Sous vos balles

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La chasse, voilà désormais l’affaire des femmes puissantes. Ou du moins est-ce le désir du lobby, un marketing genré contre la « faiblesse » de ces dames.

AU PIED DU MUR. La photographie se déploie sur une double page : une jeune femme blonde, armée jusqu’aux dents, rôde dans quelque vallée des Pyrénées-Orientales. « Mi-poupée, mi-guerrière », écrit Paris Match, propriété du groupe Lagardère. Une « icône », ajoute le journal ; plus encore : « la plus influente des militants prochasse en France »(Femme Actuelle s’empressera de relayer). Au même moment, le métro parisien donne à voir le visage de l’intéressée, quatre mètres par trois, afin de promouvoir une plateforme vidéo entièrement dédiée à la chasse et la pêche : « Chassez vos préjugés », peut lire le passant, sensible, on l’imagine, à semblable trait d’esprit.

En parallèle, la Fédération nationale des chasseurs diffuse quelques clips Internet en vue de « casser les codes ». Sur les huit que compte la série, la moitié met en scène une chasseuse : pour faire face au poids de la vie quotidienne, celle-ci fait l’éloge de la chasse (et, en passant, de la chair morte de chevreuil) ; celle-là assure qu’il est pour elle essentiel de bien « bander » – son arc, s’entend ; celle-ci jure qu’elle devient « inarrêtable » une fois immergée dans la meute d’une chasse à cour ; celle-là, sur le point de partir à la chasse, rappelle à son conjoint qu’il devra, en son absence, passer l’aspirateur et vider le lave-vaisselle…

La disproportion, criante, a de quoi faire sourire : en France, les femmes ne représentent en réalité que 2,2% des titulaires d’une licence.

Un été de combat pour le lobby cynégétique, donc.

« La chasse a tout à fait sa place dans notre époque », assure, à la fin du mois d’août, le président de la Fédération aux micros de BFMTV. Et c’est avec de gros sabots que ses lobbyistes entendent se saisir de l’époque : la chasse, voilà désormais l’affaire des femmes puissantes. Et si la chose manquait encore de clarté, ledit président, Willy Schraen, d’appuyer dans son livre Un chasseur en campagne, paru ce même mois et préfacé par un certain Dupond-Moretti : « Alors oui, c’est une évidence, demain la chasse sera féminine. Et je suis même sûr que ce sont bien les femmes qui la sauveront ».

En 2018, la Fédération avait déjà tenté de rafraîchir l’image de cette activité, l’année même où une étude Ipsos annonçait que « les Français rejettent massivement la chasse » : les chasseurs, avait-on pu lire dans les couloirs du métro parisien, ne seraient-ils pas les « premiers écologistes » du pays ? Déverser chaque année des milliers de tonnes de plomb dans la nature ne garantit pas nécessairement pareil rang.

Chasser serait le fait de femmes fortes ; chasser rendrait les femmes plus fortes. Et cette force, n’est-ce donc pas ce que les femmes, si « faibles », ont toujours recherché ? L’ordre patriarcal est ainsi fait : il revêt sans mal, car tout lui sied, l’apparence trompeuse des élans féministes pour mieux dissimuler la violence qui le meut.

Cette ruse, on ne la connaît que trop bien : transformer l’aspiration historique des femmes à devenir des sujets politiques autonomes – aspiration qui, ces dernières années, n’est allée qu’en s’affirmant – en une forme stéréotypée de dynamisme criard, de posture viriliste, d’attitude « cool » ou de puissance outrancière. Chasser serait le fait de femmes fortes ; chasser rendrait les femmes plus fortes. Et cette force, n’est-ce donc pas ce que les femmes, si « faibles », ont toujours recherché ? L’ordre patriarcal est ainsi fait : il revêt sans mal, car tout lui sied, l’apparence trompeuse des élans féministes pour mieux dissimuler la violence qui le meut. Cette opération de marketing genré, menée tambour battant pour préparer la rentrée, réduit un idéal politique de rupture à une simple performance : un retournement de l’empowerment féminin contre les femmes.

Mais puisqu’il est affaire d’« évidence », il en est une d’une tout autre ampleur : la chasse, la domination masculine, le militarisme, le régime carné et l’oppression quotidienne qu’ont à subir les animaux font l’objet d’une critique, saisie sous l’angle du continuum historique, par un certain nombre de femmes – volontiers féministes et autrices.

Parlons même d’une tradition (à perpétuer, celle-ci).

En 1903, Séverine écrivait ainsi, dans l’avant-propos de son roman Sac-à-tout : « Parce que je ne suis « qu’une femme », parce que tu n’es « qu’un chien », parce qu’à des degrés différents sur l’échelle sociale des êtres nous représentons des espèces inférieures au sexe masculin – si pétri de perfection –, le sentiment de notre mutuelle minorité a créé entre nous plus de solidarité encore, une compréhension davantage parfaite. » Deux décennies plus tard, la danseuse étasunienne Isadora Duncan, songeant à la Première Guerre mondiale, notait dans ses Mémoires : « De l’égorgement d’un agneau à celui de vos frères et sœurs il n’y a qu’un pas. » À la veille de la Seconde, s’interrogeant sur la guerre, et plus précisément sur les moyens de la prévenir, Virginia Woolf avouait en ouverture des Trois guinées : « Tout au long de l’histoire, il est rare qu’un être humain soit tombé sous les balles d’une femme ; c’est vous qui avez tué l’immense majorité des oiseaux et des animaux, pas nous ; et il est difficile de se prononcer sur ce que l’on ignore. » Agnes Ryan, militante suffragiste et végétarienne, lançait à la même époque : « Les guerres ne prendront jamais fin tant que les hommes continueront à tuer d’autres animaux pour s’en nourrir ».

C’est sans doute, ensuite, à Marguerite Yourcenar que l’on doit d’avoir élevé la voix avec le plus de vigueur en la matière.

En 1955, elle écrivait par exemple, dans le texte « Oppien ou les Chasses » : « L’homme a trouvé à y satisfaire son goût du risque et des prouesses physiques, sa vanité et sa jactance, et surtout sa férocité innée. » Plus tard, la femme de lettres enjoignit : « Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l’ignorance, l’indifférence, la cruauté, qui d’ailleurs ne s’exercent si souvent contre l’homme que parce qu’elles se sont fait la main sur les bêtes. Rappelons-nous, puisqu’il faut toujours tout ramener à nous-mêmes, qu’il y aurait moins d’enfants martyrs s’il y avait moins d’animaux torturés, moins de wagons plombés amenant à la mort les victimes de quelconques dictatures, si nous n’avions pas pris l’habitude de fourgons où des bêtes agonisent sans nourriture et sans eau en route vers l’abattoir, moins de gibier humain descendu d’un coup de feu si le goût et l’habitude de tuer n’étaient l’apanage des chasseurs. »

Et Yourcenar de conclure, en ce début des années 1980, par un appel à changer la vie.

La vie – tout à la fois humaine, animale et végétale – comme horizon, inatteignable comme trop le sont, d’une véritable politique d’affranchissement : on ne démaille pas à moitié les forces de la domination.

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