Manuel Bompard : « Une force d’alternative prête à gouverner demain »

sans-titre-1-56.png

Figure centrale de la France insoumise, Manuel Bompard revient sur les conditions du rassemblement de la gauche. Le nouveau député définit aussi les perspectives et les responsabilités de cette alliance.

Regards. Avec le recul, comment expliquez-vous le revirement inattendu qu’a constitué l’accord entre les partis de gauche aux législatives ?

Manuel Bompard. Il y a plusieurs facteurs mais, pour répondre à la question, je veux d’abord revenir sur une petite musique qui revient souvent et qui consiste à dire : « Mais pourquoi cet accord de toute la gauche et des écologistes n’est-il pas intervenu avant, c’est-à-dire lors de l’élection présidentielle ? » Je crois que c’est précisément le résultat de l’élection présidentielle qui a permis l’accord politique aux législatives. D’une certaine manière, la présidentielle a tranché la question de l’orientation politique, c’est-à-dire celle à partir de laquelle devait s’organiser le rassemblement de la gauche et des écologistes. Et c’est une orientation de rupture qui a été placée très largement en tête du premier tour de l’élection présidentielle.

C’est donc bien un accord politique et pas seulement électoral… Vos partenaires sont-ils clairs et sincères là-dessus, en particulier le Parti socialiste ?

Les premiers échanges que nous avons eus avec le Parti socialiste étaient exclusivement programmatiques. Nous n’avions, avant notre première rencontre, aucune certitude sur l’issue. Il existait une possibilité que ces échanges permettent de renouer des relations de dialogue et de respect, sans nécessairement aboutir à un accord pour les élections législatives. Or dès l’issue du premier tour de table, nous avons compris qu’il s’était passé quelque chose. Nous avons eu affaire à un nouveau Parti socialiste, assumant sa rupture avec le quinquennat Hollande et marquant la fin de toute ambiguïté dans son rapport au macronisme. Nous avons senti une envie partagée d’avancer ensemble et une même vision stratégique pour la bataille des élections législatives : il fallait constituer une majorité à l’Assemblée nationale pour gouverner le pays.

Une nouvelle génération, de nouvelles têtes sont apparues lors de ces négociations. Cela a-t-il joué en faveur de cet accord ?

Je le disais, plusieurs facteurs ont rendu cet accord possible. Le premier, c’est donc le résultat de l’élection présidentielle. Le deuxième, c’était la volonté commune de ne pas repartir avec cinq ans de Macron et de se dire qu’il y avait une autre possibilité. Je pense que le troisième facteur est effectivement générationnel. Autour de la table, personne n’avait de comptes à régler. Chacun a eu la volonté d’ouvrir une nouvelle phase, une nouvelle période de nos relations. J’ai trouvé nos discussions très saines. Je ne nie pas la part de rapport de force dans ces discussions, mais elles se sont déroulées d’une manière respectueuse, sans volonté d’écraser ou d’humilier. Un lien s’est créé entre nous.

Que répondez-vous à ceux qui pensent le contraire, qu’il y a chez vous une tentation hégémonique ?

On peut toujours regarder le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein. J’observe que, si on avait appliqué une stricte répartition des candidatures sur la base des résultats de l’élection présidentielle, le Parti socialiste n’aurait probablement pas de groupe à l’Assemblée nationale. Il n’y a donc pas eu de volonté hégémonique. Une volonté hégémonique aurait consisté à dire : « Voilà notre proposition. Elle est à prendre ou à laisser. » Ça n’a pas été le cas. Ce que je dis pour le PS vaut aussi pour le PCF et, évidemment, les écologistes qui n’avaient pas de groupe lors de la précédente législature. Je rappelle aussi que nos désaccords n’ont pas été mis sous le tapis et que nous avons été transparents puisqu’ils figuraient dans notre programme. Nous les avons renvoyés à la liberté de vote de chacune de nos sensibilités politiques. Personne n’a été floué, et personne n’a été forcé d’adopter une position qui n’était pas la sienne.

Vous n’êtes pas au gouvernement, Jean-Luc Mélenchon n’est pas premier ministre. Quelle est votre feuille de route collective au sein de la Nupes ?

Cette question ne peut pas être déconnectée de notre analyse de la situation politique. Nous avons un président élu sans mandat. La majorité présidentielle a été battue aux législatives. Il faut quand même rappeler qu’au premier tour, c’est la Nupes qui est arrivée en tête. Pour la première fois depuis l’inversion du calendrier législatif et son alignement sur le calendrier présidentiel, le président élu au mois d’avril ne figure pas en tête des élections législatives et ne remporte pas une majorité absolue à l’Assemblée. Le paysage politique est instable. De deux choses l’une : soit le système trouve un point de stabilité en constituant une coalition pérenne qui dispose d’une majorité à l’Assemblée ; soit, tôt ou tard, il faudra revenir devant le peuple français. Notre enjeu est donc de faire vivre l’opposition principale à Emmanuel Macron, de nous affermir comme force capable d’exercer demain le pouvoir, et d’agir dans le pays pour augmenter le rapport de force en faveur de nos propositions. C’est pourquoi nous voulons développer, renforcer et approfondir la Nupes. Des points d’appui se sont développés pendant la campagne, notamment autour de candidats et de groupes militants communs dans l’ensemble des circonscriptions du pays. Nous devons continuer, partout, à réunir ces équipes à l’échelle des circonscriptions, à la fois pour faire le lien avec le travail de l’Assemblée nationale et pour mener des campagnes dans la société. C’est aussi l’enjeu du Parlement de la Nupes.

Lors du lancement de ce Parlement, Jean-Luc Mélenchon et Aurélie Trouvé, sa présidente, avaient insisté pour que chacun s’engage à faire vivre ce Parlement dans la durée. Tous les partenaires se sont-ils engagés en ce sens ?

Il faut procéder étape par étape. Il y a un accord, assez largement partagé, pour que ce Parlement se réunisse dans la durée. Ensuite, chaque organisation politique va connaître des échéances internes. La question de la participation à la stratégie de la Nupes va être posée dans chacune d’entre elles. C’est légitime et conforme au respect des cadres internes des différentes organisations. Nous l’avons dit il y a longtemps, au sein de LFI : nous souhaitons avancer dans ce sens. Nous avions parlé de la création d’une fédération populaire – ou d’un front populaire – dont l’objectif serait de créer un cadre ou une organisation politique pérenne qui ouvre un travail commun avec des collectifs citoyens, des syndicats et des associations. On sait que ce processus va prendre du temps, mais avec ce Parlement, nous aurons le bon outil pour avancer dans cette voie.

Peut-on imaginer que la Nupes présente des candidatures communes aux élections européennes, ou bien les désaccords sont-ils trop importants sur l’Europe ?

Il est trop tôt pour avoir cette discussion. Mais, à titre personnel, je pense qu’on devrait se fixer cette ambition et travailler à cette perspective. S’il y a une volonté partagée, nous devons être en capacité d’y parvenir. Les désaccords sont à relativiser. Je sais que certains aiment dire que nous aurions trop de divergences sur la question européenne, mais sur les 650 propositions que nous avons formulées aux législatives, le cadre de celles qui portaient sur l’Europe était suffisamment large pour justifier un accord. Nous aurons évidemment besoin d’approfondir encore nos discussions, mais nous avons deux ans pour les mener, alors que pour les législatives, nous n’avons eu que deux semaines.

Quel va être, quel peut être le rôle de la France insoumise dans les mois et années qui viennent ?

La France insoumise a un rôle déterminant. Elle doit d’abord être le fer de lance du renforcement et de l’élargissement de la Nupes. C’est dans cet état d’esprit que nous travaillons à l’Assemblée nationale et c’est comme cela que nous voulons agir dans la société. Nous sommes passés de 17 députés à 75. Mais nous devons aussi transformer la force collective qui s’est mise en mouvement autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon en une force politique organisée capable de mener la bataille idéologique, de soutenir les mobilisations de la société, de favoriser les dynamiques d’auto-organisation populaire et de former les générations militantes de demain. Nous avons expérimenté bien des choses, au cours des années précédentes, pour construire un objet politique nouveau, éloigné des divisions et des batailles internes des partis politiques traditionnels. Nous avons, sans doute, aussi commis des erreurs ou constaté les limites de ce type d’objet. Trouver le bon équilibre fait partie des réflexions que nous avons devant nous aujourd’hui !

C’en est terminé de la stratégie populiste ? Vous revenez à une approche classiquement de gauche, ou bien est-ce que votre ligne de fracture reste celle d’une élite contre un peuple, d’un bloc populaire contre un bloc bourgeois ?

Aucune des deux ! Le paysage politique issu de la séquence électorale est partagé en trois blocs de tailles quasiment équivalentes, et d’un quatrième bloc abstentionniste. Aucun de ces trois blocs n’est aujourd’hui majoritaire. Et aucune combinaison de ces blocs ne semble aujourd’hui possible. Le paysage politique peut rester instable ou retrouver un point d’équilibre. Soit parce que l’un des blocs réussit à convaincre parmi les abstentionnistes. Soit parce que la porosité que l’on constate entre le bloc ultralibéral et le bloc d’extrême droite devient une alliance plus franche. C’est une possibilité particulièrement préoccupante que l’on ne peut plus écarter aujourd’hui.

N’y a-t-il pas un risque, pour vous, qu’Emmanuel Macron vous fasse porter la responsabilité d’une instabilité, voire d’une paralysie politique ? Et qu’il en sorte renforcé, y compris si une dissolution intervenait rapidement…

La stratégie d’Emmanuel Macron n’est pas très originale. Elle vise à créer les conditions pour qu’un éventuel retour aux urnes se fasse sur le terrain qui lui soit le plus favorable. Et son avantage sur nous est qu’il dispose de la maîtrise du calendrier. À nous de profiter des mois qui viennent pour faire évoluer en notre faveur le rapport de force dans le pays. De ce point de vue, s’il peut y avoir des inconvénients à passer pour une force de blocage, il y en aurait davantage à apparaître comme une force conciliante avec le pouvoir en place. Nous voulons être à la fois une force d’opposition sans concession et une force d’alternative crédible, prête à gouverner le pays demain.

Cette stratégie est aussi périlleuse pour vous que pour Macron : à la fin, l’alternative peut tout aussi bien être Marine Le Pen…

Emmanuel Macron a suffisamment joué avec le feu pour que cette hypothèse voie le jour. On se rend compte que la créature qu’on aide à faire grossir petit à petit peut échapper à son créateur. On connaît suffisamment bien l’histoire pour savoir que l’extrême droite arrive rarement au pouvoir par hasard.

Faut-il « rediaboliser » un Rassemblement national qui s’est banalisé, presque normalisé ? Quelle est la bonne stratégie ?

Je ne suis pas sûr qu’il existe une stratégie magique. Il faut se battre, pied à pied. Démystifier les mensonges du RN sur son programme. Repolariser en permanence la société autour des questions sociales. Proposer un autre clivage que celui mis en avant par l’extrême droite.

Plusieurs ministres parlent de vous comme si vous étiez sortis du champ républicain. Craignez-vous un basculement du plafond de verre de Marine Le Pen vers vous ?

Je n’y crois pas. La vérité est qu’avec un taux de participation plus fort chez les jeunes, qui votent majoritairement pour nous, nous aurions pu gagner. Le sujet n’est donc pas qu’il n’y aurait pas suffisamment de gens d’accord avec nous dans la société. Le sujet est qu’il n’y a pas suffisamment de gens qui croient que ce que nous proposons est réalisable. Trop de gens sont gagnés par la résignation et le sentiment du « tous les mêmes ». Il n’y a pas, dans la société, de plafond de verre pour les idées que nous défendons. À chaque fois qu’on mène des sondages sur nos mesures programmatiques, elles apparaissent largement majoritaires dans la population. Notre problème n’est donc pas d’arriver à convaincre davantage de gens que nos idées sont justes, mais d’arriver à convaincre que nos idées sont applicables et que nous les mettrions vraiment en œuvre si nous étions au pouvoir. S’il y a un plafond de verre, c’est dans la mobilisation et la participation des électeurs – des jeunes essentiellement, mais aussi des catégories populaires.

Fabien Roussel refuse d’être assimilé à la gauche des métropoles. Il rejoint en partie François Ruffin lorsqu’il dit : « On ne doit pas devenir la gauche des métropoles contre la droite et l’extrême droite des bourgs et des champs. » Est-ce la gauche qui a rompu avec les catégories populaires, ou les catégories populaires qui ont rompu avec la gauche ?

S’il y a eu une rupture entre la gauche et les catégories populaires, c’est d’abord parce que sa dernière expérience au pouvoir a été vécue comme une trahison. Depuis lors, notre travail a plutôt permis de renouer des liens entre le peuple et la gauche. Jean-Luc Mélenchon est le premier candidat dans les villes les plus pauvres. Il est le candidat des jeunes, des chômeurs, des précaires, et fait des scores plus importants que la moyenne chez les ouvriers et les employés. Pour voir plus loin, il faut commencer par saluer ce bilan et ne pas se tromper sur l’analyse. Quand nous remportons trois circonscriptions en Haute-Vienne, deux en Dordogne, ou encore celle du département de la Creuse, il n’est pas question de métropoles… Et quand l’extrême droite remporte la circonscription des 13e et 14e arrondissements de Marseille, il n’y a pas beaucoup de bourgs et de champs sur ce territoire… La lecture géographique est une vue de l’esprit, qui fait abstraction de l’histoire politique des territoires, de leurs structures sociales comme du travail militant qui y est mené. Oui, le Rassemblement national progresse, et il progresse malheureusement partout. Certains territoires y sont davantage perméables par leur histoire et leur sociologie. Il faut donc le combattre partout. Mais si certains pensent que, pour y parvenir, il faut abandonner les banlieues populaires et renoncer à la dénonciation du racisme ou de l’islamophobie, alors nous avons un désaccord fondamental.

Le PCF pense que la gauche s’est perdue en menant des combats qu’il juge légitimes – lutte contre les discriminations et les violences policières, féminisme, etc. –, mais au détriment du social…

Je suis convaincu que ce que vous décrivez ici n’est pas l’orientation du PCF, dont de nombreux militants s’investissent dans ces combats. Mais c’est en effet ce que semble penser Fabien Roussel… Cela me paraît être un contresens total : la bataille pour l’égalité des conditions de vie ne peut pas être déconnectée de celle pour l’égalité de tous, quels que soient son genre, sa couleur de peau, sa religion ou son orientation sexuelle. Ce serait une grave erreur : la gauche n’a rien à gagner à mimer le Rassemblement national ou à masquer certaines batailles pour lui complaire. On ne gagne jamais sur le terrain des autres. Nous nous adressons à tous et nous disons : ces tentatives de division agissent comme des diversions. Le RN cherche à faire vibrer la corde identitaire. Nous voulons faire vibrer la corde sociale et convaincre que le problème, c’est celui de ceux qui se gavent !

Le partenaire historique de LFI est le PCF. Que se passe-t-il avec ce dernier ? Il y a un problème Roussel ou un problème PCF ?

Fabien Roussel défend une ligne de réaffirmation du Parti communiste. C’est cette orientation qu’il a mise en œuvre à l’élection présidentielle. Au service de cette ligne autonome, il a défendu une orientation singulière avec laquelle j’ai dit mes désaccords. Aux élections législatives, le PCF a proposé des accords défensifs pour sauver ses députés sortants. Or la Nupes était un accord programmatique avec un objectif stratégique commun : élire une majorité de députés à l’Assemblée nationale. Par conséquent, Fabien Roussel s’est retrouvé dans cet accord un peu contraint et forcé. Mais ce n’est pas le cas des militants communistes qui, dans de nombreuses circonscriptions, ont mené campagne avec les autres composantes et sont aujourd’hui déterminés à continuer avec elles. Les choses vont donc dans le bon sens. Et je forme le vœu que l’espoir né dans ces deux campagnes électorales emportera même les plus récalcitrants.

À l’inverse, c’est l’entente cordiale avec le PS, au sein duquel Jean-Luc Mélenchon a milité durant trente-deux ans. Se peut-il que LFI soit une organisation banalement, classiquement social-démocrate ?

De mon point de vue, la France insoumise a permis à la gauche de renouer avec les positions de rupture qu’elle n’aurait jamais dû abandonner. Son programme est clair : sortir des mains du système capitaliste tout un pan de l’économie en constituant des pôles publics pour protéger les biens communs et satisfaire les besoins fondamentaux ; développer les formes de propriétés collectives à travers le développement de l’économie sociale et solidaire ou des coopératives ; renforcer les droits des travailleurs dans l’économie privée. Est-ce un programme social-démocrate ? Je ne crois pas. C’est un programme de rupture avec le capitalisme, un programme auquel l’urgence écologique a redonné une assise sociale plus large. Il peut rassembler aujourd’hui des catégories populaires, des classes moyennes et une jeunesse se forgeant une conscience politique par les revendications écologiques. Je crois donc que ces positions de rupture peuvent, à l’avenir, regrouper une majorité populaire.

Propos recueillis par Pierre Jacquemain

Partager cet article

Actus récentes

Abonnez-vous
à notre NEWSLETTER
quotidienne et gratuite

Laissez un commentaire