« Les propositions du ministre de l’Économie sont totalement irrationnelles d’un point de vue… économique »

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Mettre un terme à « la gratuité de tout, pour tous », remplacer l’État providence par l’État protecteur… Mais de quoi parle Bruno Le Maire ? On a causé avec Lucie Castets du collectif Nos Services Publics.

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Lucie Castets est co-porte-parole du collectif Nos Services Publics.
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Regards. Dans un entretien au JDD, à l’occasion de la sortie d’un énième livre, Bruno Le Maire explique vouloir lutter contre le « mirage de la gratuité universelle », mettre un terme à « la gratuité de tout, pour tous » – sans préciser les domaines auxquels il réfère – ainsi que son désir de remplacer l’État providence par l’État protecteur. Disant cela, le ministre de l’Économie se déclare tout de même opposé au « libre-échange sans règle et sans limite ». Qu’est-ce que ça vous inspire ?

Lucie Castets. Avant toute chose, il faut constater que les déclarations de Bruno Le Maire restent très floues. On ne voit pas bien de quoi il parle exactement quand il évoque le sujet de la gratuité. Si on parle de la gratuité du système de soins français, on constate qu’elle est déjà largement remise en cause. On peut notamment évoquer le fait que les remboursements par l’assurance maladie sont de moins en moins importants, ce qui oblige les ménages à recourir de plus en plus aux mutuelles et aux assurances privées, qui ont un coût croissant. Globalement, il y a une érosion du principe de protection sociale universelle. On l’observe aussi dans le secteur de l’éducation, où la situation du service public se dégrade, avec le développement de stratégies d’évitement (recours à l’école privée) et/ou de compensation (cours particuliers) qui restent financées par la puissance publique mais pas accessibles à tous. Mais est-ce de cela dont parle Bruno Le Maire ? Il semblerait plutôt qu’il s’agit d’habiller par un discours théorique et politique ce que le gouvernement a entrepris depuis longtemps : réduire le niveau des services publics et les rendre de moins en moins « gratuits et universels ». La nouveauté, c’est donc que le ministre auréole ceci d’une forme de rationalisation ex post.

« On peut se demander pourquoi, proportionnellement, les classes moyennes financent davantage les services publics que les ménages les plus riches de France ? »

N’est-il pas étonnant, de la part d’un ministre de l’Économie, de qualifier les services publics de « gratuits » ?

C’est extrêmement intéressant que Bruno Le Maire attaque les services publics par le biais de la « gratuité », faisant comme si l’argent public tombait du ciel et qu’il n’était en quelque sorte « l’argent de personne ». Il faudrait ici s’intéresser à la façon dont les services publics sont financés. On constate notamment que les 0,1% des ménages les plus riches bénéficient d’un impôt dégressif. Cela fait bien longtemps qu’en France on a adopté le principe de l’impôt progressif – votre taux d’imposition augmente à mesure que votre revenu augmente. Or, on constate que cela est remis en cause. On peut dès lors se demander pourquoi, proportionnellement, les classes moyennes financent davantage les services publics que les ménages les plus riches de France ?

Pensez-vous le gouvernement capable de s’attaquer aux bases de notre pacte républicain que sont l’école gratuite ou l’accès à la santé ?

S’agissant de la santé, on est en plein dedans. Le nombre d’établissements publics diminue plus vite que celui des établissements privés – et la part des établissements privés à but lucratif augmente. Concernant l’école, je ne crois pas qu’il soit possible, en France, d’entendre un ministre dire un jour qu’il va rendre payant l’accès à l’école publique. En revanche, sa dégradation, de façon tout à fait consciente, est clairement à l’œuvre. Cela conduit à une forme de privatisation de l’accès à l’éducation. Car pendant que ceux-ci se dégradent, se développent des services accessibles en fonction des revenus des personnes : chaque brèche dans le service public fait place à des prestations privées et donc payantes. Je faisais référence aux cours du soir : ceux qui peuvent en bénéficier, ce ne sont pas les enfants qui vivent dans un HLM, mais ceux dont les parents peuvent le payer – avec des crédits d’impôts à la clé. La puissance publique finance donc un dispositif pour une population privilégiée. Comme elle le fait avec l’école privée, qui coûte chaque année environ 8 milliards d’euros d’argent public, où l’on constate une homogénéisation sociale. Une remise en question de la gratuité équivaut à une remise en question de l’universalité des services publics. Les bénéficiaires de l’AME vont majoritairement à l’hôpital public et non dans les cliniques privées.

Au moment-même où Gabriel Attal entame une croisade à l’université contre une « idéologie nord-américaine », le modèle états-unien n’est-il pas en train de devenir notre référence en matière de politiques publiques ?

Il est en tout cas assez ironique de constater, dans le débat public, un rejet de l’idéologie nord-américaine à géométrie variable. Ce qui est inquiétant lorsqu’on s’approprie les raisonnements nord-américains sur cet État-providence qui coûterait un « pognon de dingue », on adopte une posture qui est en réalité souvent irrationnelle sur le plan économique (en plus de conduire à des situations inacceptables sur le plan de la justice sociale). Par exemple, quand on regarde précisément le système de santé des États-Unis, force est de constater qu’il est totalement défaillant et qu’il coûte excessivement cher. Quand on enlève une dépense publique, cela n’enlève pas le besoin social et la nécessité de le financer. Privatiser, c’est substituer à la dépense publique socialisée, rationalisée, financée de manière solidaire, une multitude de dépenses privées. Un Américain moyen dépense beaucoup plus pour sa santé qu’un Français moyen quand bien même on prend en compte les impôts – et la performance du système de soins américain est largement inférieur à celle du système de soins français. Il en va de même avec l’éducation : de nombreuses études, notamment de l’OCDE, montrent que des investissements massifs dans l’éducation publique sont déterminants pour renforcer le potentiel de croissance d’une économie. Les propositions du ministre de l’Économie sont donc irrationnelles d’un point de vue… économique.

2 commentaires

  1. Lucien Matron le 22 mars 2024 à 18:55

    Le démantèlement des entreprises nationalisées poursuivi par celui des services publics ne date pas d’aujourd’hui. C’est une constante des gouvernements socio-démocrates, puis socio-libéraux, puis libéraux et ultralibéraux. Tout ce qui peut susciter l’appétit du secteur privé est systématiquement et méthodiquement «  vendu ». L’appétit des groupes financiers et des actionnaires est sans limite. Le champ d’intervention des services publics se réduit, et le service rendu devient progressivement payant à titre individuel sans considération aucune pour la solidarité nationale. Depuis les arrivées de Macron à Bercy ( sous Hollande) et de Le Maire ( sous Macron) , c’est à une accélération de cette politique ultralibérale à laquelle nous assistons. Le modèle social français patiemment construit par le pacte républicain est de plus en plus fragilisé. Il est urgent de changer de cap.

  2. Marc Ragouilliaux le 26 mars 2024 à 17:56

    Depuis maintenant longtemps, les politiques austéritaires, non seulement atomisent les individus dans une vie fragmentaire des classes et des territoires, mais dégradent progressivement ce qui fait nation depuis la Révolution et des générations de luttes en France. Si les tenants de la bourgeoisie en viennent à contester le fondement constitutionnel de l’universalité comme essence de l’égalité en France, nous avons le plus grand besoin de recentrer la bataille à la « même hauteur », c’est à dire en recentrant l’objectif politique sur le Contrat social à valeur programmatique. Cette base conventionnelle est l’acquis de la Révolution qui se régénère par l’engagement du Comité National de la Résistance. Le Contrat social pose l’universalité des droits et devoirs. Il parvient à s’imposer à l’issue de la faillite historique de la bourgeoise lors de la seconde guerre mondiale et sur l’idéologie fondée sur l’inégalité face à la Nature et la pratique philanthropique. Avec la montée du social-libéralisme et du néo-libéralisme des années 1990, les offensives réactionnaires partout et notamment en Europe, méritent donc de reconsidérer les valeurs du Contrat social comme enjeu stratégique de la gauche en s’attaquant à la pensée de l’équité, concept de base d’une théorie de la justice de John Rawls, qui ne traite que de la redistributivité géré par l’ Etat Capitaliste. Dans la visée d’un recentrage sur la lutte pour le Contrat social, c’est reposer le principe socialiste de Chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins. Un principe mis en acte à l’origine de la Sécurité Sociale par le CNR, un système autogéré par les travailleurs des surplus du salaire indirect, c’est à dire directement gérés par les créateurs de la valeur. Est-il bien trop naïf de revenir ainsi aux fondamentaux ? Je constate en tout cas, que la notion même de Contrat social est devenu purement et simplement absente du lexique politique. A nous d’en saisir la portée stratégique dans les conditions de la lutte du mouvement social aujourd’hui.

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