Un spectre nommé Zineb Redouane
C’était il y a deux ans, en marge d’une manifestation de gilets jaunes. Zineb Redouane, 80 ans, voulait juste fermer sa fenêtre pour ne plus être dérangée par le gaz lacrymogène. Elle recevra une grenade en pleine tête. Une victime de plus des violences policières.
AU PIED DU MUR. Un candidat à la dernière élection présidentielle appelait, dans un ouvrage de campagne, à une « révolution démocratique » ; parvenu au pouvoir, c’est sans ciller qu’il réprima celles et ceux qui descendirent dans les rues du pays en appelant à la Révolution de 1789 et à la démocratie. « [I]l nous faut agir », disait l’ouvrage ; alors nous avons vu : gueules cassées, yeux crevés, mains amputées.
Ce pouvoir, l’intéressé le décrocha à la faveur d’un malentendu : « faire barrage à l’extrême droite ». La formule ne trompe plus que Nemo, l’adorable chien à robe noire du Palais. C’est qu’en guise de régulation des eaux, le doute travaille désormais jusqu’au plus zélé d’entre les « progressistes » : la République a de la flotte jusqu’à la taille. Schiappa parle d’« opérations de reconquête » lorsqu’elle se rend avec la force publique porte de la Chapelle, à Paris ; six mois après l’asphyxie par étranglement du livreur Cédric Chouviat lors d’un contrôle de police, Darmanin « s’étouffe », à son tour, quand on évoque devant lui des « violences policières » ; Castex va déplorant que d’aucuns puissent « regretter la colonisation ».
Qu’on ne nous fasse pas grief d’assombrir le tableau. Une lumière subsiste : pour indigne qu’il soit, jamais ce pouvoir n’oserait jurer au grand jour, par la bouche de quelque préfet en casquette, qu’il n’est pas du « même camp » que celui de la simple citoyenne en gilet jaune. Il lui reste tout de même certaines valeurs – républicaines, s’entend.
Au nombre des « progressistes » de la première heure, il est un amateur de poker, de poésie japonaise et de citations de Clemenceau. Il s’appelle Castaner et lançait le 21 mars 2019, à l’attention de la préfecture de police de la capitale : « N’ayons pas peur de la tempête. Elle est aussi un souffle, un souffle puissant qui permet d’aller plus vite, plus loin. » Cinq mois plus tôt, une vieille dame tombait à Marseille d’un tir de grenade en plein visage.
« On rigolait, et à un moment donné elle m’a dit « Attends, il y a trop de gaz, je vais fermer les fenêtres » ». Cela, la fille de Zineb Redouane le raconte. Elle se prénomme Milfet. Puis Milfet a entendu : « Il m’a visée, le policier m’a visée ! » Par ces mots, Milfet Redouane a rapporté les derniers instants de la vie de sa mère.
Elle avait 80 ans et, en ce 1er décembre 2018, on bat le pavé dans la cité portuaire. Les gilets jaunes, du Vieux-Port à la Canebière, martelant leur colère, vont et viennent. Non loin de là, le Collectif du 5 novembre – en référence à ce jour de l’année 2018 où huit personnes sont décédées suite à l’effondrement de deux immeubles insalubres du quartier populaire de Noailles – marche aussi. En fin de journée, l’atmosphère se tend. Des barricades, un véhicule de police en feu. Ce qui reste du cortège s’avance et passe à proximité de la rue des Feuillants. Voilà qu’on suffoque. Il y a « trop de gaz », oui ; c’est à ce moment que Zineb Redouane, qui préparait une soupe de légumes, se lève. Elle s’apprête à fermer la fenêtre de son appartement au quatrième étage quand elle reçoit, à la tête, une grenade lacrymogène de type MP7, lancée à 97,2 km/h. Une grenade qui explose.
Les secours, alertés par une voisine, s’affairent à rejoindre le domicile de la vieille dame. Transportée de toute urgence à l’hôpital, puis opérée, elle décédera le lendemain des suites du tir : traumatisme facial, fractures, œdème pulmonaire. En pleine répression du mouvement des gilets jaunes, la mort de Zineb Redouane suscitera force tristesse, indignation et colère. Et cela d’autant plus intensément que les enquêtes judiciaires françaises jugeront que la survenue de la mort est liée à la fragilité de la santé de la victime – niant ainsi la violence du choc de la grenade et, par là même, la responsabilité directe de l’agent à l’origine du tir fatal.
Interrogé à ce propos, Castaner n’a pas manqué de déclarer sur les ondes de France Inter, au mois de mars 2019 : « Je ne voudrais pas qu’on laisse penser que les forces de l’ordre ont tué Zineb Redouane. Parce que c’est faux. Elle est morte d’un choc opératoire. » Notons que l’interrogation émane d’un auditeur, un certain Cédric – Léa Salamé et Nicolas Demorand préférant quant à eux porter la plume dans la plaie, c’est-à-dire, en bons journalistes, s’inquiéter des « débordements » des gilets jaunes, demander au ministre de leur « expliquer » ce qu’il leur faut penser et constater « la complexité » des choses de la vie.
En l’espèce, pourtant, l’affaire est simple.
Une autopsie du corps de Zineb Redouane, réalisée à Alger, prouve la relation de causalité : « L’importance de ce traumatisme est directement responsable de la mort par aggravation de l’état antérieur de la défunte, malgré les soins prodigués en urgence », ont assuré les deux légistes fin décembre 2018. L’arme à l’origine de la mort est un fusil Cougar lanceur de grenade MP7 ; le tir a eu lieu à 19h04 et 57 secondes ; cinq CRS en étaient équipés ce 1er décembre ; il existe des images de vidéosurveillance sur lesquelles figure le tireur, images en possession de l’IGPN ; deux des cinq agents ont été « d’emblée innocentés » [1] en interne car leur profil ne correspond en rien aux images en question ; parmi les trois restants, un avoue que cela « peut-être [lui] ou pas, [qu’il n’a] aucune certitude » et un second qu’il ne saurait « affirmer que ce n’était pas [lui] ». L’IGPN devrait recruter des enquêteurs en plus grand nombre – à France Inter, par exemple.
Fin novembre 2020, les sites d’investigation Disclose et Forensic Architecture publient à leur tour une contre-expertise. Elle contredit de nouveau la thèse policière-gouvernementale. Le CRS a tiré en direction de la façade qui se trouvait face à lui, à 37 mètres de distance, et il a, le tir effectué, très distinctement regardé dans cette même direction, c’est-à-dire la fenêtre par laquelle sa grenade venait d’entrer. On y apprend également que le tir, contrairement aux conclusions du rapport d’expertise balistique, n’était pas conforme aux recommandations d’usage. En clair : qu’il était « tendu », et non « en cloche ». Ce qui, selon les auteurs, « démontre l’existence d’un danger au moment du tir » : « les responsabilités du tireur et du superviseur sont clairement engagés ».
Le 1er décembre dernier, soit un an jour pour jour après les faits, Milfet Redouane porte plainte contre l’ancien ministre de l’Intérieur devant la Cour de justice de la République pour « altération et soustraction de preuves ». Castaner a quitté la place Beauvau pour la présidence du groupe La République en marche à l’Assemblée nationale – il continue toutefois d’apprécier la poésie japonaise, raconte-t-il au micro de BFM TV trois jours plus tard. Mieux : il confie au spectateur, d’un œil presque aussi gourmand que l’est celui de Ruth Elkrief, la pratique qu’il en a sur son compte Instagram (« Juste avant la nuit, / Dansent et virevoltent les mouettes »). Et notre poète d’expliquer qu’il n’a « pas beaucoup d’inquiétude » quant à la récente plainte déposée. Magnanime, il ajoute même : « Je n’en veux pas du tout à sa fille aujourd’hui de vouloir la vérité ». Car, répète-t-il, il ne s’agit jamais que d’« un tir en cloche » qui l’a « blessée », un tir « non direct » qui n’engage pas la « responsabilité de la police ».
Un président invoque l’Histoire en croyant y entrer, un poète envoie la troupe, une femme est morte et l’homme qui l’a tuée court toujours.