Immigration : pas de cadeau à l’extrême droite
Un récent article du Monde nous explique que « si la gauche veut regagner les classes populaires, elle ne peut plus faire l’impasse sur l’immigration ». Une idée qui n’a rien de neuf et qui sent toujours autant le rance.
Consciemment ou non, l’éditorialiste du Monde Philippe Bernard reprend un thème largement développé en Europe selon lequel il ne faut pas laisser à l’extrême droite le monopole de la réduction nécessaire des flux migratoires. Cette idée est une aubaine pour le RN et un gage de déroute, pas seulement pour la gauche, mais pour la démocratie elle-même.
Il y a quelques mois, la Fondation Jean Jaurès publiait une longue contribution collective vantant l’émergence européenne d’une « gauche post-sociétale ». La gauche, expliquaient ses auteurs, n’a pas tiré les conséquences du basculement provoqué par les grandes crises économique, migratoire, territoriale et écologique. Elle a traité à l’ancienne les questions montantes de la sécurité, de l’immigration et de l’identité nationale. Du coup, elle a perdu les classes populaires, laissées en pâture à l’extrême droite. Le but assigné à la gauche serait donc simple et clair : calmer le jeu des crispations culturelles et identitaires et assumer les exigences populaires sur la sécurité et l’immigration, « pour mieux relancer la conflictualité sur l’axe économique et social ».
Où se trouvent les nouveaux modèles du « post-sociétal » ? Au Danemark, en Suède et en Australie, où les sociaux-démocrates prônent désormais une régulation très stricte de l’immigration. Au Royaume-Uni, où le « Blue Labour » de Maurice Glasman veut parler aux « gens ordinaires » autour des valeurs de la famille, du travail et de la communauté. Il influence d’ores et déjà des travaillistes qui, talonnés par le parti de Nigel Farage, ont décidé avec le désastreux Keir Starmer de « reprendre le contrôle des frontières ». Il s’exprime depuis longtemps dans l’Allemagne de Sahra Wagenknecht, qui veut « clairement inverser la politique migratoire [car] nous ne pouvons pas accueillir tout le monde en Allemagne ».
On ne sait si Philippe Bernard se situe explicitement dans ce courant de pensée, mais il ne le contredit pas. La gauche, nous dit-il aujourd’hui, ne veut pas voir que le terreau du vote d’extrême droite se trouve dans la triple préoccupation de la baisse du pouvoir d’achat, de la hausse de l’insécurité et de la croissance de l’immigration. Mais que faudrait-il voir exactement ? Que le pouvoir d’achat baisse parce qu’il y a trop d’assistés, parmi lesquels trop d’étrangers ? Que la montée des violences et de l’insécurité est due avant tout aux résidents étrangers ? Que le risque principal qui nous menace est le séparatisme islamiste ? Qu’il y a trop d’immigrés et qu’ils sont massivement les tenants du terrorisme islamiste ? En bref, ne faudrait-il voir que ce que le RN veut nous mettre devant les yeux ?
Au motif d’enrayer la montée de l’extrême droite, rien ne justifie que l’on entérine si peu que ce soit son fonds de commerce idéologique. Enfourcher les thématiques du sécuritaire et de l’immigration excessive n’empêchera pas un ascendant du lepénisme construit en longue durée. Elle ne fera que le légitimer un peu plus.
L’éditorialiste s’appuie sur le récent sondage de l’Ifop, consacré au rapport à l’islam et à l’islamisme des musulmans de France. Ce document a fait d’ores et déjà l’objet de polémiques sur ses résultats et sur ses présupposés1. Il contient certes des éléments préoccupants, confortant l’idée de formes de radicalisation, notamment dans les jeunes générations, une « radicalisation » qui n’est hélas pas propre au seul univers mental de l’islam. Mais, si l’on s’en tient aux données les plus solides, que constate-t-on ? Que sur 14 000 personnes interrogées, 7% se disent de religion musulmane et que, sur ces 7%, 38% (soit environ 2,6% des sondés) approuvent « au moins quelques-unes des positions des islamistes » et 8% (soit 0,6% du panel) en approuvent « la plupart ». Cela peut à juste titre inquiéter, comme tout potentiel de violence extrême.
Mais, sauf à penser qu’il existe une chaîne nécessaire qui relie le croyant, le fidèle, le fanatique et le criminel, il est périlleux de faire, d’un nombre restreint d’indices, le signe annonciateur d’un cataclysme inévitable, légitimant toutes les peurs. À bien y réfléchir, le nombre et la virulence d’un fanatisme d’extrême droite peuvent, dans une société divisée et perturbée, être tenus pour au moins aussi inquiétants que ceux d’une intransigeance religieuse sans garde-fou.
Le plus préoccupant, dans l’article du Monde, est ailleurs. Philippe Bernard commence par la cécité supposée de la gauche sur la trilogie des peurs françaises. Mais les deux tiers de son article sont concentrés sur la troisième peur, celle d’une immigration excessive. Comme si, de fait, sa dangerosité devait à elle seule cristalliser toutes les angoisses et toutes les crispations. Or, on sait par ailleurs que, si une très large majorité d’individus interrogés répondent volontiers qu’il y a trop d’immigration, le degré de tolérance dans la société française a plutôt augmenté au fil des ans2. Ne vaut-il pas mieux travailler sur cette lueur d’espoir, plutôt que d’attiser ses contraires, qui ont déjà trop de place dans notre espace public ?
À mettre l’accent sur le seul « ressenti », on finit par oublier ce qui est la température « vraie » et, de fil en aiguille, on peut se laisser emporter par la petite musique insistante qui nous conduit vers le pire. C’est donc un autre cheminement que devrait suivre tout partisan de l’expérience démocratique, à commencer bien sûr par celui qui se situe à gauche.
1. C’est en 1989 que Michel Rocard a lancé la malheureuse formule selon laquelle « nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde ». En vertu de quoi, la gauche de gouvernement s’est accoutumée à l’idée qu’il fallait réguler les migrations, les contrôler, les limiter, voire les réduire. La France s’est ainsi alignée sur une logique européenne de consolidation des frontières, sous l’égide brutale de l’organisation Frontex. C’est dans ce cadre que se sont multipliées les tragédies des noyades en Méditerranée. C’est à partir de là que s’est installée la pratique des « hotspots », ces « points d’accès » qui équivalent à demander à moins riche que soi de trier les migrants dignes d’accéder à l’eldorado européen. En vertu de quoi… les flux migratoires ne se sont pas interrompus et le RN a accéléré sa percée.
2. Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde ? Mais ce ne sont pas les plus pauvres que nous accueillons ! Ceux-là, quand ils veulent échapper à leur sort, vont au plus près et donc dans les pays pauvres. Les plus pauvres vont chez les pauvres et les moins pauvres vers les plus riches… Et quand bien même la frontière devient un mur, la clôture n’a jamais empêché véritablement le passage. En fait, ce que réussit l’obsession de la frontière infranchissable n’est pas l’arrêt des migrations, mais la fabrique des clandestins, et donc de ceux qui, devenus des sans-droits, pèsent sur la masse salariale et l’accumulation des dysfonctionnements sociaux, dans les zones urbaines déjà défavorisées. L’accumulation de personnes très pauvres dans le « Sud » et de clandestins dans le « Nord » : est-ce ainsi que nous pouvons résoudre les déséquilibres mondiaux et apaiser les craintes de déclin chez nous ?
3. Au motif d’enrayer la montée de l’extrême droite, rien ne justifie que l’on entérine si peu que ce soit son fonds de commerce idéologique. Ce qui joue sur le marché du travail n’est pas la pression migratoire, mais l’universalité de la dérégulation, qui réduit tout à la fois les salaires directs et indirects (au nom de la compétitivité), sanctuarise la précarité (au nom de la flexibilité), réduit l’aide aux démunis (au nom de l’équité) et valorise l’assurantiel au détriment de la solidarité. Affirmer que la régulation des migrations créera du mieux-être est donc dangereusement mensonger. Comme au temps où la social-démocratie européenne expliquait que les profits du moment feraient les salaires du lendemain ou que le monétarisme et la politique anti-inflation profiteraient à terme aux salariés de notre continent.
4. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui fait la force du RN ? Ce n’est pas qu’il « verrait » mieux la réalité que les autres : c’est plutôt qu’il sait raccorder les angoisses populaires à un récit cohérent qui les valorise et qui légitime la pseudo-évidence des solutions les plus simples. La base de ce récit est dans l’inquiétude et le ressentiment, auxquels l’extrême droite répond en exaltant la protection et la frontière nationale, en attisant la peur de ne plus être chez soi, en exacerbant, dans un même mouvement, le désir de préserver un entre-soi et la détestation des « parasites » et de « l’assistanat ». Face à un tel récit, on s’en accommode ou on le combat et on en propose un autre.
Ce n’est pas la « bonne conscience » qui a conduit la gauche à sa crise, mais la capitulation devant les idées reçues des forces dominantes. Ce ne sont pas les migrations qui sont au cœur du marasme vécu, mais le trio infernal de la concurrence, de la gouvernance et de l’obsession identitaire. Ne pas porter l’accent sur ce trio revient à lui laisser le champ libre. De même que les concessions au libéralisme n’ont pas enrayé la contre-révolution libérale dans les années 1980-1990, de même la gauche et le mouvement social critique n’enraieront pas la poussée de l’extrême droite et de la droite radicalisée en flirtant avec une part de ses discours.
5. Enfourcher les thématiques du sécuritaire et de l’immigration excessive n’empêchera pas un ascendant du lepénisme construit en longue durée. Elle ne fera que le légitimer un peu plus. « Nous ne pouvons pas accueillir tout le monde », a repris à son tour Emmanuel Macron, quelques mois après son arrivée au pouvoir. Ce faisant, il a donné la main à la gestion administrative et policière de ses ministres de l’Intérieur, de Gérard Collomb à Bruno Retailleau, comme François Hollande s’était appuyé sur la gestion répressive de Manuel Valls.
Ce qui sert le RN est avant tout la division des catégories populaires, « métropolitains » et « périphériques », Français et étrangers, immigrés et « issus de l’immigration ». « Social », « sociétal », « post-sociétal » : autant de mots qui ont l’air de désigner des alternatives possibles et qui, pensés dans leur séparation, désarment tous les efforts de convergence des combats émancipateurs et divisent un peu plus celles et ceux qu’il conviendrait de rassembler.
6. Ralentir ou assécher les flux migratoires ? Cela va à rebours de ce qui fut le long processus historique de l’hominisation et ne correspond aucunement à l’avenir prévisible : les déplacements de population se maintiendront, souhaités ou contraints. Ils constitueront un fait social, dont l’effet positif ou négatif ne dépendra pas de leur volume, mais de l’environnement social dans lequel ils se déploieront.
L’extension des droits pour tous, la protection élargie, la reconnaissance de statuts salariaux stabilisés, la formation permanente, la démocratisation au travail comme dans la cité, la lutte contre les discriminations sont les clés des dynamiques à construire. L’objectif est contradictoire avec le repli sur soi, la méfiance à l’égard du nouvel arrivant, la peur de ne plus être chez soi, l’enfermement communautaire et l’égoïsme ethnique et/ou national. Affirmer tout cela n’est pas de l’angélisme, mais du réalisme bien compris.
Il n’y a pas de bonne technique pour une gestion « raisonnable » des flux migratoires. L’importance actuelle et prévisible des migrations oblige donc chaque peuple à réfléchir aux choix de société possibles. En fait, il n’y en a que trois qui soient cohérents aujourd’hui : la mondialisation de la marchandise, de la finance et de la gouvernance ; l’égoïsme à courte vue des protections de nantis ou de pseudo-nantis ; la mondialité assumée d’un développement sobre et partagé.
Ne pas se battre autour du troisième terme conduit aux désastres futurs. Se placer du côté du peuple, c’est avant tout promouvoir sa dignité et donc lutter pour l’universalité de ses droits. Tel devrait être notre alpha et notre oméga.
Les jeunes, les étudiants et les travailleurs immigrés sont d’abord des humains et des travailleurs. A ce titre, ils sont, tout autant que les humains et travailleurs français « de souche », des victimes ou des acteurs d’un système mondialisé bien rôdé qui s’appelle le capitalisme. D’ailleurs, les chefs d’entreprise, les propriétaires et importants actionnaires issus de l’immigration sont tout autant xéophobes et racistes que leurs homologues « de souche ». La vraie question de l’immigration sur le temps long, n’est pas celle de la peur , des boucs émissaires et de la haine dè l’autre, mais dans l’acceptation par une société humaniste, progressiste, fraternelle, et laïque de toutes les différences.