Faire peuple sans populisme
Cette année restera sans doute dans l’histoire. Un basculement a eu lieu, dans le climat, dans la politique comme dans les consciences. Une « année fantastique » comme celle racontée par le romancier Dennis Lehane dans Un pays à l’aube. Au-delà de la colère, un peuple se cherche aujourd’hui un récit fondateur. L’urgence constituante n’est pas seulement constitutionnelle.
Le 8 juin restera comme un point d’orgue. Malgré le soutien du pays, des élu.e.s majoritaires n’ont pas été en mesure d’abolir une « loi voyou » imposée par le pouvoir. Au quartet gagnant institutionnel 47.1/38/44.3/49.3, s’est ajouté l’article 40 dégainé en dépit du règlement de l’Assemblée. L’impasse est donc totale. Les états-majors syndicaux et politiques s’étaient accrochés à cette perspective pour continuer à tendre le fil de la colère. Mais sans anticipation stratégique.
Un gouffre démocratique s’ouvre devant nous. Sans modification institutionnelle majeure, l’élection de 2017 a ouvert un processus constituant dont nous comprenons aujourd’hui la portée. Les noces de McKinsey et de la loi contre le « séparatisme » ont transformé la nature du pouvoir. La « République contractuelle » annoncée par Emmanuel Macron dès 2017 s’est articulée à une conception répressive, sélective et islamophobe du « peuple républicain » qui fait de l’extrême droite le meilleur sparring partner du macronisme.
Nous savons depuis les gilets jaunes que le besoin de « faire peuple » n’est pas soluble dans cette « start-up nation ». Dans la rue, dans les casserolades comme dans les sondages, des femmes et des hommes aux parcours sociaux et politiques divers se sont rassemblé.e.s autour d’une certaine idée de la vie et de l’intérêt commun. Cette puissance commune s’enracine dans des expériences aussi intimes que collectives : une souffrance partagée au travail, une abolition de l’avenir, une pandémie, des catastrophes climatiques à répétition, la toute naissante guerre de l’eau, le mépris sans vergogne des puissants.
Nous savons maintenant que le dispositif macroniste, s’il a détruit la politique, n’est plus aujourd’hui en mesure d’assurer le consentement. Mieux : malgré l’atomisation sociale organisée par le néolibéralisme et, face à elle, une exigence populaire de sens et de commun s’est levée durant cette « année fantastique ». Ce « soulèvement de la vie » peut devenir une puissance démocratique et constituante. Tel est l’enjeu des mois qui viennent que les stratégies partisanes et purement électorales refusent d’affronter.
« Une République contractuelle »
Que faire du soulèvement qui s’est confronté à la saison 2 du macronisme ? La force de sa colère, de ses souffrances et de ses angoisses comme de sa joie retrouvée n’a pas été suffisante pour déjouer les scénarios de 2010, 2016 et 2019. Il a découvert que ce pouvoir d’État est décidément et cyniquement devenu sourd à la voix populaire, indifférent à sa pression, méprisant pour celles et ceux qui la représentent. Cet État ne négocie plus que les virgules de ses propres oukases. La négociation et la signature des accords de Grenelle en 1968 sont bien d’un autre siècle.
On ne s’étonnera pas du penchant très autoritaire du néolibéralisme. On discutera longtemps du niveau atteint par le macronisme sur l’échelle de l’illibéralisme. Reste à comprendre la spécificité de la situation française et la logique politico-institutionnelle initiée en 2017. Sans toucher à la Constitution, cette logique a été néanmoins profondément constituante par ses postures depuis la mise en scène du 7 mai 2017 dans la cour du Louvre, par un usage antiparlementaire des institutions, par sa haine de l’État, sa redéfinition de la République et son injonction identitaire au peuple français.
Relisez le discours du Président tout juste élu, devant le Congrès rassemblé le 3 juillet 2017. Son « mandat » (mot répété 31 fois) n’y convoque jamais la souveraineté populaire [1]. La démocratie y est une incantation abstraite, glorifiée pour sa « force », mais dont on redoute la « faiblesse ». Elle n’y réfère qu’à « l’action » du pouvoir et du législateur. Le nouveau chef de l’État se revendique de la « République contractuelle ». Son mandat est alors un contrat fondé sur la « confiance ».
Tel un représentant de commerce peu scrupuleux, il dit aux électeurs et aux électrices, pour les retraites comme pour le reste : « En votant vous avez signé, il fallait lire toutes les lignes » !
Exit donc l’article 3 de la déclaration des droits de l’homme selon lequel « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation ». Le divorce démocratique du demos et du cratos est consommé dans ce que Sylvain Lazarus a qualifié « d’État séparé ». La délégation de pouvoir par contrat électoral se substitue à la représentation nationale. La République ne fonde plus le peuple souverain comme demos. Emmanuel Macron réalise institutionnellement la fameuse formule de Thatcher en 1987 : « La société n’existe pas ».
Discipliner un peuple atomisé
Transformer les usagers en clients, détruire les services publics, bureaucratiser l’accès aux droits, détruire la notion même de métier et de compétence populaire : l’accélération macronienne a été spectaculaire sur tous les fronts de la désintégration sociale.
Les services publics les plus vitaux ont été détricotés. L’école, la justice, la santé publique et privée, l’énergie, les transports, la recherche, le logement, les communications sont dévastés par la frénésie de privatisation et de coupures de crédits. On manque de médecins, de juges, d’enseignants, de chauffeurs de bus et de métro, de professionnels pour la réfection des centrales nucléaires…
Le sens du travail a été réduit en miettes par la précarisation exponentielle de « l’uberisation » et la mutation de modes de management des entreprises comme des services publics qui pressurisent les esprits autant que les corps. La France des 35 heures est au cinquième rang mondial de la productivité horaire, devant l’Allemagne, le Royaume-Uni, loin devant le Japon. La mortalité au travail y est la plus élevée d’Europe, comme le nombre de suicides. Management privés et publics sont partis en guerre comme la reconnaissance des métiers et donc des compétences individuelles et collectives.
Reste au processus d’atomisation sociale à devenir politique par l’humiliation des organisations sociales, le refus de toute forme de négociation et la criminalisation de l’action collective en faisant de l’anti-terrorisme un principe de législation ordinaire.
Mais un « peuple qui se tient sage » doit d’abord avoir peur de lui-même. Le recyclage et la systématisation de la ligne du Printemps républicain a fait merveille. Par cynisme plus que par conviction, du moins au départ. Bien au-delà du confusionnisme analysé en 2021 par Philippe Corcuff, l’islamophobie sécuritaire et post-coloniale a construit la figure d’un peuple identitaire menacé par tous les séparatismes. Il configure l’espace politique paradoxal de « l’arc républicain » promu par le pouvoir. Bienvenue au Rassemblement national, à la droite extrémisée, aux vallsistes et à toutes celles et ceux qui prennent Kylian Mbappé pour un immigré. Malédiction à toutes les gauches suspectes de complaisance, de wokisme antinational, de désobéissance écologique voire d’écoterrorisme. Malédiction à toutes celles et ceux qui proposent d’autres principes de cohésion collective que la peur ou la haine de l’autre.
La société retrouvée
De ces deux volets constituants, le premier a sans doute été le plus aisé à imposer dans la crise profonde de la représentation nationale et des partis qui sont censés en avoir la responsabilité. Le coup électoral de 2017 a traumatisé durablement la gauche comme la droite. Il n’a pas traumatisé ces femmes et ces hommes ordinaires convoqué.e.s dans les « conventions citoyennes ». Le pouvoir, qui les croyait sans doute aisément manipulables, a appris à ses dépends que la compétence populaire n’était pas soluble dans la République contractuelle. Seules 10% des propositions de la Convention Climat ont finalement été reprises.
Le second volet est le plus spectaculaire car il a emporté avec lui bon nombre de responsables politiques, une partie des intellectuels et les gros bataillons de la presse désormais aux ordres. Pour autant, parfois loin des arènes politiques officielles, des formes de résistances se sont constituées, avant d’envahir les rues de janvier à juin 2023.
Le soulèvement des gilets jaunes dès la fin 2018, souvent craint à gauche comme le fourrier du RN, a ouvert une brèche d’importance dans l’hégémonie identitaire. Les ronds-points ont d’abord réuni dans la révolte le cœur de cible de cette hégémonie. Ils ont été dans le débat et la solidarité une vaste école de dé-lepénisation des esprits. Ils ont porté, dans la mobilisation comme dans les revendications, des exigences de démocratie non-délégataire. La violence de la répression a été à la mesure de la peur qui a saisi l’hôte de l’Élysée.
Le choc du covid, révélateur puissant des inégalités face au risque sanitaire, de la destruction des services publics et des incompétences d’une gestion autoritaire de la pandémie, en ont accéléré le dévoilement. Ces mois de confinement et d’angoisse ont été l’occasion pour une société riche de compétences solidaires, à l’hôpital et ailleurs, de prendre conscience d’elle-même. Loin d’être « un refroidissement social », le confinement fut « une attention aux autres accrue ». Une autre économie s’est dessinée, faite de circuits courts, d’échanges pour une part gratuits.
Le pays a retrouvé cette estime de soi maltraitée par le néolibéralisme et une nouvelle hiérarchie des valeurs intimes. Le pays a retrouvé une capacité de résistance et d’indiscipline. Les puissants ne le reconnaissent plus : évitement de masse des « bullshit jobs » , appel à la désertion de diplômés de grandes écoles.
« Eau rage, eaux des espoirs » [2]
Dans ce réveil du sens de la vie et du commun, la première année du second quinquennat Macron a été un formidable accélérateur de particules politiques.
Entre la chaleur et les incendies de l’été 2022 et la sécheresse de l’hiver 2023, l’avenir inquiétant semble s’être écrasé sur le présent. Les maisons se lézardent. Une inflation structurelle s’installe. L’Espagne se désertifie. La sécheresse endémique, génératrice de conflits de plus en plus fréquents et sanglants dans la zone sahélienne, installe la guerre de l’eau sur notre continent. « Qui aurait pu prévoir la crise climatique ? » Moquée, la petite phrase du Président est révélatrice d’un déni partagé. Malgré des décennies de rapports du GIEC, les tempêtes submersives, les incendies géants sur quatre continents, les inondations dramatiques année après année, la catastrophe globale était toujours renvoyée à demain [3].
« L’éco-anxiété » se mue en lucidité exigeante. Inégalités, injustices, mensonges, passe-droits, incompétence des puissants deviennent insoutenables. Le bétonnage des aménageurs, la gabegie de CO2 des plus riches n’ont plus leur place dans le paysage. On ne peut plus couper l’eau de ménages et laisser l’agribusiness, l’industrie de l’eau minérale ou Coca-Cola puiser gratuitement dans des nappes phréatiques exsangues.
Le commun n’est plus un concept mais une évidence populaire. Cette matérialité de l’urgence prend de court des pouvoirs qui ne peuvent plus se contenter d’effets d’annonce. La violence déployée à Sainte-Soline le 25 mars 2023 est celle du menteur démasqué.
« Une année fantastique »
Dans ces épreuves, comme le proposait Bruno Latour, nous voyons avec plus de clarté « ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre. » Et de plus en plus nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui sont bien décidé.e.s à interrompre les vieilles dominations structurelles qui perdurent, la domination de genre comme la domination post-coloniale.
Voici les épreuves qui ont donné du sens, de la détermination et de l’inclusivité au refus de la décision du prince sur l’âge de la retraite. Comme une soudaine cristallisation sociale et subjective. Comme une mise en récit collectif de colères dispersées. Comme une révélation du peuple à lui-même.
Cette mobilisation fut à nulle autre pareille. Dans son ampleur, dans sa durée, dans sa popularité, dans son réalisme. Elle a entrelacé les souffrances et les exigences les plus diverses et les plus contemporaines dans la joie d’être ensemble. Elle a été une fenêtre sur un possible. Mais l’accent mis sur les rendez-vous de rue, sur l’événement collectif temporaire n’a fait que l’ébaucher. La délégation stratégique à l’intersyndicale nationale a été totale.
Semaine après semaine, il nous manquait quelque chose. Pas de places occupées, pas de débats enflammés ou studieux, pas de ronds-points conviviaux, pas d’assemblées interprofessionnelles fournies. Ni Maidan, ni Puerta del Sol, ni place Tahrir, ni place Syntagma, ni Occupy Wall Street, ni Assemblées des Assemblées, ni Nuit Debout. L’hybridation massive de la mobilisation ne s’est pas donné tous les moyens de construire du commun.
Au-delà de la défaite conjoncturelle, le mouvement reste inachevé. Son devenir politique est ouvert.
En ce sens, nous avons bien vécu une « année fantastique » au sens du romancier Dennis Lehane dans Un pays à l’aube. Ces années sont rares. 1968 en fut une. Les douze derniers mois en sont une autre. Tourbillons politiques, économiques, humains, parfois guerriers, elles ne laissent jamais un pays indemne. Elles sont aussi un tourbillon des repères culturels et donc des consciences. Les lendemains de guerre comme les lendemains de soulèvement génèrent une soif de refondation populaire et nationale que l’histoire n’apaise pas toujours.
Le moment constituant
Ce moment constituant est donc venu.
Le dispositif macronien de République contractuelle et identitaire n’assure plus le consentement populaire. Le roi est nu et sa brutalité anti-parlementaire et policière se dévoile aux yeux du monde. Pour autant, la dénonciation (nécessaire) de cette brutalité ne fait pas une alternative à la hauteur du moment. Les politiques plus lucides font de la réforme de la constitution un potentiel axe stratégique. Mais aujourd’hui la question institutionnelle n’est que l’une des dimensions d’une mobilisation constituante.
Ce n’est pas la première fois que le chaos néolibéral, ce capitalisme destructeur de dernière génération fait surgir ce besoin de refondation du demos. Les grands soulèvements de ces vingt dernières années dans le monde ont toutes arboré leur drapeau national. Les plus puissants, en Ukraine et au Chili, ont porté une démarche constituante.
Mais cette aspiration à « faire peuple » face à l’angoisse et dans la colère ne croise pour l’instant qu’une seule proposition politique explicite, en France comme dans de nombreux pays : celle de l’extrême droite. Si celle-ci semble surfer sur la complicité de la droite et la sidération de la gauche, elle a aussi une cohérence contemporaine : celle de la protection du peuple national contre toutes les menaces du monde, celle d’un survivalisme identitaire, d’un possible « écofascisme » [4].
Le dispositif macroniste, dont elle est le sparring partner, lui va comme un gant. L’atomisation sociale est son élément. Le ressentiment des défaites, son arme pour évacuer le commun au profit de la préférence nationale.
Aucune manœuvre électorale ne fera obstacle à la force mortifère de sa proposition. Aucune envolée charismatique d’un candidat, aucune convocation des figures de la mémoire nationale ne la concurrencera. Telle est l’illusion populiste qui espère réunir un peuple dispersé le temps d’une campagne présidentielle.
La démocratie, comme le dit Jacques Rancière [5], « est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer un pouvoir ». Ces « non qualifié.e.s » n’en finissent pas de réclamer ce pouvoir dans les rues et les places depuis 2011 contre toute forme de délégation. Elles et ils ne cessent de proclamer leur compétence collective sur le travail, le climat (démontrée lors de la Convention citoyenne au grand dam du prince), la terre, la ville, la vie, la multiplicité des communs à défendre où à construire.
Ce demos, pour se constituer, a évidemment besoin d’une résonance politique organisée et surtout unitaire, mais pas d’une ou d’un guide. Nous ne ferons pas l’économie d’une construction commune.
L’unité syndicale, à l’écoute du terrain et des femmes et des hommes concerné.e.s, a ouvert les vannes d’une mobilisation historique et largement majoritaire. Seule une unité politique sans faille, non seulement à l’écoute mais en compagnonnage avec les mobilisations, peut être à la hauteur de la période.
Certes aujourd’hui, chacun des états-majors de la gauche parlementaire semble laisser passer le train de l’histoire : des socialistes plombés par un social-libéralisme revanchard, un Parti Communiste transformé en écurie électorale, des Verts « unitaires » à la carte et une France insoumise rongée par l’autoritarisme. Ne les laissons pas décider seuls !
Le pays a un besoin urgent de débats et de prises de paroles, de forums ouverts et exigeants. D’abord pour tirer les leçons collectives d’une mobilisation exemplaire mais défaite. Ensuite pour affirmer cette compétence collective sur les enjeux vitaux du pays. Enfin pour ne pas laisser aux seuls partis l’initiative stratégique sur notre avenir commun.
Notes
[1] Le mot souveraineté n’est utilisé que trois fois, toujours pour identifier la souveraineté nationale.
[2] Slogan d’une banderole à Saint-Denis lors d’un rassemblement contre les violences policières le 30 mars 2023.
[3] En 2020, je consacrais à cette immédiateté de la catastrophe le premier chapitre de mon livre Time Over ? Le temps des soulèvements, aux éditions Le Croquant.
[4] Alain Dubiau, Écofascismes, Grévis, 2022.
[5] Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Éric Hazan, Paris, La Fabrique, 2017, p. 16