« La psychanalyse et le freudisme ont joué un rôle dans les processus de décolonisation »

Livio Boni

Psychanalyse du reste du monde. Géo-histoire d’une subversion explore les émergences de la pensée freudienne dans les espaces non-occidentaux. Livio Boni revient sur la façon dont la psychanalyse a accompagné la décolonisation de soi dans ce « reste du monde » si crucial pour comprendre la crise de la modernité.

Livio Boni est psychanalyste. Il a co-dirigé avec Sophie Mendelsohn Psychanalyse du reste du monde. Géo-histoire d’une subversion, aux éditions La Découverte, ouvrage auquel ont contribué une trentaine d’auteurs, psychanalystes et non psychanalystes, de différentes générations et obédiences, issus autant du Nord que du Sud du monde.

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Regards. Comment se diffuse la psychanalyse dans le monde à partir de sa théorisation par Freud au début du XXème siècle ?

Livio Boni. L’enjeu de Psychanalyse du reste du monde consiste à montrer que la psychanalyse a existé et existe dans le monde extra-occidental, là où on ne l’attendrait pas – comme en Inde, à Madagascar, en Chine, dans la Caraïbe ou en Afrique du Sud par exemple. Cet ouvrage répond donc au souhait de proposer une histoire élargie de la psychanalyse, aussi bien du point de vue géographique que politique et culturel, car on s’intéresse en particulier au rôle joué par la psychanalyse et le freudisme dans les processus de décolonisation. Ainsi le livre couvre un siècle d’histoire, depuis la première réception de Freud au Mexique après la Révolution mexicaine de 1919, jusqu’aux usages contemporains de la psychanalyse, dans le monde arabo-musulman, par exemple, après les Printemps arabes.

Y a-t-il une psychanalyse avant la théorisation freudienne ? Comment qualifier justement l’événement freudien et quelles en sont ses conséquences ?

Bien entendu, on n’a pas attendu Freud pour concevoir, sous toute latitude et dans tout contexte culturel, l’existence d’une dimension de l’existence humaine qui échappe à la conscience, ainsi que la prise en charge de celle-ci dans des pratiques thérapeutiques et rituelles. Mais l’événement freudien se situe à un endroit historique précis, se présentant à la fois comme héritier des Lumières et comme une critique interne de la prétention moderne de constituer un sujet radicalement autonome, conscient, maître de soi-même et du monde. Autrement dit, la psychanalyse est indissociable d’une certaine crise de la modernité, qui se déclare dès le XIXème siècle, avec le romantisme, et qui se prolonge jusqu’au temps présent. Ceci pour dire que l’avènement de la psychanalyse accompagne la modernité et en même temps la remet en cause, et ce double mouvement apparaît de façon paroxystique lorsqu’on s’intéresse, comme c’est notre cas, au rôle joué par la psychanalyse en milieu colonial et dans la post-colonie.

Qu’est-ce que signifie « diffusion de la psychanalyse » ? On diffuse un corpus écrit théorique que l’on traduirait ? Ou bien une pratique introduite par des sortes de missionnaires de la psychanalyse de par le monde ?

Dès les années 1910, la psychanalyse se conçoit comme un « mouvement » (Bewegung), un terme qui normalement s’applique aux courants artistiques, avant-gardistes, ou aux mouvements politiques (mouvement ouvrier, mouvement communiste, etc.). C’est dire qu’il ne s’agit pas, aux yeux de Freud et de la première génération d’analystes, d’un savoir neutre, qu’il s’agirait de rependre et de vulgariser, mais d’une entreprise de « subversion » d’un certain ordre épistémique, qui n’est pas sans conséquences politiques, anthropologiques et idéologiques. Ainsi, lorsque le mouvement psychanalytique international commence à se structurer, il se conçoit en effet comme une sorte d’Internationale vouée à diffuser la psychanalyse, d’abord en Europe et puis en Amérique du Nord.

« La psychanalyse du reste du monde, c’est-à-dire évoluant en milieu colonial et post-colonial, a pu contribuer à analyser et déconstruire toute une série de complexes produits par la colonisation, aussi bien chez les colonisés que chez les colonisateurs. »

Cela dit, l’histoire de la psychanalyse dans le monde non-occidental ne se présente pas, dans les cas les plus intéressants et les plus heureux, comme une simple œuvre de diffusion ou de catéchèse. Au contraire, les psychanalystes qui évoluent dans le monde colonial – comme Girindrasekhar Bose en Inde, Wulf Sachs en Afrique du Sud, ou Octave Mannoni à Madagascar, pour ne citer que ces trois exemples – se trouvent pris dans une condition ambivalente : ils représentent une science de pointe, voire d’avant-garde, à la fois liée à la modernité scientifique et critique de celle-ci ; et, en même temps, ils se trouvent confrontés aux formes spécifiques de malaise engendré par la situation coloniale, dont ils doivent nécessairement se faire les interprètes s’ils veulent avoir une chance de saisir les symptômes qui affectent la subjectivité coloniale. D’une certaine façon, on pourrait affirmer que les psychanalystes qui travaillent dans le contexte des décolonisations expérimentent une forme de division subjective qui leur permet de rentrer en syntonie avec les contradictions du projet colonial, lequel se voulait modernisateur tout en produisant des figures de l’autre comme « sauvage », « primitif » ou demeurant au seuil de l’humain. Ainsi, la psychanalyse du « reste du monde », c’est-à-dire évoluant en milieu colonial et post-colonial, a pu contribuer à analyser et déconstruire toute une série de complexes produits par la colonisation, aussi bien chez les colonisés que chez les colonisateurs. Ces analyses nous semblent précieuses pour une saisie critique du monde post-colonial qui est désormais le nôtre, lequel hérite largement de cette histoire, tout en l’élaborant dans des nouvelles figures, instances et symptômes.

Est-ce que toutes les façons d’envisager la psychanalyse sont pratiquées partout ? Par exemple, la psychanalyse qui met au centre les jeux de mots dans les langues indo-européennes, ça marche partout ?

Nul doute que la psychanalyse se fonde sur ce que Freud appelait la talking cure, c’est-à-dire sur la parole. Toutefois on a observé assez vite, dans la psychanalyse européenne, sa capacité à avoir recours à d’autres moyens et dispositifs que celui, canonique, de la séance à deux et du divan. Par exemple, le recours au dessin, dans la psychanalyse d’enfants, ou les analyses groupales, ou encore les communautés thérapeutiques tentant de remplacer la ségrégation psychiatrique, pour ce qui est de la prise en charge des psychoses. Il en va de même pour l’inventivité de la psychanalyse en dehors de l’Occident. On retrouve certains aménagements du cadre et des pratiques, comme par exemple le recours à la calligraphie dans la psychanalyse chinoise, ou des applications hardies de la psychanalyse à la criminologie (comme dans le cas de l’analyse « sauvage » de Mercader, le meurtrier de Trotski, au Mexique, dont traite Rubén Gallo dans notre livre), ou encore le rapprochement entre psychanalyse et mystique soufie, en Afrique du Nord. Toutefois, à mon sens, toutes ces modulations pratiques, ou ces champs d’application inédits de la psychanalyse, ne constituent pas la principale originalité de la psychanalyse dans le « reste du monde », car on trouve bel et bien une telle variété et multiplicité dans la psychanalyse telle qu’elle se pratique dans le Nord du monde. J’aurais plutôt tendance à soutenir que la singularité principale des psychanalyses du « reste du monde » consiste dans leur capacité à se situer dans un entre-deux fertile, entre intériorisation du savoir des dominants et identification aux dominés, afin de faire éclater au grand jour toute une série de contradictions, et rechercher des formes viables de subjectivation non-univoques, ni simplement intégrées au discours dominant, ni purement oppositionnelles. C’est le cas, par exemple, du premier psychanalyste non-occidental, l’Indien Girindrasekhar Bose, qui produira une œuvre à la fois adossée à Freud et fortement arrimée à des fondamentaux de la culture indienne, répondant ainsi à la demande implicite d’une bourgeoisie indienne européanisée, mais aussi revendicatrice de son identité culturelle.

Pourquoi, dans le titre de l’ouvrage, parler de « reste du monde » ? N’est-ce pas particulièrement péjoratif ?

Nous nous servons de cette locution de façon ironique, pour renverser la formule occidentaliste, « The West and the Rest », par laquelle, en particulier les Nord-Américains, désignent une opposition toute faite entre l’Occident comme civilisation par excellence et un « reste du monde » plus ou moins indifférencié et arriéré. Au rebours d’une telle approche, qui a cours aussi dans l’histoire de la psychanalyse, où l’on insiste souvent sur ce qui manque aux autres civilisations pour pouvoir aménager une place au sujet de l’inconscient, nous avons voulu valoriser les greffes de la psychanalyse dans ces contextes éloignés et hétérogènes par rapport à son foyer d’origine, faisant apparaître des usages singuliers, créatifs et inattendus de la psychanalyse « ailleurs ». Ainsi ce « reste » devient révélateur de certaines limites, de certains partis pris et impensés de la psychanalyse majoritaire, produisant un effet de déplacement, de ré-orientation de nos propres repères habituels. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’en psychanalyse on travaille toujours avec des restes, ce qui n’a pas été métabolisé, qui demeure enkysté ou intraitable dans l’histoire du sujet. Nous ne faisons qu’élargir une telle approche à l’histoire de la psychanalyse, ou à sa « géo-histoire » (pour reprendre le sous-titre du livre), à partir d’une question assez simple : quels seraient les restes non pris en compte par l’image qu’on se fait de la psychanalyse, de son histoire et de sa diffusion ? Et qu’est-ce que ces « restes » nous apprennent-ils en termes de dépaysement et de remise en discussion de nos propres a priori ?

Élisabeth Roudinesco, dans un article du Monde, conteste le fait que la psychanalyse se soit uniquement diffusée par l’intermédiaire du colonialisme. Qu’avez-vous à lui répondre ? Et surtout, en quoi la domination coloniale est-elle déterminante pour expliquer l’émergence de la psychanalyse ?

La critique dont Roudinesco a bien voulu honorer notre livre, dès sa parution, est biaisée par l’idée que nous viserions, par cette publication chorale, à faire de la psychanalyse une entreprise coloniale ou para-coloniale. Il s’agit tout à fait du contraire. Nous entendons valoriser des lieux, des situations historiques et des figures de l’histoire de la psychanalyse qui ont œuvré à décoloniser celle-ci, à l’acclimater à d’autres contextes et demandes, à lui restituer une capacité critique et politique in situ. En ce sens, la vraie attitude impérialiste consisterait à faire de la psychanalyse un savoir neutre, non-situé, qu’il s’agirait d’exporter dans des contrées éloignées. À l’encontre de cette approche, encore dominante dans l’histoire de la psychanalyse et dans ses institutions internationales, nous misons sur des usages mineurs, marginaux, locaux, qui témoignent d’un mode de diffusion de la psychanalyse non pas par émanation d’un centre – l’Europe ou l’Amérique du Nord – vers les Suds du mondes, mais par dissémination, par greffes, ou à travers des modes de circulations alternatifs (du Sud au Nord, de l’Orient à l’Occident, du Sud au Sud). L’enjeu étant de décentrer l’image qu’on se fait spontanément de la psychanalyse et de son histoire, et de renouer avec un cosmopolitisme qui fut celui du freudisme à sa naissance, car les premières générations de psychanalystes étaient transnationales, polyglottes et diasporiques, circulant entre pays, langues et origines confessionnelles fort différentes.

La psychanalyse est-elle consubstantielle à la modernité ? Peut-il y avoir une psychanalyse sans modernité ?

Il s’agit là d’une question cruciale… En un certain sens, on pourrait soutenir qu’il n’y pas de psychanalyse sans modernité. Or, c’est bel et bien la modernité, avec ses idéaux d’autonomie, d’émancipation par rapport à la tradition, de liberté de conscience, qui débarque, tant bien que mal, dans les bagages du colonialisme. Seulement, elle se manifeste sous une forme paradoxale, en reléguant l’autre colonisé au rang du sous-humain, qu’il s’agirait d’humaniser. À côté de cette logique, qui nous paraît aujourd’hui aberrante, mais qui a été motrice du colonialisme moderne, on observe une coupure qui se crée à l’intérieur des subjectivités colonisées, entre cet idéal de modernité qui s’impose à elles et le legs de leurs propres cultures. Se produit, dès lors, une sorte de dédoublement, de double conscience, de tiraillement subjectif, entre idéal de modernité et attachement à son histoire qui caractérise le monde colonial, mais aussi post-colonial. C’est dans cette faille, dans cette crise subjective et collective, que la psychanalyse trouve sa pertinence, se faisant l’analyseur, dans une grande partie du reste du monde, de l’échec de ce projet de modernisation forcée. Mais, d’un autre côté, on pourrait relativiser une telle réponse, en considérant que le projet moderne n’a pas été exclusif des Lumières européennes, et qu’il existe d’autres modernités, en Asie par exemple, moins retentissantes mais non négligeables. Quoi qu’il en soit, il me semble qu’une certaine division de la société – entre modernité et tradition, progressisme et conservatisme, scientisme et anti-scientisme, révolution et conservation, religion et sécularisation, etc.) est une condition sine qua non pour que la psychanalyse recouvre une pertinence, car celle-ci travaille sur des formes de division, de non-coïncidence à soi, de contradiction interne des subjectivités, individuelles comme collectives, et celle-ci sont inconcevables dans une société qui se concevrait comme une unité absolue, si tant est qu’une telle société existe.

En quoi la psychanalyse de ceux qui la pratiquent là où elle est née est-elle influencée par la psychanalyse dans des mondes où elle est arrivée plus tardivement ?

Pour répondre à cette question, il faudrait rentrer dans le détail de certaines circulations de la psychanalyse dans le monde, qui esquisse une géographie des savoirs inattendue. Je n’en mentionnerai que trois exemples, en laissant aux lecteurs intéressés par cette question le loisir d’en découvrir davantage dans notre livre : le travail d’Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation, rédigé entre 1946 et 1947, et publié en 1950, va mettre la puce à l’oreille, si je puis dire, à Frantz Fanon, encourageant celui-ci à aborder, avec des outils empruntés à la psychanalyse, la question de la condition antillaise, et plus généralement la question noire, dans son livre Peau noire, masques blancs (1952), qui inaugure un champ nouveau, celui d’une anthropologie psychanalytique de la condition raciale et (post)coloniale. Une circulation singulière s’établit ainsi entre Madagascar, le France hexagonale, les Antilles et l’Algérie, où Fanon s’installe, en tant que psychiatre, entre 1953 et 1957, avant de quitter la psychiatrie et de vouer toutes ses forces à la cause algérienne et pan-africaine. Autre exemple : un psychanalyste argentin, Oscar Masotta, féru d’existentialisme et proche des positions de Louis Althusser vers la fin des années 1960, importe le lacanisme en Espagne, après la chute du franquisme. Ainsi, la psychanalyse lacanienne n’a pas été introduite directement de France, mais par un « détour » considérable par l’Argentine, et avec une marque marxiste. Enfin, pour ce qui concerne l’Inde, les travaux du psychanalyste Sudhir Kakar, un auteur largement lu et traduit, y compris en français, ont essaimé dans le milieu des études indianistes, autorisant des lectures nouvelles de la mythologie hindoue, comme par exemple chez l’indianiste américaine Wendy Doniger, dont certains écrits de référence ont été interdits par le gouvernement nationaliste hindou guidé par le BJP. Voilà quelques cas de figure où les « marges » s’invitent dans la scène « occidentale », donnant à la psychanalyse une sphère de pertinence nouvelle.

Comment la psychanalyse participe-t-elle des faits politiques dans les collectifs dans lesquels elle émerge ?

La psychanalyse a participé au débat intellectuel sur la question du recours à la violence dans des contextes aussi divers que l’Inde de la fin de l’époque coloniale, Madagascar (où l’une des premières grandes révoltes anti-coloniales éclate en 1947), l’Algérie lors de la guerre d’indépendance, ou encore, plus récemment, en Afrique du Sud, suite à la fin du régime de l’apartheid. On la retrouve également mobilisée en Amérique du Sud, dans les processus de réconciliation mémorielle, faisant suite au dictatures, ou dans des processus de décolonisation interne et d’empowerment de groupes sociaux subalternes, comme au Brésil, où elle fait preuve de vitalité politique, à travers des dynamiques d’inclusion et d’inventivité pratique (psychanalyse de rue, psychanalyse dans les quilombos, mouvements anti-psychiatriques divers). Cela vaut aussi pour l’hémisphère Nord, où la psychanalyse aujourd’hui joue un rôle dans le néo-féminisme, les études de genre, la problématisation politique de la question raciale. Bref, la psychanalyse peut se relever opérante non seulement au niveau individuel, mais aussi dans la reconfiguration d’espaces de subjectivation trans-individuels et collectifs.

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1 commentaire

  1. Justice4ALL le 8 octobre 2023 à 11:21

    L’être humain est comme un _ »virus » qui s’introduit par la force ou par la ruse dans la tête des gens pour acquérir des territoires ,pour se les accaparer et, bien sure ,cette logique « o combien primitive » conduit à des « guerres  » ou à des « résistances » pour ceux qui veulent pas se faire submerger par le « virus zombie » de la colonisation et, du prix de l’esclavage .L’être humain est condamné à sa « logique guerrière primitive » ,un « beau jour » ,il sera trop tard et, il faudra une bonne couche de plomb pour bloquer les « radiations » …####

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