Marx est-il écolo-compatible ?
ARCHIVES. Les courants marxistes et écologistes se sont longtemps ignorés, quand ils n’ont pas nourri une certaine hostilité réciproque. Mais il est temps de cerner l’origine des désaccords et de chercher les convergences que l’époque rend nécessaire.
Qualifiés parfois de « petits bourgeois », voire de « réactionnaires », les combats écologistes ne passionnent pas toujours les marxistes. D’une part, l’idée de « limites naturelles » à l’activité humaine, la critique du progrès technique et la célébration des sociétés frugales ou « primitives » dans certains courants décroissants sont soupçonnés de dissimuler un conservatisme qui ne dirait pas son nom. D’autre part, la tendance à conférer une valeur stratégique aux modes de consommation cadre mal avec une théorie qui s’est construite autour de la figure révolutionnaire du producteur. Une politique d’éducation à la consommation durable sera donc toujours moins efficace pour changer en profondeur un système économique qu’une politique qui s’attaque en amont aux modes de production.
« La disparition du capitalisme est la condition nécessaire mais non suffisante d’une co-évolution équilibrée des systèmes vivants. »
Jean-Marie Harribey
Fécondation mutuelle
La méfiance est tout à fait réciproque. Bon nombre d’écologistes renvoient le marxisme et ses expériences réelles à une modernité « prométhéenne » fondée sur une promesse impossible d’abondance qui ne considère la nature que pour la dominer. « Marx participe totalement de l’idéologie biblico-cartésienne de la conquête de la Nature », juge par exemple l’économiste et théoricien écologiste français Alain Lipietz.
Malgré cette défiance ancienne et mutuelle, une fraction du marxisme essaie depuis quelques années d’incorporer les enjeux écologiques dans son paradigme et de démontrer qu’il n’est pas nécessairement productiviste. Pour l’économiste Jean-Marie Harribey, la condition nécessaire de la naissance d’un marxisme écologique est « un dépassement complet » du marxisme qui s’est « réduit à la collectivisation des moyens de production sans que les rapports sociaux ne soient en rien modifiés ». Inversement, « la pensée de l’écologie politique ne saurait prétendre au titre de nouveau paradigme si elle ne réussissait pas à s’intégrer dans un ensemble plus vaste visant à une transformation sociale. » Ce travail de fécondation mutuelle des deux paradigmes implique, d’une part de replonger dans les textes de Marx pour y étudier de plus près les passages où il évoque le rapport de l’homme à la nature, et d’autre part d’appliquer les outils marxistes de la critique du capitalisme à la question écologique.
Chez Marx, des traces de vert
Le sociologue américain John Bellamy Foster fait partie de ceux qui ont entrepris de repérer tout ce qui relève d’une approche environnementale dans les textes mêmes de Marx. Après tout, le jeune penseur allemand découvre la lutte des classes non pas dans les villes industrielles anglaises, mais autour de la privatisation des forêts et de l’exclusion des usages communaux. Si le terme « écologie », forgé par son contemporain Ernst Haeckel en 1866, n’apparaît pas dans ses textes, Marx décrit bien dans Le Capital comment le capitalisme a rompu de façon « irréparable » l’« interaction métabolique » entre les êtres humains et la terre. L’agriculture mécanisée, l’industrie, le commerce sur de longues distances et la nécessité de nourrir les populations récemment urbanisées ont en effet irrémédiablement appauvri les sols. « La rupture de ce métabolisme ne signifiait rien moins que la mise en danger de la « condition naturelle éternelle de la vie des hommes » », écrit Foster dans Marx écologiste. L’exploitation du travail et l’épuisement de la nature, qui sont les seules sources de toute richesse, sont deux processus inséparables dans le capitalisme, qui détruit ainsi les conditions écologiques de sa propre reproduction.
Une relecture qui ne convainc pas toujours les écologistes. Pour Fabrice Flipo par exemple, cette attention ponctuelle à la nature ne suffit pas à « faire système dans le sens d’un écologisme ». Le philosophe pointe notamment l’absence d’élaboration chez Foster de la question des choix technologiques, qui est pourtant déterminante pour réfuter l’accusation de productivisme. Mais surtout, « le paradigme marxien ne permet pas de désigner les forces sociales susceptibles d’œuvrer pour une société plus écologique » et de conclure que « l’écologisme est un nouveau paradigme » en soi, qui ne peut être simplement absorbé par le marxisme.
Les conséquences écologiques du capitalisme
Il n’empêche que, sans tomber dans l’anachronisme qui ferait de Marx un écologiste avant l’heure, sa distinction entre la « valeur d’usage » et la « valeur d’échange » des marchandises semble pertinente pour analyser l’incompatibilité entre capitalisme et respect de l’environnement. Marx distingue le travail en général, qui est une caractéristique anthropologique dont le but est de produire des valeurs d’usage (propres à satisfaire des besoins), et le travail particulier au capitalisme, dont le but est de produire des valeurs d’échange (qui dégagent un profit). Dans ce dernier cas, la production de valeurs d’usage n’est plus une fin mais un moyen. D’où le risque, selon le philosophe Jacques Bidet, que les vrais besoins ne soient pas satisfaits et que, au contraire, des « contre-utilités » rentables mais destructrices (les canons, la malbouffe) soient engendrées. Le principe de la critique écologiste serait donc implicitement contenu dans cette distinction.
Trop occupé à étudier l’antagonisme fondamental entre le capital et le travail dont le dépassement ne serait réalisé que dans le communisme, Marx aurait toutefois négligé de développer les conséquences écologiques du capitalisme. Il ne resterait donc plus aux marxistes d’aujourd’hui qu’à poursuivre ce travail inabouti et imaginer un système qui subordonne la valeur d’échange à la valeur d’usage, en organisant la production en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement.
Reste à savoir, cependant, si le procès de production capitaliste est vraiment le seul responsable de la fragilisation des écosystèmes. « Certaines sociétés techniquement peu développées et non soumises à la loi du profit peuvent être contraintes à des pratiques agricoles qui épuisent rapidement les sols, rappelle Jean-Marie Harribey. Inversement, au sein de sociétés techniquement avancées, la disparition du capitalisme est la condition nécessaire mais non suffisante d’une co-évolution équilibrée des systèmes vivants. »