enfants ailleurs… Il semblerait que l’assouplissement de la carte scolaire n’est valable que pour certains. » Recours à l’enseignement privé, domiciliation chez un parent mieux situé, choix d’une option sectorisée, etc., les voies pour contourner la carte scolaire ne manquent pas. Encore faut-il disposer des moyens, outils ou relais requis pour s’y engager.

ÉRADICATION DES GHETTOS SCOLAIRES

Face à cette décision qui aggrave les inégalités et condamne leurs enfants à faire « toute leur scolarité ensemble, entre voisins du même quartier », les mamans du Petit-Bard s’organisent : le 26 janvier, elles envoient des courriers à la Direction académique des services de l’éducation nationale (DASEN), au préfet, aux élus de la municipalité et du Conseil général. Deux mois sans réponse. Elles constituent le collectif, multiplient les AG, les déjeuners citoyens et les manifs. « Tout ce qui fait sens en terme de citoyenneté est bon pour l’école, estime Marie-Françoise Camps, directrice de la maternelle qui leur met une salle à une disposition lorsqu’elles en ont besoin. Et la question de la mixité telle qu’elles la posent me paraît pertinente. Mais la réalité c’est que l’école n’est jamais que le reflet de la société… » 

Également soutenues par leurs maris – « C’est grâce à eux qu’on a pu faire tout ça et qu’on est toujours là, dit Nacera. Ils nous soutiennent concrètement, gardent les enfants » – les mamans commencent par dresser les constats des manquements : insécurité aux abords des écoles, manque de personnel éducatif, établissements squattés les week­ends, offre pédagogique faible en temps d’activité périscolaire (TAP) et en sport. Et établissent un cahier revendicatif : « l’éradication des ghettos scolaires » et « la remise en question de la carte scolaire de la maternelle au lycée » y figurent en bonne place. Mais aussi des remplacements d’enseignants absents, des créations de classe, des interventions RASED (Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) et des concertations autour des TAP. Le tout adressé aux interlocuteurs concernés : Conseil général, Éducation nationale et Mairie. Les femmes savent ce qu’elles veulent et ont de sérieux arguments pour renvoyer le discours du “vivre ensemble” à son vide politique.

« Nos écoles souffrent d’une absence totale de mixité sociale et ethnique et ne permettent pas à nos enfants de réussir scolairement, ni de se sentir pleinement Français. »

Collectif des parents d’élèves

Las, malgré le soutien des habitants du quartier et des équipes pédagogiques des écoles du Petit-Bard, élus et responsables ne prêtent qu’une oreille distante à ce mouvement. «Visiblement, on a une citoyenneté qui est un peu à part », grince Sanaa. Ce n’est que le 27 avril, lors d’une table ronde, qu’elles rencontrent pour la première fois le délégué du préfet sur le quartier. L’adjointe à l’éducation est également présente, mais rien de concret ne sort de cette rencontre où chacun se renvoie la balle. Le 4 mai, elles « cadenassent » les écoles. « On a compris que nos déjeuners citoyens, avec des gâteaux et du thé, ne les impressionnaient pas plus que ça, alors on est passé un cran au dessus. Ils ne pensaient pas qu’on irait jusque-là », assure une maman. De fait, la presse commence à s’intéresser au mouvement et dix-sept jours plus tard, le 20 mai, la DASEN organise une table ronde avec des représentants institutionnels. En juin, elles reçoivent la visite, plutôt « décevante », de deux représentants du ministère de l’Éducation nationale.

LE SILENCE POUR TOUTE RÉPONSE

Trois mois et demi plus tard, vacances passées, les mères du collectif font les comptes. Des victoires : la création d’une toute petite section à la maternelle Michelet, un directeur pour l’école Delteil, quelques travaux réalisés et surtout le gel pour deux ans de la carte permettant d’envoyer une partie des enfants du Petit-Bard à Rabelais. Tous les élèves n’iront pas à Las Cazes – que certains élus socialistes appellent « le collège des Marocains » –, c’est le principal acquis de la lutte. Mais aussi des désillusions : des journalistes signifiant implicitement qu’elles n’étaient « que des femmes voilées », un maire (Philippe Saurel, dissident PS, candidat à la tête de la région Midi-Pyrénées Languedoc-Roussillon) ne daignant jamais s’adresser directement à elles et un interlocuteur de la Préfecture qui leur dit en substance : « Demandez-vous pourquoi les parents des autres quartiers ne veulent pas mettre leurs enfants dans votre collège ».

« On a compris que nos déjeuners citoyens, avec des gâteaux et du thé, ne les impressionnaient pas plus que ça. Alors on est passé un cran au-dessus. »

Une maman d’élève

« C’est incroyable, s’offusque Fatima, il voulait nous rendre responsable de la situation ! » « On a quand même bloqué les écoles pendant dix-sept jours et personne n’a rien trouvé à y redire, souligne Safia, comme si ça ne posait aucun problème que les enfants de notre quartier soient ainsi privés de classe. Si un tel blocage avait eu lieu dans une autre école de la ville, les autorités seraient-elles restées aussi silencieuses ? » La pilule est amère. « La réalité, c’est qu’un gamin qui sort de Las-Cazes n’a pas le même niveau scolaire que ceux qui viennent d’autres collèges et qu’il a plus de chances d’être orienté sur du professionnel, affirme Sanaa. On a interpellé la République sur ce sujet et sa réponse nous fait froid dans le dos. »

Une réponse sous forme de silence qu’elles trouvent « grave ». 

Choukri Ben Ayed, lui, y voit surtout le signe que les pouvoirs publics sont « dépassés ». « Ces responsables, qui ne détestent pas être des prescripteurs moraux et sont bien souvent dans l’injonction, ont soudain été interpellés directement par des familles des quartiers populaires. Et ils ne savent pas leur répondre, ni quoi. Alors chacun se renvoie la patate chaude comme le permet le morcellement des responsabilités en France. Sur la question de la mixité sociale, le cadre institutionnel est propice à un défaussement et le cadre juridique est très faible, peu prescripteur. Cela pointe clairement une insuffisance de traitement de cette question qui n’est pas nouvelle. »

RÉNOVATION URBAINE MANQUÉE

La dimension locale a aussi pesé. Car la stigmatisation et l’abandon des édiles font partie intégrante de l’histoire du Petit-Bard où vivent entre 5 000 et 6 000 habitants et où le taux de chômage dépasse les 50 %. Quartier initialement créé pour accueillir les pieds-noirs rapatriés d’Algérie (comme le quartier de la Devèze à Béziers), il est vite devenu le lieu d’accueil d’une immigration quasi intégralement marocaine. « Des hommes ont commencé par venir pour travailler dans l’agriculture, et puis ça a fait réseau », résume Hamza Aarab, responsable de l’association Justice pour le Petit-Bard, née en 2004. Le quartier était alors dégradé, les copropriétaires initiaux l’ayant quitté au fil des années et y louant leurs appartements. « Il y avait des marchands de sommeil, des charges démesurées pour des apparts vétustes, il y a eu des détournements d’argent, des gros problèmes avec les syndic… » 

Des plaintes sont déposées par les habitants. Le 13 juin 2004, un incendie coûte la vie à un homme, déclenchant une mobilisation populaire, soutenue par le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB). Des familles doivent être relogées, le combat s’organise et se renforce. « Cette lutte a permis d’obtenir des moyens pour le quartier et de faire de l’éducation populaire : les gens ont commencé à comprendre qu’ils avaient des droits », résume Hamza. Un programme de rénovation urbaine est mis en route. Une enveloppe de 113 millions d’euros est allouée et la première pierre est posée en 2005. Si bien que quand la révolte de novembre éclate en région parisienne, le Petit-Bard ne s’enflamme pas. « Il ne s’est rien passé ici, assure le militant. Le ras-le bol était structuré depuis la lutte de l’année précédente. Il y avait une mobilisation en cours, des réunions régulières où on faisait le point sur l’évolution de la situation. Il y avait une parole politique et, en quelque sorte, une représentation du quartier. »

Dix ans plus tard, les réalisations de la rénovation urbaine ne sautent pas aux yeux quand on déambule dans le quartier. Les résidents devenus des propriétaires occupants se sont vite retrouvés en difficulté, contraints d’éponger des dettes contractées par leurs prédécesseurs. Des proches de l’ancien maire Georges Frêche ont possédé des dizaines d’appartements dans le quartier. « Cette rénovation urbaine aurait pu marcher si elle avait été pensée et construite avec les habitants du quartier, estime Hamza, mais l’argent a surtout permis aux élus de faire un peu de clientélisme, les assos n’ont rien vu passer. » Aujourd’hui, il soutient « à 200 % » les mères d’élèves du collectif « courageuses » et « autonomes » selon lui.

« On veut juste que nos enfants puissent aller dans des écoles qui ressemblent à la société française. Parce que nous sommes Français et même si elle ne nous aime pas, nous, nous aimons la France. »

Sanaa, maman d’élève

Le 31 octobre, l’association Justice pour le Petit-Bard cessera son activité de permanence sociale au cœur du quartier. Faute de moyen, éreintée par la « guérilla » que lui livre la mairie et par l’abandon des pouvoirs publics. Les femmes du collectif des parents d’élèves entendent, elles, « ne rien lâcher ». « La situation s’est dégradée, aujourd’hui le rejet de l’autre est plus présent qu’à notre époque. On doit se battre pour l’avenir de nos enfants », assure Malika. « On veut juste qu’ils puissent aller dans des écoles qui ressemblent à la société française, ajoute Sanaa. Parce que nous sommes Français et même si elle ne nous aime pas, nous, nous aimons la France. Le problème c’est que l’altérité ça se travaille, ça s’expérimente au quotidien. Et la réalité ici, c’est que ce sont des classes avec 100 % de Maghrébins. Comment on fait alors pour leur apprendre ce fameux “vivre ensemble” ? » Dix ans après la révolte de novembre, le pouvoir semble toujours incapable d’apporter une réponse politique satisfaisante à cette question. 

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