
Yannis Varoufakis montre a quel point le « deal Trump – von der Leyen » nous éclaire sur l’Europe, incapable de même s’imaginer comme une puissance souveraine, déterminée qu’elle est à rester le vassal de l’empire. Ce texte, reproduit avec l’accord de l’auteur, a été initialement publié le 9 août 2025, en anglais, sur le site UnHerd sous le titre Europe’s century of humiliation – Trump has outwitted von der Leyen.
En 1842, brisée et vaincue, la Chine envoya son plus haut bureaucrate, Qiying, à Nankin pour rencontrer Sir Henry Pottinger, l’impitoyable administrateur colonial britannique, qui dicta les termes de la capitulation. Le traité de Nankin qui en résulta fit perdre à la Chine tout ce qu’elle avait, sans rien obtenir en retour, si ce n’est l’humiliation. On parla alors d’un « accord commercial », tandis que les marchands trinquaient à Londres et que les poètes chinois immortalisèrent en vers la honte qui hante encore leur grande nation.
Le mois dernier, brisée et vaincue, la Commission européenne envoya sa plus haute diplomate, Ursula von der Leyen, sur un terrain de golf écossais appartenant à Trump, pour signer un traité tout aussi honteux. Là encore, on parla d’un « accord commercial » pour masquer comment l’Europe a tout donné au président américain sans rien recevoir en retour, si ce n’est l’humiliation. Contrairement à la Chine en 1842, l’Europe n’a pas succombé à une défaite militaire, mais seulement après quelques mois de « waterboarding tarifaire » – une technique de torture ( par suffocation par l’eau) que les dirigeants européens stupides, inspirés par les démocrates américains impuissants, avaient autrefois moquée sous l’acronyme TACOS (« Trump Always Chickens Out », Trump se dégonfle toujours).
Si les poètes européens n’auront rien de lyrique à dire sur cette humiliation qui planera pendant des décennies sur le continent, ses politiciens, eux, l’ont déjà reconnue. Un « jour sombre », selon les mots de François Bayrou, le Premier ministre français. Un « aveu de faiblesse », s’est écrié Michel Barnier, le négociateur européen du Brexit, qui pourtant sait ce que c’est que de négocier avec une arrogance sans limites.
Les détails de l’accord commercial UE-États-Unis sont véritablement embarrassants pour l’Europe. Alors que les produits américains entreront en Europe sans droits de douane, une taxe généralisée de 15 % frappera les exportations européennes vers les États-Unis, avec un taux monstrueux de 50 % sur l’acier et l’aluminium. Et ce n’est que le début.
L’Europe s’est engagée à supprimer toutes les taxes actuelles ou prévues sur les activités en ligne des géants technologiques, puis a offert un énorme tribut pour apaiser Donald Trump : 600 milliards de dollars d’investissements nouveaux dans l’économie américaine et 750 milliards de dollars d’achats de pétrole et gaz de schiste d’ici fin 2028. Soit un chèque gargantuesque de 1 350 milliards de dollars – sans compter les innombrables milliards pour des armements américains que les gouvernements européens devront acheter (s’ils veulent respecter leurs engagements de dépenses militaires dans le cadre de l’OTAN).
En faisant ces promesses, von der Leyen a oublié la leçon essentielle que l’Europe aurait dû tirer du premier mandat de Trump : ne pas lui offrir d’argent peut être dangereux, mais faire des promesses impossibles à tenir est bien pire. Outre le fait que la Commission ne peut forcer les entreprises à investir aux États-Unis, un autre problème se pose : ni l’argent promis, ni les capacités nécessaires n’existent. Les constructeurs automobiles et les entreprises chimiques allemands investissent bien sûr déjà aux États-Unis pour contourner les droits de douane de Trump, mais ils sont loin des 600 milliards de dollars promis pour les deux ans et demi à venir. Pire encore, la promesse d’acheter pour 750 milliards de dollars d’énergie américaine (250 milliards de dollars par an sur trois ans) relève de la pure fantaisie : les besoins énergétiques annuels de l’UE sont loin de pouvoir absorber ce montant, sans compter que les fracturiers américains n’ont pas la capacité de vendre à l’Europe autant de pétrole et de gaz, même si les Européens avaient la volonté et la capacité de les acheter.
Trump ne le sait-il pas ? Il le sait, bien sûr. A-t-il oublié les promesses non tenues de Jean-Claude Juncker ? Personne ne se souvient de ces choses-là aussi bien que le président américain. On le voit dans ses yeux. Il adore ça. C’est l’occasion rêvée de matraquer une Union européenne qu’il déteste avec une passion intacte depuis si longtemps. En plus de réduire le déficit commercial des États-Unis et d’empocher des recettes tarifaires substantielles dans le processus, M. Trump ne peut attendre que l’UE viole les engagements de Mme von der Leyen en matière d’investissement et d’énergie. Une fois qu’elle l’aura fait, après 2028, au cours de sa dernière année à la Maison Blanche, il sera en mesure d’obtenir des concessions plus humiliantes, en citant les promesses européennes non tenues.
Si l’on compare l’accord commercial entre l’UE et les États-Unis avec celui signé entre le Royaume-Uni et les États-Unis en mai dernier, il est indéniable que Trump a traité Keir Starmer avec des gants. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec l’économie. Il n’était pas non plus motivé par l’anglophilie ou par son aversion pour Mme von der Leyen. Quelque chose de plus grand, de son point de vue, l’a poussé à être plus gentil avec la Grande-Bretagne, même au point de déplaire aux constructeurs automobiles américains qui ne peuvent pas croire qu’il est désormais moins cher d’importer aux États-Unis une voiture britannique (sans pièces fabriquées aux États-Unis) qu’un véhicule Ford ou General Motors fabriqué au Mexique ou au Canada (mais dont la plupart des pièces ont été fabriquées aux États-Unis).
Pour quelle raison a-t-il choisi de s’attirer les foudres de son propre électorat MAGA au nom des constructeurs automobiles britanniques, dont beaucoup n’ont pas des britanniques comme propriétaires ? C’est simple : en fixant des droits de douane globaux de seulement 10 % (y compris pour les voitures), soit 5 % de moins que l’équivalent européen, tout en supprimant les droits de douane sur l’acier et l’aluminium, il a creusé un fossé si profond entre Londres et Bruxelles que même le plus fervent partisan du Brexit a certainement perdu la volonté de se battre à ce jour. Trump se réjouit donc à l’idée qu’il a rendu le Brexit, signe avant-coureur de son premier triomphe électoral, bel et bien irréversible.
Avant de se résigner à sa propre version du traité de Nanjing, les dirigeants de l’UE sont passés par les mêmes quatre étapes du deuil que les négociateurs britanniques du Brexit : de « Nous riposterons s’ils osent nous presser » à « Nous pourrions riposter si nous y sommes poussés » à « Pas d’accord vaut mieux qu’un mauvais accord » à « N’importe quel accord, s’il vous plaît, nous sommes désespérés ». Maintenant que les récriminations sur le traité de Nanjing du XXIe siècle battent leur plein à Bruxelles et dans toutes les capitales européennes, deux questions appellent des réponses. En quoi les dirigeants européens se sont-ils trompés ? Et qu’auraient-ils pu faire différemment pour éviter cet accord humiliant, tout en évitant des souffrances économiques encore plus grandes ?
Tout d’abord, les négociateurs européens ont commis trois erreurs de jugement involontaires. Premièrement, ils ont supposé que la taille du marché unique de l’UE comptait plus que tout. Ce n’est pas le cas. S’il est une grandeur qui compte plus que toutes les autres, c’est bien celle de l’excédent commercial de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Avec plus de 240 milliards de dollars par an, il garantit qu’une véritable guerre commerciale entre les États-Unis et l’Union européenne nuirait bien plus à l’Europe qu’à l’Amérique.
Deuxièmement, comme l’a expliqué mon collègue Wolfgang Munchau, les Européens ont surestimé l’effet de levier que le déficit de l’UE en matière de services vis-à-vis des États-Unis conférait à Bruxelles. Alors que les Américains peuvent vivre confortablement sans foulards Hermès, champagne français, olives Kalamata et Porsche, les Européens ne peuvent pas tenir une heure sans Google, YouTube, Instagram et WhatsApp.
Troisièmement, et surtout, ils se sont bercés de l’illusoire conviction que les marchés des biens et les marchés monétaires américains seraient pris de spasmes, ce qui obligerait Trump à se dégonfler. Pendant trop longtemps, ils se sont accrochés à l’idée que les droits de douane stimuleraient l’inflation des prix à la consommation et la déflation des marchés boursiers américains à des niveaux politiquement inacceptables. Cela ne s’est pas produit pour des raisons que Bruxelles aurait dû prévoir.
La demande des consommateurs américains est relativement plus réactive (« élastique », dans le langage économique) aux hausses de prix que la demande des consommateurs européens et l’offre des exportateurs européens. C’est pourquoi une Mercedes-Benz fabriquée en Allemagne a toujours été moins chère à New York qu’à Stuttgart et pourquoi, aujourd’hui, une partie substantielle des droits de douane est absorbée par les exportateurs européens qui ne répercutent sur les consommateurs américains qu’une fraction des droits de douane, ce qui a pour effet de réduire l’impact sur l’inflation des prix à la consommation aux États-Unis. Quant aux marchés boursiers américains, ils semblent captivés par leur propre engouement pour l’investissement dans l’IA, par les réductions d’impôts déraisonnablement importantes dont Trump les a gratifiés et par les recettes tarifaires annuelles de 300 milliards de dollars que le Trésor américain engrange. Trop enivrés par cette « exubérance irrationnelle », ils refusent de s’inquiéter des effets macroéconomiques néfastes du jeu tarifaire de Trump.
Mais supposons un instant que les dirigeants de l’UE aient prévu tout cela. Un principe fondamental des négociations veut que si vous ne pouvez pas imaginer quitter la pièce sans un accord, il est inutile de négocier – vous ne seriez alors qu’un quémandeur suppliant comme von der Leyen.
Alors, qu’est-ce que l’UE aurait pu faire différemment, étant donné qu’elle ne dispose pas de l’arme de négociation soigneusement élaborée par la Chine, à savoir des minéraux rares et un large éventail de produits de base dont les Américains ne peuvent pas se passer ? Voici une suggestion.
La première tâche de l’Europe consisterait à planifier le remplacement des 240 milliards de dollars de demande globale intérieure dus à la perte potentielle de son excédent commercial avec les États-Unis. Par exemple, le Conseil européen pourrait annoncer un programme d’investissement productif global de 600 milliards d’euros par an, financé par l’émission nette d’obligations de la Banque européenne d’investissement. Le simple fait que la Banque centrale européenne laisse entendre que, le cas échéant, elle soutiendra ces obligations de la BEI, suffirait à maintenir les coûts de financement à un niveau extrêmement bas. Tout à coup, l’Europe ne dépendrait plus de l’Amérique pour maintenir la demande globale.
En outre, l’UE devrait renoncer à tous les droits de douane et sanctions imposés par les États-Unis sur les technologies vertes et numériques chinoises essentielles, en vue de conclure un accord avec Pékin comprenant des mesures d’expansion fiscale coordonnées et des garanties de sécurité mutuelles. Elle devrait introduire une taxe sur le cloud de 5 % sur toutes les transactions numériques pour les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 500 millions d’euros par an (quel que soit leur lieu de domiciliation). En outre, l’UE devrait abroger les lois draconiennes et anticoncurrentielles sur la propriété intellectuelle imposées par les États-Unis, qui rendent illégale l’utilisation de cartouches d’encre génériques moins chères dans votre imprimante, qui interdisent aux agriculteurs de réparer leurs tracteurs John Deere et qui empêchent les personnes handicapées de procéder à des ajustements, même mineurs, de la direction de leurs fauteuils roulants électriques. Enfin, l’UE serait bien avisée de cesser progressivement d’acheter du gaz naturel liquéfié fracturé d’origine américaine dans son bouquet énergétique et des armes fabriquées aux États-Unis dans ses armées.
Le fait qu’un tel ensemble de réponses ne soit même pas discuté à Bruxelles nous éclaire sur l’Europe. Avec toute la subtilité d’une boule de démolition, Donald Trump a révélé que l’UE n’est même pas capable de s’imaginer comme une puissance souveraine, déterminée qu’elle est à rester le vassal d’un empire atlantiste. Contrairement à la Chine de 1842, l’Union européenne a choisi librement l’humiliation permanente.
Yannis Varoufakis – 9 août 2025
Europe’s century of humiliation – Trump has outwitted von der Leyen