Palestine : la France atonisée
Comment expliquer l’écart entre la modeste mobilisation en France et celle des autres pays pour venir en soutien des Palestiniens ? Les violentes divisions de la gauche ont lourdement plombé la mobilisation.
S eptembre 2025, pour la première fois, la Vuelta ne finira pas son parcours : la course cycliste espagnole a été de nombreuses fois interrompue et, le dimanche de l’ultime course, ce sont des centaines de milliers de Madrilènes qui ont défilé dans les rues de la capitale. Ils ont empêché la course de s’achever normalement ; le premier ministre Pedro Sanchez fait part de sa « profonde admiration ». En Italie aussi, la mobilisation est ample même si, ici, elle irrite la cheffe d’extrême droite. Dans la péninsule, manifestations et même grèves sont appelées et réussies par les syndicats, la gauche, les étudiants. L’Église soutient. Giorgia Meloni est contrainte de prendre parti pour les ressortissants italiens présents sur la flottille humanitaire et d’envoyer des navires militaires de secours.
À La Haye, au printemps dernier, c’est une marée rouge qui a défilé dans les rues pour exiger du gouvernement néerlandais et de l’Europe des sanctions contre le régime génocidaire. Ce tour du monde des mobilisations passe par New York, Los Angeles, Berlin, Londres, par le Brésil, par les rues de toutes les capitales arabes, par Le Cap en Afrique du Sud. Les peuples du monde entier vibrent avec les Palestiniens. Cette mobilisation s’est prolongée à l’ONU quand les diplomates ont ostensiblement quitté l’hémicycle et boycotté le discours de Benyamin Netanyahou.
Les mois passant et le massacre des Gazaouis s’intensifiant, une prise de conscience est née, doucement, mais sûrement : entre Israël et la Palestine, il y a un deux poids deux mesures ; entre l’Occident et le reste du monde, il y a deux droits distincts. Inadmissible, indéfendable. Mais l’atonie demeure.
Cette ferveur passe-t-elle par la France ? Il y eut bien des milliers de militants battant régulièrement le pavé, certains assurant une présence hebdomadaire sur les marchés… Il y eut des mouvements, comme à Science Po, des laboratoires s’interrogeant sur leur lien avec les institutions israéliennes. Il y eut les tifos des supporters du PSG, ces immenses banderoles déployées dans les stades. Il y eut des députés insoumis, une comédienne, des syndicalistes embarqués sur la flottille pour forcer le blocus humanitaire. Il y eut un député insoumis qui déploya le drapeau dans l’hémicycle. Il y eut un très beau texte de Annie Ernaux. Il y eut ces drapeaux hissés aux frontons des mairies et ceux qui restent vaillamment accrochés sur les balcons. Toutes ces actions ont permis que la question palestinienne reste présente dans le débat public. Mais il n’y eut pas de manifestation réunissant des dizaines, de centaines de milliers de personnes, jeunes et habitués des causes internationales. Il n’y eut pas de bombage sur la route du tour de France. Il n’y eut pas un grand appel d’intellectuels, d’artistes pour Gaza, pour la Palestine et pour que cesse le massacre. Pourquoi ?
La longue dérive française
Comment comprendre cette faiblesse alors que, depuis le général de Gaulle, un certain consensus unissait la diplomatie et l’opinion françaises en faveur des Palestiniens. Mais cela n’est plus. Les informations sur Gaza ont été données au compte-goutte sur les grandes chaînes d’info. Les paroles publiques les plus audibles ont tout fait pour freiner Emmanuel Macron quand il a annoncé vouloir reconnaitre l’État palestinien.
Mesurons le chemin parcouru… à l’envers. Il y a 18 ans, le 3 juillet 2007, François Fillon déclarait lors de son discours de politique générale : « La France ne se résigne pas à voir la bande de Gaza en état de siège permanent et la Palestine condamnée à une partition de fait avant même d’avoir pu exercer réellement sa souveraineté sur son territoire. La France va prendre des initiatives […] pour ranimer la petite flamme de l’espoir d’une Palestine libre et démocratique coexistant pacifiquement avec un État d’Israël reconnu et respecté par tous ses voisins. » Qui imagine un Premier ministre tenir ces propos aujourd’hui ?
Pour Dominique Vidal, journaliste spécialiste du Moyen-Orient, il y a bien eu une France officielle « propalestinienne », du général de Gaulle à Chirac « premier mandat ». En 1967, au lendemain de la guerre des Six Jours suivie de l’occupation par Israël de la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est, le Sinaï et le Golan, Charles de Gaulle rompt l’alliance privilégiée avec Israël. Il met en garde contre une guerre préventive et impose un embargo sur les livraisons d’armes à Israël, stoppant notamment la fourniture de chasseurs Mirage. De Gaulle qualifie l’occupation israélienne d’« injuste » et reconnaît les Palestiniens comme un peuple avec des droits légitimes. « La paix ne peut être obtenue sans que chacun ait sa part de justice », déclare-t-il, ajoutant qu’Israël ne doit pas s’établir « par la force » dans les territoires conquis. Le général est accusé d’antisémitisme par les États-Unis et Israël.
En 1974, la France vota pour accorder à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) le statut d’observateur à l’ONU, reconnaissant l’OLP comme représentante des Palestiniens. Dominique Vidal se remémore : « Georges Pompidou est alors vitupéré par le lobby israélien. Puis il y a eu Giscard, qui fait signer aux Européens la déclaration de Venise, en juin 1980, où est inscrite la reconnaissance du droit des Palestiniens à l’autodétermination et la volonté de négocier avec l’OLP. » Sous sa présidence, en 1976, la France autorise l’OLP à ouvrir un bureau d’information à Paris. Le journaliste poursuit : « Mitterrand a défendu le droit des Palestiniens à une patrie à la tribune de la Knesset. Enfin, chacun se souvient de la colère de Chirac dans les rues de Jérusalem. »
Mais cette France-là n’est plus. La rupture, Dominique Vidal la situe à l’aube du 21ème siècle, après le 11-septembre et la guerre contre « l’axe du mal » enclenchée par les États-Unis de George W. Bush. La France dira non à la guerre en Irak. Mais ce non pèsera lourd. « Les États-Unis organisent un bashing contre la France, continue Dominique Vidal. Chirac cède à la pression de la grande bourgeoisie française et finit par inviter Ariel Sharon. Sarkozy ferme cette page «gaulliste» en faisant revenir la France au commandement militaire de l’Otan. Le sommet de l’horreur sera la soirée de François Hollande chez Netanyahou, où il dira avoir « toujours un chant d’amour pour Israël et ses dirigeants ». »
Le 7 octobre 2023 est l’autre date qui fait rupture. Après le massacre perpétré par le Hamas, la « petite flamme de l’espoir » s’est éteinte. Les grandes puissances occidentales ont apporté leur « soutien inconditionnel » au « droit de se défendre » d’Israël. Depuis de longues années déjà, la cause palestinienne était ensevelie dans le silence et sous les accords d’Abraham. Ces accords commerciaux entre pays arabes et Israël, promus par Trump et que l’on pourrait résumer par « Palestiniens contre business », passant le droit du peuple palestinien par pertes et profits : Gaza, la Cisjordanie, les prisonniers palestiniens sacrifiés.
Dans des conditions épouvantables, à la suite d’une action terroriste de grande ampleur conduite par le Hamas et ses alliés, la question palestinienne remonte à la surface : il n’y aura pas de paix sans justice et sans droit. La réponse vengeresse et sans limite d’Israël, le martyre de Gaza ont réveillé le monde.
La France devant la télévision
Et pourtant, face à ce que chacun finit par nommer par son nom, celui de génocide, la société française reste atone. La classe politique et médiatique se perd dans un débat sur le terrorisme et l’antisémitisme, malmenant ces deux concepts au point de tout pervertir. Les mois passant et le massacre des Gazaouis s’intensifiant, une prise de conscience est née, doucement, mais sûrement : entre Israël et la Palestine, il y a un deux poids deux mesures ; entre l’Occident et le reste du monde, il y a deux droits distincts. Inadmissible, indéfendable.
Mais l’atonie demeure. Pendant que l’Irlande, l’Afrique du Sud ou encore l’Espagne tiennent ferme la barre du droit, traînant le gouvernement Netanyahou devant les tribunaux internationaux, obtenant un mandat d’arrêt contre le premier ministre israélien, la France laisse des ministres israéliens fouler son sol et Benyamin Netanyahou traverser son ciel.
La défense du droit, la cause palestinienne sont des idées chères au cœur de nombreux Français. Mais il règne comme un dépit, une impuissance. Chacun déplore, scotché devant son écran, le meurtre de masse en mondovision.
Militante infatigable de la cause palestinienne, la journaliste Isabelle Avran veut voir dans la répétition des actions de soutien et la tenue d’innombrables débats les signes d’une « mobilisation qui s’inscrit dans la durée, comme le crime qui la déclenche ». « Et il n’y a pas que la rue pour se mobiliser ! », dit-elle. Elle rappelle l’enracinement de la lutte parmi les lycéens et les étudiants, elle énumère les réunions publiques où l’on se presse par centaines. L’opinion française n’est pas insensible. La défense du droit, la cause palestinienne sont des idées chères au cœur de nombreux Français. Mais il règne comme un dépit, une impuissance. Chacun déplore, scotché devant son écran, le meurtre de masse en mondovision.
Deux grandes explications sont avancées pour comprendre cette tétanie. Les premières relèvent du climat idéologique étouffant qui a conduit à se taire ou à faire profil bas. L’injonction à dénoncer le terrorisme du Hamas comme préalable à toute parole a jeté une chape de plomb. Soutenir le « droit à se défendre » d’Israël a relevé d’un totem sacré. Enfin, et surtout, les accusations en antisémitisme ont dénigré gravement le combat propalestinien au point même de l’assimiler : défendre les Palestiniens, ce serait être antisémite.
Seconde explication avancée pour comprendre les difficultés du mouvement en France : le déploiement inégalé de politiques répressives – comme les interdictions de manifestations et de conférences dans les universités, la convocation par la police judiciaire de la présidente du groupe LFI, Mathilde Panot, pour apologie du terrorisme, la dissolution d’associations comme Urgence Palestine. « Une logique dissuasive orchestrée par le gouvernement », assure Dominique Vidal, quand Isabelle Avran observe « une dichotomie très profonde entre les revendications des citoyens et ce que font les gouvernements ». Elsa Faucillon, députée communiste rappelle aussi et plus globalement que l’on sort des séquences gilets jaunes et réforme des retraites, qui ont abimé et fragilisé les mouvements sociaux.
Criminalisation de la lutte et disqualification ignominieuse se retrouvent partout dans le monde occidental. En Allemagne, la logique de soutien inconditionnel à Israël est profondément ancrée et la voie répressive maniée à l’envi. Depuis 2024, pour obtenir le passeport allemand, les candidats devront désormais reconnaître le droit de l’État d’Israël à exister. En Angleterre l’association Palestine Action a été dissoute cet été par le premier ministre travailliste Keir Starmer ; plus de 700 personnes ont été arrêtées lors d’une marche pour s’y opposer. Sans parler des États-Unis de Donald Trump qui prétendent expulser les étudiants ayant manifesté sur les campus en faveur de la Palestine. Les Universités sont sommées de livrer leur nom ; certaines commencent à le faire.
Dans un paysage où les associations de solidarité avec la Palestine sont faibles, c’est traditionnellement la gauche politique – le PCF, les Verts, LFI – qui conduit les mobilisations… c’est donc naturellement vers elle, cette gauche, que l’on se tourne aussi pour comprendre les succès et les difficultés de ces mobilisations.
La gauche, entre calculs et divisions
« Sur la Palestine, La France insoumise a fait le taf » assurait Edwy Plenel sur le plateau du Média. Le romancier François Bégaudeau abonde : « L’Histoire honorera les insoumis ».
De fait, La France insoumise s’est placée aux avant-postes de la mobilisation. Elle n’a pas ménagé ses efforts, offrant même une grande visibilité à la candidate franco-palestinienne Rima Hassan lors des élections européennes de juin 2024.
Il y a eu un avant et un après 7-octobre dans les rangs insoumis. Ce combat n‘était pas le socle de l’identité insoumise avant cette date. En 2022, Mathilde Panot retira même sa signature d’une résolution portée par les députés communistes Jean-Paul Lecoq et Elsa Faucillon condamnant « l’institutionnalisation par Israël d’un régime d’apartheid »… À partir du 7-Octobre se produit une inversion. LFI fait alors de Gaza le cœur de son réacteur politique. Et elle applique sur ce sujet, comme sur les autres, sa stratégie du clivage même des acteurs historiques du monde associatif. Quant au PCF, il joue la politique de la chaise vide dans les réunions d’organisation des manifestations. Historiquement très engagée, la direction communiste se retire. Dominique Vidal regrette cet « alignement sur des politiques consensuelles » sous la conduite de Christian Picquet « redoutable militant actif d’Israël, capable de nier l’apartheid dont sont victimes les Palestiniens ». Pour Elsa Faucillon, « la manière de prendre le 7-Octobre a tétanisé la gauche, à l’exception de LFI qui, elle, s’est totalement crispée sur sa position initiale ». La députée n’a pas les mots pour exprimer sa désolation devant la désertion de son parti vis-à-vis de cette lutte historique. « À la limite, les plus clairs, ce sont les Verts. Mais ce sont ceux qui pèsent le moins politiquement », soupire Dominique Vidal.
Combien sont-ils ceux qui auraient voulu descendre dans la rue, mais qui se sont sentis piégés par l’anathème d’« antisémites » ? La gauche n’a pas su faire bloc pour récuser cette injure et la refouler. La désinvolture vis-à-vis de la question de l’antisémitisme dont LFI a fait montre a alimenté la mécanique de la désunion. Comme souvent, un désaccord – par exemple sur la manifestation contre l’antisémitisme initiée par Yaël Braun-Pivet et Gerard Larcher – s’est terminé en suspicions réciproques. Après le déplorable communiqué de LFI du 7-Octobre, cette tension fut catastrophique.
Le choix stratégique global de LFI de couper avec le reste de la gauche sur tous sujets, y compris sur la Palestine, se retrouve jusque dans les mots employés, dans les actes les plus symboliques. Dans l’âpreté du combat idéologique et la dureté de la répression, la gauche politique a manqué à ses responsabilités : celles de faire front, d’unir largement, pour s’opposer aux infamies proférées et permettre à chacun d’exprimer son soutien aux Palestiniens et l’exigence d’un État viable.
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Cet article est extrait du n°63 de la revue Regards, publié en octobre 2025 et toujours disponible dans notre boutique !
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