Voile : ces femmes que l’on pourchasse

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Quel est le connecteur logique entre un « crumble sans four » et une organisation djihadiste aux ramifications internationales ? Vous ne voyez pas ? Les deux menacent la République, du moins de l’avis des faux-monnayeurs de la laïcité et du féminisme.

AU PIED DU MUR. C’est là un passe-temps cher à nos élites : pourchasser les femmes vêtues d’un foulard. Le mois dernier aura compté deux nouvelles proies, deux de plus à la liste déjà longue des citoyennes françaises livrées aux battues publiques. Imane Boon, étudiante de 21 ans en charge d’un compte Instagram entièrement consacré à la cuisine, et Maryam Pougetoux, porte-parole de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF).

Alors qu’il était question pour la première d’expliquer, sur quelque chaîne d’information en continu, comment « cuire une pizza à la poêle » lorsque l’argent vous fait défaut, une journaliste, dont le nom ne nous importe pas plus que le groupe militaro-industriel qui la rétribue, a réagi sur les réseaux sociaux : « 11 septembre. » Laconique, à tout le moins. Alors on s’interroge : quel est le connecteur logique entre des « recettes un peu sucrées » et l’assassinat de près de 3000 personnes dans le cadre d’une vaste opération terroriste ? Quel lien établir entre un « crumble sans four » et une organisation djihadiste aux ramifications internationales ? À première vue, la chose étonne. On tourne en rond, se gratte la tête, cligne des yeux. Et puis, l’éclair : la jeune femme porte un foulard (musulman, s’entend). « Libérale, résolument, et républicaine, absolument » : la journaliste s’avance ainsi – et cela surprend moins.

Quant à la syndicaliste, elle aussi vêtue d’un voile, c’est sa présence au sein d’une commission parlementaire, dédiée aux effets de l’actuelle crise sanitaire sur la jeunesse, qui a poussé certains représentants de la Nation à se lever d’un coup d’un seul : l’une, députée de la majorité gouvernementale, en a appelé « au cœur battant de la démocratie » ; l’un, député Les Républicains, a invoqué, moins épique, le « principe de laïcité ». L’élue La République en marche ne tardera pas à se présenter comme une « féministe très engagée depuis toujours » – et la pointe avancée de la gauche sociale (chacun aura reconnu Ségolène Royal) ralliera, « estomaquée », les cris flûtés de ses collègues.

Ainsi donc, la République est en danger. Non du fait des 10% les plus riches des Français, lesquels concentrent la moitié des richesses du pays ; non du fait de la répression qui s’est abattue sur le peuple descendu dans la rue muni d’une chasuble jaune (mains arrachées, yeux crevés, visages mutilés, testicule amputé) ; non du fait que la probabilité d’être contrôlé par la police, lorsque l’on est un jeune homme noir ou arabe, soit vingt fois plus élevée ; non : la menace, ce sont deux étudiantes, l’une amatrice de sauce curry et l’autre de littérature. Mais nos républicains, méritants disciples du Club des Cordeliers, mènent la lutte la bouche farcie de jolis mots : des « valeurs », aiment-ils à répéter – démocratie, laïcité, féminisme… Qui n’y souscrirait pas ?

Au nom des femmes, l’extension de leur exclusion n’a cessé de s’accroître. Du moins de celles qui, voilées, outrageraient l’ordre national par l’aveu d’une islamité malvenue. C’est qu’au fondement de cette exclusion se trouve, en Occident, une définition restrictive de la condition féminine – que seules des femmes blanches, perçues comme « normales », « générales », « universelles », « autonomes », incarneraient.

Prenons acte de la ruse des faux-monnayeurs : alors que la laïcité, précieux fruit de la Révolution, garantit la liberté de conscience, rend possible la manifestation publique de ses convictions et n’astreint que les seuls agents en mission du service public au devoir de neutralité, celle-ci s’est vue, trop souvent, transformée en une arme contre les musulmans. Et, à grand renfort de déclarations sur l’égalité des sexes, contre les musulmanes. Seul l’opportunisme politique permet pourtant de faire du féminisme l’enjeu central de la laïcité : on ne sache pas que la mobilisation en faveur de la séparation des Églises et de l’État ait été historiquement mue par la lutte contre l’oppression masculine. C’est bien plutôt d’un « soudain changement » [1] dont il a été question, organisé dès les années 1980, autrement dit lors de la constitution du foulard à l’école comme querelle nationale.

Nos élites n’ont donc pas lézardé : en 1994, un philosophe – bientôt embarqué aux côtés de Bush à Bagdad – lançait que tout voile est « taché de sang » ; en 2011, une féministe, tout à la fois philosophe et millionnaire, faisait savoir que « plus personne ne défend la laïcité »exceptée la cheffe du Front national ; en 2016, une ancienne conseillère régionale du Parti socialiste, essayiste à ses heures et militante féministe « très républicain[e] », assimilait sans ciller le voile à « un brassard nazi ».

Fermez le ban.

Au nom des femmes, l’extension de leur exclusion n’a cessé de s’accroître. Du moins de celles qui, voilées, outrageraient l’ordre national par l’aveu d’une islamité malvenue. Tantôt victimes sommées de s’extirper de la barbarie patriarcale de leur culture, tantôt agentes de ladite barbarie lorsqu’elles confient avoir fait le choix de leur habit : l’émancipation que nos néolaïques leur promettent prend place en un curieux carrefour. Sauvetage et sanction, miséricorde et matraque. Niée, la pluralité des subjectivités féminines. Tue, la parole des intéressées. Écrasée, la polysémie du port du foulard (signe à combattre sitôt qu’on l’impose et libre manifestation de sa foi). Et, au final, sorties du groupe des femmes, les femmes musulmanes.

C’est qu’au fondement de cette exclusion se trouve, en Occident, une définition restrictive de la condition féminine – que seules des femmes blanches, perçues comme « normales », « générales », « universelles », « autonomes », incarneraient. De là, les femmes non perçues et non définies comme telles se voient renvoyées à une « particularité », une « exception », une « irrégularité » – qu’il s’agirait de mettre au pas ou de mettre à part. À n’en pas douter, la cause des femmes, la laïcité, la démocratie (et, s’il n’est pas déjà trop tard, la République), méritent mieux.

Notes

[1Nous empruntons la formule à Jean Baubérot (La Laïcité falsifiée, chapitre « Les deux laïcités et l’égalité des sexes », La Découverte, 2012).

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