La police française maintient l’ordre et ses traditions

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À l’automne 2015, Regards consacrait le dossier « BANLIEUES : CE QUE LES RÉVOLTES ONT CHANGÉ » à sa revue, 10 ans après les « émeutes ». En 2023, après le meurtre du jeune Nahel, la France semble rejouer inlassablement la même tragédie. Voilà pourquoi nous désarchivons, cet été, tous les articles de ce dossier brûlant d’actualité.

Centralisée au point de se couper des populations, imprégnée d’une culture du maintien de l’ordre plutôt que de la protection des citoyens, en voie de militarisation, la police française n’a pas saisi l’occasion d’évoluer après les émeutes urbaines.

« Les agents du service public sont là pour vous. » Depuis le mois de juin, une campagne interministérielle veut inciter « les jeunes » à « respecter » davantage les sapeurs-pompiers, agents de Pôle emploi, gendarmes et policiers. En ce qui concerne ces derniers, il est permis d’émettre des doutes quant à l’efficacité de la vidéo, a fortiori après la relaxe, le 18 mai dernier, des deux gardiens de la paix poursuivis après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, dans un transformateur électrique, en octobre 2005. Une annonce qui a soulevé l’indignation dans les quartiers populaires et renforcé la perception d’une impunité policière.  

À DISTANCE DES POPULATIONS LOCALES

Si le drame de Clichy-sous-Bois n’a pas débouché sur une condamnation pénale pour non-assistance à personne en péril, les émeutes urbaines qui ont suivi auraient pu au moins amorcer une réflexion politique sur le rapport entre les forces de l’ordre et les minorités vivant dans les territoires paupérisés. Au Royaume-Uni, après les émeutes de Brighton en 1981 et le rapport du juge Scarman critiquant les contrôles d’identité ciblant les minorités, les principes du community policing ont été diffusés parmi les chefs de police britanniques, tandis que les erreurs commises lors de l’enquête sur le meurtre raciste de Stephen Lawrence en 1993 ont donné lieu au rapport McPherson, qui dénonçait un « racisme institutionnalisé » dans la police. Rien de tel en France, où la mort des deux jeunes et les émeutes n’ont fait l’objet d’aucun rapport officiel.  

Du point de vue des politiques et de la police, le bilan des trois semaines de violences à l’automne 2005 est positif dans la mesure où il n’y eut ni morts ni blessés. Pourquoi donc modifier la manière de faire la police ? Dix ans après, les relations avec les habitants des banlieues demeurent tendues, structurées par l’histoire institutionnelle d’une police qui s’est construite à distance de la population. Comme l’explique la sociologue Dominique Monjardet dans son ouvrage Ce que fait la police (1996), la police française a toujours été davantage tournée vers le maintien de l’ordre, la sécurité d’État et la lutte contre la grande délinquance que vers la protection des citoyens.

La France est l’un des États où les contrôles discriminatoires sont les plus nombreux, aux côtés de la Grèce et de la Hongrie.

Si sa centralisation bureaucratique ne date que de son étatisation en 1941, cette coupure avec les populations locales a été accentuée, pendant la Guerre froide, par la focalisation sur la répression et la surveillance du Parti communiste. L’historien Emmanuel Blanchard, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), explique ainsi que selon le préfet de police de Paris Jean Baylot, « pour réprimer les manifestations d’ouvriers communistes à Paris, il était préférable de faire venir des gardiens de la paix de province. Depuis, les choses ont peu évolué : du fait de la nationalisation du recrutement, par concours, pour devenir gardien de la paix et du système des mutations, les effectifs affectés dans les banlieues parisiennes sont le plus souvent des jeunes de province peu expérimentés qui restent au maximum quatre ou cinq ans et qui n’ont qu’un but, repartir le plus vite possible chez eux. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’ils connaissent mal les quartiers et leurs habitants. »

UNE TRADITION DISCRIMINATOIRE

La période de la guerre d’Algérie a renforcé la centralisation, mais aussi les prérogatives et l’armement de la police. Après l’Indépendance, les souvenirs de la guerre restent vifs dans les rangs de la police française, qui accueille de nombreux “rapatriés” ayant exercé en Afrique du Nord. « Aujourd’hui, le passé colonial pèse moins directement que dans les années 70 et 80, nuance toutefois Emmanuel Blanchard. Les policiers affectés dans les banlieues étant nés après les années 80, ils ne côtoient pas les policiers qui avaient participé à la répression des Algériens dans les années 50 et 60 et qui étaient souvent assez durs et racistes. On voit bien que les quartiers où ont régulièrement lieu les affrontements ne sont pas particulièrement algériens ni mêmes maghrébins. Pour autant, la figure de “l’ennemi de l’intérieur” n’a pas disparu. La généalogie des actuelles Brigades anti-criminalité les inscrit en partie dans la continuité des ex-Brigades des agressions et violences créées en 1953 et qui, sous couvert de lutter contre les “agressions nocturnes”, étaient en réalité chargée de contrôler et de ficher les Français musulmans d’Algérie. » 

De fait, le “profilage racial” reste d’actualité. D’après la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), la France est même l’un des États où les contrôles discriminatoires sont les plus nombreux, aux côtés de la Grèce et de la Hongrie. Malgré l’engagement de campagne de François Hollande à lutter contre le “délit de faciès” dans les contrôles d’identité, la réforme obligeant les policiers à remettre des récépissés aux personnes contrôlées a été abandonnée dès l’été 2012. Aucune autre mesure concrète n’a été prise, si ce n’est, depuis 2014, l’obligation pour les policiers de porter un numéro de matricule visible.

Depuis les années 1990, le fossé n’a cessé de se creuser entre les forces de l’ordre et la population, faisant du système de police français le plus centralisé de toutes les démocraties occidentales. Dans son ouvrage La police contre les citoyens, Christian Mouhanna met en avant plusieurs facteurs, parmi lesquels le remplacement de la présence continue et familière des patrouilles à pied par l’intervention ponctuelle des policiers en voiture. La spécialisation croissante des policiers, affectés à des unités dédiées à des types de délits précis, s’est également faite au détriment d’un travail “généraliste” d’écoute de la population. Enfin, les progrès techniques liés à l’informatisation et au GPS ont renforcé le contrôle central des agents locaux, leur laissant peu de marge de manœuvre sur le terrain. Les émeutes de 2005 n’ont fait que renforcer cette tendance, les difficultés logistiques éprouvées par les policiers en raison d’une information souvent défaillante ont en effet conduit le ministère de l’Intérieur à investir massivement dans les technologies de surveillance, et notamment dans les drones survolant les espaces urbains.

UNE POLICE PLUS MILITARISÉE QUE DE PROXIMITÉ

Mais pour le sociologue Fabien Jobard, l’événement saillant pour les policiers a été, en 2005 et surtout en 2007, lors des deux nuits d’affrontements à Villiers-le-Bel, le recours à l’arme à feu par les émeutiers. Cette nouvelle donne n’a toutefois pas entraîné de changement de paradigme dans la conception policière : « La gestion des émeutes relève toujours de la doctrine classique du maintien de l’ordre et l’usage des armes relève toujours du cadre de la légitime défense », écrit-il dans le dernier numéro de Mouvements, réfutant le fantasme d’une « préparation de la guerre civile » ou d’un « régime permanent d’exception ». Pour autant, on peut parler de “militarisation” de la police dans deux sens bien précis : d’une part, une police « formée d’agents manœuvrant par petits groupes rattachés à une unité constituée, équipée d’outils défensifs et offensifs plus lourds et diversifiés que les policiers des équipages habituels, obéissant à une chaîne de commandement stricte ne leur permettant que peu d’initiative, socialisés en caserne et éloignés du territoire et des habitants ». D’autre part, « la formation d’unités de police type commandos ».

La police française a toujours été davantage tournée vers le maintien de l’ordre, la sécurité d’État et la lutte contre la grande délinquance que vers la protection des citoyens.

Les évolutions ne sont cependant pas linéaires. Une circulaire de 2014 limite l’usage du taser et de certains flashballs, par exemple. Depuis les années 1990, des réformes visant à améliorer les relations avec les habitants sont également tentées, notamment sous Lionel Jospin avec des “polices de proximité” ancrées sur un territoire, tissant des liens avec les associations, les services sociaux ou les offices HLM pour régler les problèmes des habitants. Alors même que les expériences en la matière sont concluantes quand elles sont réalisées dans de bonnes conditions, la réforme de la proximité est abandonnée en 2003 sous la houlette de Jean-Pierre Raffarin et de son très actif ministre de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales, Nicolas Sarkozy, cédant aux résistances des organisations policières qui refusent de “faire du social”. C’est qu’une réforme d’envergure nécessite une volonté politique suffisamment forte pour rompre avec des décennies de tradition policière centrée sur le maintien de l’ordre. « Le pouvoir exécutif peut difficilement aller à l’encontre de la culture professionnelle des forces de l’ordre quand il est en position de faiblesse dans l’opinion publique, explique Emmanuel Blanchard. Un président qui est en mal de légitimité ne peut pas se permettre de se mettre la police à dos. »

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