« Une gauche de conquête et de rassemblement »
François Ruffin se veut social et démocrate. Social-démocrate ? On a proposé à six personnalités de gauche de prolonger la réflexion. Pierre Dharréville est député PCF des Bouches-du-Rhône.
Nous sommes au cœur d’une crise. Sociale, écologique, politique. Une crise anthropologique, en fait : une crise de l’humain, une crise de sens. Le philosophe Lucien Sève la décrivait comme une « décivilisation sans rivage », et appelait à ce qu’on prenne à bras le corps cette cause, la cause du genre humain. Dans ce monde régi par le système capitaliste, pour lequel l’argent est la valeur suprême, la fin justifie les moyens : l’humain est instrumentalisé et chosifié, et son environnement avec.
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Cela se vérifie dans le travail : travailler toujours plus, dans des conditions les moins-disantes possibles, avec les rémunérations les moins « coûteuses » et en se créant les droits les plus rudimentaires. Il s’agit de former non plus à des métiers mais à des tâches, non plus pour des qualifications mais pour des compétences, non plus à être producteur mais à être productif, non plus à être citoyen mais à être collaborateur, non plus à être humain mais à être outil et complément de la machine. Alors, au bout du processus, au cœur du quotidien le sens du travail s’évanouit. Et c’est par-là, pourtant, comme le dit le psychanalyste Roland Gori, que quelque chose peut renaître parce que l’humain y a de la prise. Cela se vérifie dans l’éducation qui doit fournir ces humains « employables ». Cela se vérifie dans la culture que l’on veut réduire à sa fonction de divertissement et de bien de consommation. Cela se vérifie dans la fabrique de l’information, là où elle est conçue pour anesthésier, décourager, coloniser ou dérouter les consciences. Cela se vérifie dans la santé, pilotée par les chiffres, gérée dans un esprit de contrôle, investie par les intérêts privés…
Le genre humain s’abîme
Nous sommes empêchés de nous épanouir et de nous réaliser. Paul Vaillant-Couturier ne dénonçait pas autre chose en 1936 quand il écrivait : « Nous proclamons l’individu ». Proclamons la personne humaine, dont le capitalisme écrit la négation. La personne humaine dans toute sa dimension de sociétaire d’une humanité partagée, reconnaissant l’égale dignité de toutes les autres, libérée de toutes les dominations, à commencer par la domination patriarcale qui mine l’humanité depuis la nuit des temps.
Sous le règne du capitalisme, seuls décident vraiment les grands propriétaires, les possédants. Dans ce système, l’heure est en permanence à la marchandisation et à la privatisation de tout. Où sont les biens communs, où est le commun ? C’est notre commun fondamental qui est abîmé : la planète, le climat, la paix, l’égale dignité des femmes et des hommes. Quel horizon pouvons-nous nous proposer ? Y a-t-il une autre option raisonnable que le partage des savoirs, des avoirs et des pouvoirs ? Domestiquer le capitalisme, on s’y est déjà essayé, en relativisant les problèmes qu’il crée, et il a domestiqué la démocratie pour sauver les apparences. Le capitalisme conduit l’humanité à sa perte ; l’humanité doit reprendre la main.
Face à ces questionnements vertigineux, nous avons besoin d’un espoir : en rabattre sur les objectifs serait le signe d’un renoncement. Il ne s’agit donc pas d’être modéré. Jaurès proclamait déjà en 1900 : « Je ne suis pas un modéré ». Mais il ne s’agit pas non plus d’être dans l’outrance et l’exaltation. Il s’agit d’espérer et de construire. C’est pourquoi nous avons besoin d’un processus. D’un processus démocratique de réappropriation du monde, de nous-mêmes, de notre destin commun. D’un processus révolutionnaire, non pas parce qu’il serait trempé dans le bain de l’excès, mais au sens où il installera des ruptures pour un véritable changement. C’est ce qu’avec d’autres, je nomme communisme.
La trahison historique de la social-démocratie
Ce processus ne pourra être l’objet que d’un mouvement populaire, de mouvements populaires conscients. C’est pour cela qu’il y a besoin de la rencontre, du militantisme, d’organisations collectives, de rassemblement. C’est pour cela qu’il y a besoin de culture, d’art, de création et d’éducation populaire. La culture est la condition du politique : s’interroger, comprendre les contradictions du réel, mesurer l’ampleur des possibles, exprimer ses convictions, ses colères et ses désirs, ouvrir les imaginaires… Dans une époque qui fait la part belle aux raisonnements binaires, à l’injonction de l’immédiat, nous avons résolument besoin de recréer des espaces de politique, d’expression des rapports de force, de résolution des contradictions, de conscience sociale…
Ce projet mérite un combat, avec ses accélérations et ses ralentissements. Mais l’ampleur des défis appelle une visée inspirante et une volonté inscrite dans la durée. Notre présent regorge de déjà-là d’un monde à venir. Jusque dans nos institutions, même s’il faut se garder de croire que l’institution nous suffise et se suffise. Je pense à la sécurité sociale, qui soustrait au capitalisme tout un champ, toute une richesse pour la mettre en partage afin de répondre aux besoins. Des femmes, des hommes se mobilisent, s’investissent, réfléchissent, proposent, agissent. Rien ne pourra se faire sans elles, sans eux. Rien ne pourra se faire sans que leur nombre grandisse au point que chacun, chacune, à sa façon se sentira concerné. Le mouvement des gilets jaunes, à sa manière, a été le témoignage d’une crise du mouvement populaire en même temps que d’une aspiration profonde. Notre société est sous tension, elle est abîmée. Il faut restaurer ses ressources ; elle en a.
Personne n’a oublié qu’elle a beaucoup déçu au pouvoir, qu’elle n’a pas su ou pas voulu gouverner avec le monde du travail et de la création comme il l’aurait fallu. La social-démocratie, dominante, s’était rangée depuis 1983 aux sirènes du néo-libéralisme qui ne pouvait rien avoir de social. Dans notre pays, la dernière parenthèse social-démocrate, a débouché sur le moment macroniste, modèle de gestion technocratique et autoritaire au service du capital, avec sa promesse insensée de la fin de la politique par l’extinction du clivage droite-gauche. Les dernières expériences ont conclu à l’invalidation de cette hypothèse, incapable de produire de nouvelles dynamiques sociales face au rouleur compresseur du capitalisme. Les forces dominantes sont en train de réviser leur logiciel. Dans un monde où remontent les nationalismes et les tensions, la menace est désormais clairement installée d’une droite inspirée par l’extrême droite quand ce n’est pas l’extrême droite elle-même, mettant en place des états plus ou moins dirigistes, sécuritaires, belliqueux, réactionnaires, manipulateurs et avilissants, mais qui seront au final les meilleurs alliés d’un capitalisme reformaté pour perdurer. Il faut être à la hauteur.
Conquête et rassemblement au nom d’une gauche déterminée
Il n’y a que des pièges à s’enfermer dans la posture. La gauche se perdra si elle se contente de leçons de morale, d’activisme, de providentialisme, de populisme, de dénonciation tribunicienne. Elle doit construire. Et se garder du « tout ou rien », qui la rendrait inutile et serait une forme non assumée du renoncement. A contrario, elle se perdra aussi si elle en rabat, si elle laisse espérer un changement suffisant dans la grande coalition, l’esprit de compromis, la pratique de l’arrangement, donnant prise à la confusion que cherchent à créer les forces de l’argent comme les forces d’extrême droite. Elle doit afficher une volonté de conquête, en cherchant inlassablement, dans les conditions du réel, dans le rapport de forces en mouvement, à gagner tout ce qu’elle peut sans vouloir faire illusion : partir du réel, aller à l’idéal. Et dans le réel, pour obtenir des victoires, ou parfois pour éviter le pire, elle doit au quotidien se rendre utile et prendre position, ne pas laisser penser qu’en dehors d’elle-même tout se vaut. Cela ne se joue pas à huis-clos. Il y a des liens forts à tisser dans la société, des énergies à rassembler. Il faut se garder des visions binaires. Comme au rugby, créer des rapports de force et marquer les points à chaque temps fort, sans jamais perdre de vue la ligne de but. L’esprit de conquête, l’esprit de rassemblement.
C’est de gauche, d’une gauche déterminée dont il y a besoin. Avec en son sein des forces qui portent haut une visée émancipatrice. Nous savons que la gauche est diverse, que nous ne sommes pas d’accord sur tout, et ces débats traversent la société. Mais au regard des régressions enregistrées, au regard de la gravité de la situation au plan mondial, au regard de l’acuité des inégalités, au regard de l’urgence des défis écologiques, au regard de l’ampleur de la crise anthropologique, il y a bien du chemin à faire ensemble.
Pierre Dharréville