Les leaders politiques s’expriment quasiment sur tous les sujets de premier plan dans l’actualité. Mais pour le nouveau flot de la vague #MeToo, où sont leurs tweets, déclarations, communiqués de presse ?
Silence, on tourne
Un silence de plomb politique.
La bouleversante prise de parole de Judith Godrèche sur l’emprise et les violences commises par Benoit Jacquot, et Jacques Doillon1, suivie d’autres, n’a suscité aucune réaction politique. Comme si nous nous étions habitués aux flots de la vague #MeToo. Comme si ces rapports de domination d’un sexe sur l’autre, d’un adulte sur un enfant n’avaient rien à voir avec la politique. Comme si nous n’avions au fond plus rien à dire, ni à proposer pour agir contre ces violences.
Les leaders politiques s’expriment quasiment sur tous les sujets de premier plan dans l’actualité. Mais sur celui-là, leur parole s’approche du néant. Et quand on entend une voix, c’est parfois pour le pire, comme Emmanuel Macron dénonçant une « chasse à l’homme » contre Gérard Depardieu.
À gauche, nos principes émancipateurs supposent d’accompagner cette parole. Pourtant, le mutisme domine. Ces témoignages qui font la Une de l’actualité et agitent les réseaux sociaux ne seraient-ils donc pas dignes d’un tweet, d’un communiqué de presse, d’une tribune ? Ni d’une question de journalistes dans les grands entretiens politiques, question qui ne serait donc pas uniquement posée aux femmes s’intéressant à cet enjeu ? Pourtant, c’est tout un imaginaire, celui de la muse et du génie créateur, qui est bousculé. C’est le discours du prédateur qui nous est livré. Ce sont des pratiques journalistiques complices qui se trouvent mises à nu.
À court d’idées, il était toujours possible de reprendre la proposition de l’écrivaine Lola Lafon dans sa chronique de Libération : décerner un César d’honneur à toutes ces actrices qui osent, bravent, assument. Ou de partager l’analyse remarquable de Laure Murat dans Le Monde sur le tournant rhétorique dans le cinéma français. Ou encore de reprendre dare-dare tout ou partie des 82 recommandations de la Ciivise pour lancer le pavé d’une grande proposition de loi contre les viols et agressions sexuelles envers les enfants.
Rien n’est venu.
Plus dérangeant, la cinquantaine de témoignages de femmes accusant d’agressions sexuelles Gérard Miller, compagnon de route à gauche toute s’il en est, n’a généré aucune déclaration dans nos rangs, en dehors de Sandrine Rousseau qui a eu « envie de hurler ». Je partage sa sidération. Il m’a d’ailleurs fallu plusieurs reprises pour lire l’intégralité des accusations rapportées dans Elle et Mediapart. Le mode opératoire et le nombre de femmes m’a abasourdie. Parce que c’est insupportable en soi. Parce que je connais Gérard Miller depuis longtemps, son discours féministe et ses engagements publics contre l’oppression. Parce que c’est toujours plus difficile et douloureux de regarder en face de tels faits quand ils proviennent de son propre camp politique et de sa sphère amicale. Dénoncer chez le voisin, c’est facile. La vraie prise de conscience de ce que représentent ces violences, c’est quand on est capable de les reconnaître dans sa propre famille.
Ici comme ailleurs, les principes doivent l’emporter. Là sont les seuls guides valables. Les violences faites aux femmes sont condamnables. Point. Chercher à les relativiser ou à détourner le regard n’est jamais une solution. J’ai toujours en tête les mots d’Adèle Haenel : « Les monstres ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères. Il faut regarder ça. On n’est pas là pour les éliminer, mais pour les faire changer ».
Ce qui me met en rage, c’est qu’en matière de violences faites aux femmes, c’est aux féministes que l’on demande des comptes et des solutions. Notre silence et nos mots sont inspectés, pesés et soupesés, quand les autres responsables politiques sont absous de toute sollicitation ou réprobation. Que telle ou telle grande personnalité de gauche n’ait rien dit sur Gérard Miller, aucun souci, mais moi, ce serait impensable, inadmissible ! Y aurait-il pourtant un doute à mon sujet, sur mon engagement contre lesdites violences ? Sérieusement ? Quand j’ai défendu Nafissatou Diallo dans l’affaire DSK ou quand j’ai initié avec d’autres l’appel des 313 femmes déclarant publiquement avoir été victime de viol en 2014 dans L’Obs, c’est plutôt un sentiment de grande solitude dans le monde politique qui m’a saisie.
Cette fois, j’ai pris le temps, voulu voir ce qui viendrait. J’ai attendu Godot.
Bon sang, est-ce seulement une affaire de femmes et de féministes ? À quand l’exigence d’un discours féministe, pas une fois pour l’occasion mais dans la durée et avec consistance, de la part des grands hommes qui incarnent la gauche ? En attendant, scruter nos mots et nos silences, est-ce pour faire avancer la cause contre les violences sexistes et sexuelles ou pour jeter l’opprobre sur la parole féministe ?
La politique est un monde violent, fait par et pour les hommes. Les rapports d’intimidation, d’humiliation, de pouvoir sur autrui sont légion. La brutalité, une méthode très banalement employée. D’ailleurs, tout le vocabulaire – que moi-même j’ai du mal à traquer, à modifier – relève de la guerre et de la prédation : « militer », « combattre », « lutter », « chasser en meute »… Alors comment s’étonner des difficultés à s’approprier un discours restituant ce que signifie l’expression ultime du rapport de domination, le viol de femmes et d’enfants ? Car aller à la racine du problème, c’est interroger le pouvoir lui-même. Sa source. Ses mécanismes. Ses ravages. Neige Sinno l’écrit de façon limpide dans Triste tigre, prix Femina et prix du Goncourt des lycéens : « Le viol est davantage une question de pouvoir que de sexe. Si on ne prend pas en compte cette composante, le phénomène dans son ensemble nous échappe »2. Ce dont il est question, c’est de contrôle et de puissance. D’anéantissement de l’autre. C’est pourquoi le féminisme n’est pas seulement un outil pour l’émancipation des femmes mais aussi un instrument pour repenser le pouvoir. Et donc la politique.
Il n’y aura pas de victoire pour notre famille politique si nous ne sommes pas capables d’être en phase avec la déferlante #MeToo. Pour une raison simple : ce qu’elle exprime est au cœur de notre raison d’être. Il ne faut donc pas détourner mais tourner le regard.
- Jacques Doillon fut le réalisateur de « La femme qui pleure », film pour lequel ma mère, l’actrice Dominique Laffin, fut nominée aux Césars pour son interprétation féminine. Je revisite aujourd’hui ce que j’ai écrit dans mon récit, Dites-lui que je l’aime, au sujet de sa relation avec Doillon… Je crois que je n’ai pas vu juste, comme me l’avait suggéré la comédienne et amie de ma mère Marianne Sergent… ↩︎
- P.O.L., 2023, p.164. ↩︎