Gwenola Ricordeau : « Une autre police est impossible »
À quoi sert la police ? Pourquoi et comment l’abolir ? On a causé avec Gwenola Ricordeau, autrice de 1312 raisons d’abolir la police.
Gwenola Ricordeau est enseignante en justice criminelle à la California State University (Chico) et militante abolitionniste du système pénal. Elle est également l’autrice de Pour elles toutes. Femmes contre la prison (LUX, 2019).
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Regards. « Je déteste la police », voilà les premiers mots de l’ouvrage que vous venez de publier. Détester la police est pour vous une position politique. On démarre ce livre d’une façon assez radicale. Dites-nous, pourquoi avez-vous désiré publier ce livre, avec ces contributeurs, et puis… pourquoi 1312 ?
Gwenola Ricordeau. 1312, c’est une référence au slogan ACAB, All Cops Are Bastards, tous les policiers sont des bâtards. Je reviens sur ce slogan, très populaire, qui dit une détestation de la police, en ne tombant pas dans l’illusion qu’il y aurait de bons ou de mauvais policiers – même s’il a le défaut d’avoir une charge sexiste (bastards). Car le problème de la police, c’est son existence même. Pour parler de ce vaste sujet, il m’a paru important de réunir une diversité de contributeurs, de militants, pour faire de ce livre un espace où se rencontrent des discussions et des débats abolitionnistes ayant pour point commun de rompre avec le régime ordinaire de critique de la police.
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Pourquoi ne s’être concentré uniquement sur l’Amérique du Nord ? Ne craignez-vous pas que l’on balaye tous vos arguments au prétexte que, « en France, la situation n’est pas comparable » ?
J’avais l’idée de publier ce recueil de contributions à distance des mobilisations qui ont eu lieu après le meurtre de George Floyd, en 2020, d’avoir du recul et de pouvoir fournir un bilan critique des mobilisations abolitionnistes qui ont suivi. Si j’ai décidé de me limiter à l’Amérique du Nord, c’est principalement parce que j’y habite et que, de fait, il s’agit de l’espace géographique que je connais le mieux. Mais l’idée d’abolir la police n’est pas propre à cet espace. Il y a évidemment des différences entre les polices des pays, mais pas une différence de nature. La police étatsunienne tue davantage que la police française, mais en France aussi elle tue, pour les mêmes raisons, les mêmes catégories de personnes. L’activité policière varie selon les histoires nationales et les contextes politiques, mais sa fonction reste la même : protéger l’État.
« La police ne peut être qu’au service de l’État, elle sert à maintenir l’ordre raciste, patriarcal, capitaliste. »
C’est quoi la police et à quoi sert-elle ?
On entend souvent dire de la police qu’elle sert à assurer la sécurité des citoyens. Or, de multiples études ont montré qu’elle a un effet, sinon nul, du moins extrêmement limité sur la sécurité. Il y a bien d’autres facteurs qui ont un impact sur le niveau de criminalité : la répartition des richesses, l’intensité du lien social, etc. L’inefficacité de la police sur ce qui est appelé « la sécurité » est flagrante. D’ailleurs, la plupart des préjudices, des torts, ne sont pas traités par la police. In fine, la police n’est que le bras armé de l’État, elle sert à maintenir l’ordre raciste, patriarcal, capitaliste.
La police est raciste, la police coûte cher, la police « crée le crime », etc. Que fait-elle de bien ou de bon, la police ?
La police protège bien l’État. Mais à part ça, je ne vois pas. Il y a toute une propagande pour nous montrer une police « à visage humain », au service des citoyens. Cela fait partie de la « contre insurrection libérale » qu’évoque Dylan Rodriguez dans l’ouvrage. Une autre police est impossible, de la même façon qu’il n’y a pas d’autres prisons ou un autre capitalisme envisageable.
Abolir la police, ça veut dire quoi ? Parce que c’est une idée qui peut être impressionnante, pour ne pas dire effrayante…
Personnellement, c’est le système actuel que je trouve effrayant. Cette idée que sans police, ce serait le chaos, il faut la renverser car aujourd’hui, on est dans une société profondément inégalitaire. Le chaos, il est là. Cette fausse évidence que la police est là pour nous protéger est tenace. Mais qui est ce « nous » ? La perspective abolitionniste ne prône pas de se faire justice soi-même, mais d’organiser la société différemment pour réduire les préjudices. Il y a aussi une illusion qui serait que la police serait réformable : les réformes ont très peu d’effets, voire sont contre-productives. Aucune réforme ne peut changer la nature et la fonction de la police. Elle ne peut être qu’au service de l’État. Le discours réformiste participe d’une légitimation du système en place. D’où l’importance de mener la bataille sur le champ politique, de construire un camp révolutionnaire dénonçant l’idée d’une police qui pourrait être au service d’une politique progressiste. Lorsqu’on y songe, la plupart d’entre nous gérons la plupart des préjudices et les conflits sans avoir recours à la police. Plutôt que d’avoir peur d’une page blanche que serait l’abolition, il faut se tourner sur nos savoirs et nos expériences, individuels comme collectifs, extrêmement riches pour penser une autre société.
« Une autre police est impossible, de la même façon qu’il n’y a pas d’autres prisons ou un autre capitalisme envisageable. »
Et justement, après l’abolition de la police, dans quel monde, quelle société vivrons-nous ?
L’abolitionnisme que je défends se situe dans une perspective révolutionnaire. Il ne s’agit pas simplement d’appeler à abolir la police, on peut même craindre une abolition qui passerait par le développement de technologies, de certains corps de métier (comme les travailleurs sociaux) qui récupéreraient des fonctions auparavant assurées par la police. La construction d’une société égalitaire, ne reposant pas sur le capitalisme, n’entraîne pas une disparition des préjudices ou des torts, mais permet une prise en charge d’une autre manière : non punitive. La punition n’est pas une solution, elle participe du problème. L’abolitionnisme est un processus global, en termes d’organisation économique, sociale, politique. C’est pour cela que l’abolitionnisme est révolutionnaire.
Propos recueillis par Loïc Le Clerc