Davos : l’Internationale des « contre-Lumières »

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Le président libertarien d’extrême droite argentin, Javier Milei, a prononcé un important discours à visée globale. Roger Martelli revient sur son contenu et l’analyse.

Le président de la Nation argentine, Javier Milei, est intervenu lors du dernier forum de Davos. Réputé comme un agité de la communication politique, il a offert, à un parterre médusé, un condensé de l’idéologie sous-tendant l’expansion de l’alt-right, cette « droite alternative » que l’arrivée au pouvoir de Trump a imposée comme un modèle potentiellement dominant. Le site du Grand Continent a eu l’heureuse idée de nous en fournir une traduction intégrale et commentée.

Retour vers un passé lointain

Milei n’y va pas par quatre chemins : ce qu’il propose est la base d’une contre-offensive de « l’Occident ». Il ne s’embarrasse pas ici de considérations géostratégiques, opposant un « Nord global » à un « Sud global ». Il veut voir plus loin, et redonner à l’Occident les valeurs qui ont fait de lui « le sommet de l’espèce humaine », le vecteur d’un « processus de création de richesses jamais vu auparavant ». Le cœur de son pouvoir d’attraction, nous dit-il, était dans la volonté de libérer la créativité humaine en mettant au centre de tout la « liberté individuelle », opposée aux « caprices du tyran ».

Pourquoi l’Occident a-t-il perdu sa force propulsive ? Parce qu’il s’est laissé ronger de l’intérieur par le « wokisme ». Que vous soyez de droite ou de gauche, vous savez depuis quelque temps que la « pensée woke » est l’archétype du politiquement correct, et donc le paroxysme de la pensée fausse. Mais vous ne savez pas nécessairement ce qu’il y a derrière ce concept, encore inconnu il n’y a pas si longtemps. Le wokisme, nous explique le nouveau maître de l’Argentine, n’est pas le mal de notre époque, mais le résultat d’un long délitement amorcé au XVIIIe siècle. Sa base est en effet « l’idée sinistre, injuste et aberrante de justice sociale », qui débouche sur un « programme socialiste », fondé sur la promotion du « plan centralisé », légitimé par toutes les « idéologies collectivistes », dont les plus pernicieuses ont même réussi à se nicher, après 1945, au cœur même du « paradigme libéral ».

En bref, au lieu d’ouvrir la voie d’un triomphe de la liberté infinie des individus, l’essor des Lumières et de la Raison a préparé à « l’expansion infinie de l’État aberrant ». Trois siècles de wokisme ont produit des sociétés où le libre-échange des biens et des services a été remplacé par la distribution arbitraire des richesses sous la houlette de l’État. Si l’on veut s’en sortir, si l’on veut s’écarter de l’étouffement et « construire un nouvel âge d’or », il n’y a pas d’autre solution que « la réduction drastique de la taille de l’État ». Et celle-ci, à son tour, suppose « un tournant » copernicien, « la destruction d’un paradigme et la construction d’un autre ». Sur qui s’appuyer pour imposer ce tournant copernicien ? Milei ne cache pas les noms de sa tribu : le « merveilleux » Elon Musk, la « féroce dame italienne » Giorgia Meloni, le salvadorien Nayd Bukele, le hongrois Viktor Orban, l’israélien Benjamin Netanyahou et bien sûr Donald Trump aux États-Unis.
Que l’on ne s’y trompe pas : l’énumération des noms ne se contente pas de nous dire que se constitue dans les faits une Internationale du « national-capitalisme autoritaire » (voir notre article). La visée énoncée est proprement anthropologique et copernicienne. Il ne s’agit pas seulement de revenir à la « contre-révolution conservatrice » des années Reagan, ni aux compromis keynésiens « fordistes » de l’après 1945, mais de nous ramener en deçà du projet émancipateur des Lumières et du temps des révolutions occidentales.

Milei ne se contente pas de réaffirmer, comme la pensée de droite classique, que l’inégalité est naturelle et qu’elle est source d’émulation et donc de progressivité. Il va jusqu’à suggérer une révolution langagière. Il y a des droits (à la vie, à la liberté, à la propriété) dont il n’est pas nécessaire de réclamer l’application : il suffit de dire qu’il ne faut en aucun cas y toucher. Ces droits sont qualifiés par lui de « négatifs ». Au contraire, à partir de la fin du XVIIIe siècle, on s’est habitué à réclamer la mise en œuvre obligatoire de droits qui n’existaient pas (ils sont donc « artificiels » pour Milei) et dont le caractère innombrable et coûteux appelle nécessairement à l’intervention infinie de l’État.
Renversement copernicien… De même que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil, de même c’est le « négatif » d’hier qui doit devenir l’axe vertueux autour duquel tourne la société tout entière. En revanche, le « positif » d’aujourd’hui, le féminisme, l’inclusion, l’immigration, l’avortement, l’environnementalisme « fanatique », l’avortement ou les théories du genre sont autant de ferments de désagrégation, pour une liberté qui devrait faire reposer le mérite sur les seules vertus de l’épargne, de l’investissement-réinvestissement et du travail. Le « wokisme », nous dit Milei, se veut un vecteur d’émancipation ; il n’est en fait que le fourrier de la tyrannie exercée par l’État.

Une société de la realpolitik

Plus encore qu’un libertarisme poussé à l’extrême, la visée énoncée est celle d’un projet de société reliant la promotion d’une accumulation prédatrice des biens, la justification de l’inégalité par la libre concurrence et la création « faustienne », la revendication de l’ordre pluriséculaire des ordres, des classes et des statuts et la soumission aux autorités naturelles. Ajoutons que cette vision s’accommode de l’idée que l’inégalité indépassable oblige à relier l’autorité à la puissance, qu’elle contraint au réalisme et à l’acceptation des antagonismes. L’Occident, ne craint pas d’affirmer Milei, s’est laissé assoupir par la conviction que l’effondrement du soviétisme assurait à tout jamais son triomphe. « La paix nous a rendus faibles ». Une autre façon de rappeler que la paix a nourri l’angélisme, faisant oublier que l’Occident attirait les jalousies et les ressentiments, nourrissant inlassablement ses ennemis, de l’extérieur comme de l’intérieur.

Il ne suffit pas qu’un projet soit cohérent pour qu’il réussisse. Toute cohérence se heurte à l’épaisseur des réalités, au jeu des contradictions, aux aléas d’une histoire toujours déterminée. Mais si un projet rétrograde rencontre les évolutions d’une période, sa cohérence doit être traitée avec sérieux, voire prise au mot, si l’on veut éviter que sa potentialité ne devienne une réalité universelle.

Et quand, dans des lieux différents et sous des habillages multiples, une cohérence de ce type se dessine, mieux vaut se dire que seule une cohérence au moins aussi forte permettra que les contre-offensives concrètes se raccordent suffisamment pour peser et contredire les inhumanités prévisibles. Les générations d’après 1945 se sont habituées à l’idée que la Bête n’avait plus d’espace, ou bien qu’il suffirait de réactiver contre elle les idées et les affects qui avaient permis de terrasser ses prédécesseurs. Quand bien même les phénomènes actuels, en Europe ou ailleurs, évoquent irrésistiblement les fascismes de l’entre-deux-guerres, la simple évocation démocratique ou les symboliques de l’antifascisme ne suffisent plus.

Nous sommes sans doute à un basculement d’époque, où ni le capitalisme ni sa négation ne peuvent se déployer comme avant, où la démocratie peut graduellement se retourner en son contraire, où le ressentiment peut pousser la colère vers l’aggravation même des logiques qui la nourrissent, où la contestation sans espérance alternative peut conforter les résignations au lieu de mettre en cause les responsabilités des maux existants.

Dans ces moments de bascule, rien ne serait pire que de répéter les formules du passé. Par exemple, il est vrai que, quand on conteste les effets d’un système social, on peut légitimement disputer pour savoir s’il est possible d’y remédier au sein du système ou s’il faut au contraire rompre avec lui. Mais quand les cheminements de l’histoire ont dévalorisé l’idée qu’une autre société est possible — ce fut le résultat du XXe siècle —, n’y a-t-il pas un risque, en exacerbant la frontière qui sépare la radicalité de la rupture et le réalisme de l’accommodement, de laisser les majorités à ceux qui s’installent dans le système, même s’ils clament qu’ils sont radicalement contre la « caste » ou contre « l’establishment » ?

Rupture avec deux siècles d’histoire

Javier Milei pousse jusqu’au bout l’intuition que l’extrême-droite a formalisé dès les années 1970, selon laquelle l’égalité était la question centrale des XIXe et XXe siècles et qu’elle n’est plus celle du siècle en cours. Le fer de lance de la « Nouvelle droite, Alain de Benoist, proposait à l’époque de mettre au centre la notion d’identité. Un peu plus tard, en 1993, l’américain Samuel Huntington popularisait la notion de « choc (clash) des civilisations ». Milei pousse le plus loin possible cette conviction : le sort de l’humanité repose sur la victoire, non pas d’une civilisation, mais de « la » civilisation que « l’Occident » a universalisée en mettant en avant les seules références soutenables (droit à la vie, à la liberté, à la propriété). « La » civilisation ou le déclin, l’identité occidentale ou le chaos…

C’est une vision de l’histoire et du monde que Milei propose pour souder la nouvelle Internationale. Une vision qui pousse à réécrire les fondamentaux des sociétés humaines, en effaçant plus de deux siècles d’histoire. Cette longue période fut celle de vives contradictions. Elle fut celle du capitalisme dominant, mais aussi celle de ses contestations, notamment celle du mouvement ouvrier. Elle fut elle de l’impérialisme colonisateur, mais aussi celle des mouvements qui se dressèrent contre lui. Elle fut celle de l’industrie triomphante et de ses apports, mais aussi celle de son envers (l’exploitation) et de ses dérives (le productivisme). Elle fut celle de l’affirmation de l’individu libre, contre tous les assujettissements, mais elle fut aussi celle de l’individualisme qui sépare les êtres humains dans la vaste arène de la concurrence et de la méfiance. Elle fut celle des grandes espérances libératrices, mais aussi de leurs échecs, voire de leurs perversions.

Milei nous demande de couper les liens avec cette complexité historique, mais en renonçant à l’idée que la société des êtres humains ne peut reposer que sur des droits, à la fois juridiques et concrets, qui nous obligent à penser ensemble l’égalité, la liberté et la solidarité et qui font de l’émancipation le maître-mot de l’universalité.
Nul ne pourra dire qu’il ne savait pas. Choisir la nouvelle Internationale, c’est se séparer d’une longue histoire humaine et ouvrir la porte à un avenir dont on peut tout craindre. Si l’on ne veut pas de cette voie, il faut se convaincre que s’y opposer nécessite des débats vigoureux, entre les projets de société, entre la droite et la gauche, comme à l’intérieur de la gauche. Ces débats ne pourront pas être feutrés, ils ne s’accommodent pas des consensus mollassons. Mais ils ne doivent pas estomper le fait que se dessine, de plus en plus à droite, un avenir invivable, qui constitue le danger principal.
Il conviendra alors d’éviter le piège des mots. Ce n’est pas parce que Trump, Milei ou les extrêmes-droites européennes se réfèrent à « l’Occident », qu’il faut être « anti-occidental ». Ce n’est d’ailleurs pas seulement en s’opposant à la nouvelle Internationale qu’on parviendra à contrecarrer ses projets. Comme toujours, c’est en reliant le refus à une espérance et à un projet que l’on évitera le pire.

La gauche a un rôle à jouer dans cet enjeu universel. Elle s’est construite historiquement sur le parti pris de l’égalité. Elle est dépositaire d’une histoire, à la fois positive et négative de ce parti pris, qu’elle a toujours rattaché à ceux de la liberté et de la fraternité. Mais si elle veut être à la hauteur de cette histoire, elle ne devra pas oublier les responsabilités qui en découlent. Il ne lui suffira pas de redire ses valeurs, mais de les revisiter, de les reformuler s’il le faut. Il ne lui suffira pas de juxtaposer ses demandes et propositions, mais elle devra leur donner la force d’un projet et d’une méthode démocratique pour le faire entrer dans la vie. Et, en son sein, elle devra affermir la culture qui lui permet d’être, indissociablement, diverse et rassemblée.

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