Soa De Muse : tout à la fois

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Alors que débute le Pride Month*, nous publions le portrait de cette drag-queen flamboyante à la scène comme à la ville, au cabaret comme à la télé. Soa De Muse ne s’enferme dans aucune identité pour mieux en incarner plusieurs, sans jamais cesser d’être elle-et-lui-même.

Soa De Muse entre en scène. Il faudrait presque l’écrire en lettres majuscules : SOA DE MUSE ENTRE EN SCÈNE. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, juché sur des escarpins noirs à paillettes, il regarde le public avec une défiance hilare qui intrigue autant qu’elle fascine. À « La Bouche », un cabaret queer et underground sis porte de Champerret dans le nord du 17e arrondissement de Paris, elle impose, en reine des jours et des nuits, son rire tonitruant, sa prose acérée, sa danse fiévreuse et son chant mélusine.

 

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Attifé d’une perruque tressée blanc cassé, les jambes doublement croisées façon Audrey Hepburn, Soa est remonté pour fumer, à l’entracte, quelques mètres au-dessus de la salle de spectacle. Elle n’a enlevé ni son costume spectaculaire – un body panthère décolleté et des cuissardes en skaï – ni son maquillage étincelant – au sens propre : ses lèvres brillent, ses yeux brillent, ses pommettes brillent. Ses longs doigts enchâssent parfaitement une cigarette qui va à sa bouche avec dextérité. Et Soa disserte alors autant qu’il chantera plus tard. Sur le monde, le présent et l’amour. Dans l’ordre comme dans le désordre.

À trente-trois ans, son rire à gorge déployée l’affirme haut et fort : Soa est « fier »… et « fière » aussi : « Je n’ai aucune envie de me laisser enfermer dans la binarité, je suis universelle » [sans que l’on sache s’il l’écrit -el ou -elle]. Même plus : Soa règne sur les espaces physiques et sociaux qu’elle pénètre avec la douceur d’une épine de rose. C’est d’ailleurs ce qui fonde sa puissance irradiante et peu commune. S’il y a bien un point commun entre Soa De Muse sur scène et Soa De Muse à la table d’un café, c’est son énergie communicative et curieuse de tout qui lui permet, en restant décalée et interrogative, de n’avoir peur de rien ni de personne. « Le menton en l’air, tout le temps. »

Tout comme Soa De Muse propose une transcendance des genres, licencieuse autant qu’acidulée, elle s’ancre aussi dans une réalité intersectionnelle.

Performance de genre

Soa De Muse est une performance. Une performance artistique, d’abord : il est un être de chair, théâtral, parlant, chantant et dansant sur une scène, éclairé de mille feux multicolores comme il se doit dans tout cabaret digne de ce nom. Mais il est aussi une performance performative (on pourrait croire à un pléonasme, mais il n’en est rien) : par son discours, sa danse et son chant, par ses habits et son maquillage, son personnage de drag produit une réalité qui fonde son identité solaire et plurielle. Comme le dirait la penseuse Susan Leigh Foster, elle performe chorégraphiquement son genre.

Mais lorsque Soa De Muse performe, est-ce qu’il est Soa ? Autrement dit : est-ce que cette réalité produite par Soa De Muse sur scène diffère de Soa De Muse qui dort, rit, mange, pisse ? Comme dans toute performance artistique de drag, sont bien sûr interrogées la masculinité et la féminité. Classiquement, mais pas systématiquement, les drag-queens font des propositions spectaculaires d’hyperféminisation de leurs attitudes et de leurs actions, non pour tourner en ridicule une femme fantasmée et caricaturale, mais plutôt pour se réapproprier les fantasmes et les caricatures dont les femmes sont souvent les objets. De facto, elles se placent en critiques plus ou moins radicales du genre dominant et toxique masculin.

Seulement, cette tentative de définition apparaît quelque peu réductrice par rapport à la réalité de ce que sont aujourd’hui les drags en général – et Soa en particulier. Comme le relevait l’intellectuelle américaine bell hooks, théoricienne du black feminism, dans certains univers, notamment ceux qui fondent nos représentations, « l’idée de la féminité est totalement personnifiée par la blanchité ». Or Soa est noire. Et, contrairement à ce qui est présenté dans l’iconique film documentaire sur les drag balls new-yorkais Paris is Burning, le substrat imaginaire de ses performances n’est pas à chercher du côté de la femme blanche. Et pour cause.

Tout comme Soa De Muse propose une transcendance des genres, licencieuse autant qu’acidulée, elle s’ancre aussi dans une réalité intersectionnelle. Ainsi reviennent souvent, dans son discours, les références à la Martinique dont ses parents sont originaires et où elle a vécu à la fin de son adolescence, et à la ville populaire de Saint-Denis où il réside aujourd’hui. Plus profond encore, c’est dans son art que se distille aussi cette multiplicité des appartenances qui fondent son identité artistique et individuelle. Soa De Muse chante en créole dans le film Panorama réalisé par les Américains Gerard & Kelly. À genoux, en train de passer l’éponge sur le sol de la grande salle coupolée de la Bourse de commerce détenue par la Fondation Pinault, son chant résonne comme une résistance contre la fresque raciste et coloniale qui orne encore aujourd’hui, une dizaine de mètres plus haut, les murs du bâtiment.

On a l’impression que c’est en voulant se construire un personnage de scène que Soa s’est construit elle-même. Ou vice-versa.

C’est elle, c’est lui

Aujourd’hui, Soa De Muse est aussi l’une des candidats (ou l’un des candidates) de RuPaul’s Drag France, un télécrochet diffusé sur France 2, déclinaison hexagonale d’une émission américaine qui consiste en un concours de drag-queens. Sans rien renier de qui il est ou d’où elle vient, disant ce qu’il a à dire quand elle veut le dire, Soa De Muse fait la démonstration que l’on peut être camp et populaire.

Le camp, c’est un terme anglais qui définit, pour les historiens et les critiques culturels, un ensemble complexe de pratiques ritualisées, issues d’une position marginalisée et stigmatisée, et qui contribuent à déstabiliser et à dénaturaliser l’ordre social en en révélant le caractère artificiel, genré, classiste et racialisé. Dès lors, on pourrait être tenté d’affirmer que participer à des émissions de télé mainstream exclut immédiatement Soa De Muse de ce champ. Seulement, comme l’a aussi montré Susan Sontag, c’est avant tout une pratique interprétative et une sensibilité qui cherche à s’affranchir, par le rire et la dérision, du système dominant, hétérocentré et homophobe.

C’est sur cette corde raide, entre critique de l’ordre dominant et acceptation des règles qui permettent de toucher un public sans cesse plus large, que Soa De Muse évolue. Il est certain qu’entre la pression du presque million de téléspectateurs de RuPaul’s Drag Race sur France 2 et les quelques dizaines d’habitués du cabaret La Bouche, il y a comme un grand écart. Mais Soa investit tous ces espaces avec une décontraction déconcertante, sans jamais transiger avec la vérité qu’il porte de son rapport au monde. C’est ce qui fait sa grande force autant que sa fragilité.

Contrairement à certaines autres drags, Soa De Muse n’a pas de personnage différencié de lui sur scène, au sens d’une construction pour le show qui serait décorrélée de son identité. Soa, c’est le prénom qu’elle s’est choisi à quinze ans. Mais c’est aussi le nom qu’il porte sur scène et en dehors de la scène. C’est elle, c’est lui. Quand on l’écoute parler, on a l’impression que c’est en voulant se construire un personnage de scène que Soa s’est construit elle-même. Ou vice-versa. Mais il ne faut pas croire que ce serait spécifique à lui : les boulots d’une banquière, d’un journaliste, d’une professeure ou d’un caissier contribuent tout autant à forger leurs identités respectives que Soa quand il s’invente sur scène.

D’ailleurs, il ne voit pas de différences entre « la scène » et la « vraie vie » : tout cela s’entremêle délicieusement et s’enrichit mutuellement, sans discontinuité. On pose souvent la question à Soa de savoir qui se cache derrière son personnage – sans que cela ne l’agace le moins du monde. Mais il répond placide, quoiqu’amusé : « Rien d’autre que moi », sachant très bien que c’est déjà énorme. Car c’est là un des autres traits caractéristiques des drags que Soa embrasse parfaitement : la démesure, non pas de son ambition, mais de sa capacité à affirmer toutes les vérités du monde et à en faire des vérités pour tout le monde. C’est d’ailleurs l’une des puissances par excellence des artistes, qui transparaît particulièrement chez Soa De Muse : rendre sensibles et réelles des propositions que l’on n’aurait jamais imaginées possibles – ou même imaginées tout court. Au nom du « toute licence en art » d’André Breton, les artistes comme Soa réalisent l’impossible.

Si elle est bien là où elle est, c’est-à-dire en haut de l’affiche en ce moment, c’est parce qu’il sait que cela lui permettra de tenir la porte qu’elle a ouverte à ses amies et amis.

S’affranchir par l’excès

C’est là qu’il faut aller chercher les origines de l’admiration que suscitent les drags : dans leur capacité si élégamment fardée à s’affranchir, par le rire et le beau, le trop et l’’incroyable, des limites de l’attendu voire du convenu. C’est cela qui permet à Soa De Muse de ne pas se cacher derrière son petit doigt lorsqu’il s’agit de sortir du cadre dans lequel on l’attend. Et cela combien parce qu’elle excelle en matière « d’ordureries » [des propos orduriers, mais version moulures au plafond]. Habilement, il entremêle les styles dans ses prises de parole. Ainsi, au dîner de gala pour le Sidaction dont le dress code voulait que les femmes portent des « robes cocktail » et les hommes des « costumes sombres », voilà Soa De Muse qui harangue la foule présente, habillée divinement d’un simple string à collier (oui oui) et d’une longue robe de chambre en tulle complètement transparente : « Y en a qui viennent du 93 ? Personne ? Bah tu m’étonnes : allez manger vos morts ! »

Forte de ces contrastes et de ces ruptures mis à littéralement à nu, Soa De Muse est un artiste. Elle le revendique haut et fort. Il refuse d’être un simple « placement de produit ». « Être drag, participer à “RuPaul’s Drag Race France”, ça me permet surtout d’utiliser des plateformes [pas les chaussures, quoique] pour montrer quel artiste je suis. » Surtout, Soa a le sens de « la famille », au sens de communauté d’artistes drags : si elle est bien là où elle est, c’est-à-dire en haut de l’affiche en ce moment, c’est parce qu’il sait que cela lui permettra de tenir la porte qu’elle a ouverte à ses amies et amis pour qu’ils et elles s’y engouffrent. Car il ne veut pas profiter seule du moment de célébrité qu’elle savoure avec l’émission : être drag, c’est certes être bitchy avec ses copines, mais c’est aussi et surtout appartenir à un collectif soudé et autogéré, qui a pour objectif de pervertir jusqu’à la lie les normes de notre société bourgeoisement endormie.

Une chose est certaine : demain, Soa De Muse sera peut-être présidente de la République, envoyée sur la Lune, vendeur de smoothies ou juste un truc en plumes. Mais plus probablement encore, elle sera tout cela à la fois.

 

Pablo Pillaud-Vivien

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