Dépenses publiques : l’opinion publique sous emprise… jusqu’à un certain point

euros

D’aucuns disent que « les Français » seraient favorables à une baisse des dépenses publiques. Mais pour notre chroniqueur éco Bernard Marx, c’est un peu plus compliqué que ça.

Dans la foulée des déclarations gouvernementales et des 10 milliards d’économies décrétés pour 2024, l’institut Elabe a réalisé un sondage pour Les Échos et l’Institut Montaigne. Le résultat principal est que « les Français jugent très majoritairement qu’il est urgent de réduire la dette publique » (80%, soit +4 points depuis le 5 octobre dernier). Et 80% des Français sont favorables à la baisse des dépenses de fonctionnement de tous les ministères (énergie, achats, mobiliers, report de recrutements, réduction des déplacements).

Interrogés sur 17 domaines de baisse des dépenses publiques, les Français ne seraient que 14% à n’en citer aucun. Ils sont entre 21 et 33% à citer les allocations familiales, le numérique, le chômage, la culture, l’environnement/la transition écologique et énergétique parmi les trois domaines « sur lesquels il faudrait baisser la dépense publique »

En fait, les Français sont encore plus inquiets pour la situation économique générale (84%). Et 66% sont inquiets pour leur situation financière personnelle. La mise en avant du problème de la dette publique a néanmoins un impact qu’on ne saurait minimiser.

L’idée qu’une baisse des dépenses publiques est nécessaire a sans doute pénétré assez largement l’opinion. En atteste une large approbation d’une baisse des dépenses de fonctionnement de tous les ministères. Mais la question posée est biaisée dans la mesure où elle ne cite pas les salaires qui en constituent pourtant une part majeure. Les dépenses pour le numérique font partie des plus critiquées – surtout par l’électorat de gauche et les plus de 65 ans. Mais au-delà, la baisse des dépenses pour les services publics est massivement exclue. S’agissant des prestations sociales, celles concernant les retraites et les prestations de santé sont fortement rejetées. Des baisses concernant les allocations familiales, le chômage, l’environnement, la culture sont plus souvent citées. Avec des pointes à droite : macronistes, LR et RN pour les allocations familiales et le chômage ; LR et RN pour l’environnement. Mais au total, ce ne sont qu’un quart à un tiers des Français, maximum, qui soutiennent prioritairement ces baisses.

Par ailleurs, le sondage qui prétend révéler l’inquiétude des Français concernant la dette et la dépense publiques évite soigneusement de les interroger sur la fiscalité et les aides publiques aux entreprises. La question ne sera pas posée. À bon entendeur, salut !

Le Rassemblement National en conquête

L’événement est significatif : le 29 février, Les Échos, propriété de Bernard Arnault et journal de référence des milieux économiques, a publié une tribune de Marine Le Pen toute entière centrée sur la priorité à donner « au mur de la dette » et sur « l’urgence d’une stratégie nationale » pour y remédier.

Marine Le Pen affiche l’ambition de rétablir l’équilibre budgétaire par la réduction rapide des dépenses. Les « chantiers » pour y arriver reprennent les remèdes austéritaires classiques : la suppression des agences, autorités et commissions, la pression contre les dépenses de fonctionnement, la fin des « normes sclérosantes », la mise à « l’équilibre » des transferts sociaux. C’est neuf et original comme du Raffarin, du Sarkozy, du Attal, du Philippe ou du Moscovici.

À quoi Marine Le Pen ajoute la lutte contre la fraude fiscale et sociale (surtout sociale) et la discrimination contre les immigrés. Soi-disant pour économiser 16 milliards d’euros. Chiffre bidon. Bidon mais fétiche et qui surfe sur la victoire idéologique de la loi Immigration macronienne.

Marine Le Pen « se présente comme une alternative non pas au système économique dominant, mais dans le système économique dominant ». Que retenir de cette publication ?, interroge Romaric Godin. « D’abord que Marine Le Pen, sur le plan économique, tente de se situer dans une optique de réforme libérale-nationale du capitalisme français et qu’elle adopte désormais les mots et les propositions de l’opposition de droite au néolibéralisme macroniste ».

Et, signe d’une évolution inquiétante du capitalisme français, qu’elle est en phase avec des attentes du patronat français et pas seulement de sa fraction bolloréenne.

Et l’inquiétude a de quoi encore augmenter au vu des réactions de la Macronie. Celle-ci riposte sur un thème unique : c’est de l’imposture, de la démagogie. La politique économique de Marine Le Pen, c’est du Mélenchon, du marxisme. Les vrais tenants de l’austérité budgétaire et d’une vraie politique économique de droite très à droite, c’est nous, nous dit Bruno Le Maire

Ainsi Thomas Cazeneuve, le ministre des comptes publics :

Et Bruno Le Maire le ministre de l’économie :

Faire face

Face au retour de l’offensive contre les dépenses publiques, trois enjeux au moins peuvent être mis en avant.

  1. Le besoin de dépenses publiques

Le rapport de Jean Pisani-Ferry et Sonia Mahfouz, commandé par le gouvernement en 2013, fournissait des évaluations relativement peu contestées sur les investissements nécessaires pour atteindre les objectifs climat de la France d’ici 2030 : 66 milliards d’investissements annuels nécessaires compte tenu des économies elles aussi nécessaires à réaliser (véhicules thermiques, énergies fossiles, etc.). Ces investissements se répartissant selon eux à peu près à égalité entre investissements privés et investissements publiques. En la matière, évidemment structurante du futur, la dépense publique n’obère pas la dépense privée. Au contraire.

À quoi il faut ajouter au moins une partie des dépenses d’adaptation au réchauffement climatique qui font l’objet du rapport annuel de la Cour des comptes. Sans fournir d’évaluation globale, la Cour des comptes constate qu’il faut des moyens publics accrus en même temps qu’un renforcement de l’effort privé via notamment la régulation et… les normes« Nous devons nous désendetter de manière intelligente pour investir et pour faire face aux défis du futur », a proclamé Pierre Moscovici. « Argument saugrenu », a commenté sur X l’économiste Henri Sterdyniak : « Se désendetter et réduire les marges disponibles. Un programme d’investissement nécessite au contraire d’accepter un certain déficit ».

L’argument est d’autant plus « saugrenu » que les besoins sont également flagrants en matière de services publics et de protection sociale. 

En matière de services publics (santé, éducation, justice, police, etc.), il faut réparer d’urgence les dégâts des politiques de régression salariale et matérielle conduites depuis plusieurs décennies. Et il faut défendre l’idée que la part de ces services doit continuer à croître. Comme le souligne à raison l’économiste Olivier Passet« l’aspiration à une meilleure éducation, santé, plus grande sécurité, ou à la judiciarisation des conflits s’intensifient avec le niveau de richesse ». Et il est illusoire de croire que « le numérique offrirait une opportunité pour faire plus à coût constant ». En plus, comme le soulignent les cinq co-auteurs de Penser l’alternative, « l’un des leviers essentiels pour réduire les émissions de gaz à effet de serre est de réorienter les préférences et partant les usages et les productions vers les services qui émettent moins de tels gaz que les biens matériels. Il y a une bataille culturelle à mener auprès des plus jeunes […] Encore faut-il que l’offre de culture, de formation ou de soin soit disponible. »1

Les dépenses de prestations sociales sont particulièrement visées. Elles constituent un moyen essentiel pour combattre les inégalités et les injustices ainsi que pour faire tenir la société par la garantie d’une vie digne. On est en réalité loin du compte. 

À quoi il faut ajouter un débat nécessaire sur la question des dépenses d’armement. Certainement pas pour se lancer dans une économie de guerre. Mais parce le problème est posé pour la France et pour l’Europe, ainsi que l’explique avec lucidité François Ruffin.

  1. L’efficacité des dépenses

C’est le leitmotiv actuel : les dépenses publiques ne sont pas efficaces. On peut faire mieux avec moins. Les autres pays de même niveau de développement dépensent moins d’agent public pour le logement, la santé, l’éducation, mais ils obtiennent de meilleurs résultats. Il y a trop de mauvaise dépense sociale qui transforme les bénéficiaires en profiteurs (les immigrés, ceux qui font passer leurs droits avant leur devoir de travailler au détriment des couches moyennes qui fianceraient la redistribution d’avantage qu’elles en bénéficieraient).

Les comparaisons internationales sont en réalité moins probantes que ces affirmations péremptoires. D’autant que les critères d’efficacité des dépenses publiques doivent être soigneusement précisés. Ainsi les dépenses sociales sont sans doute plus élevées en France. Mais, après redistribution, les inégalités de revenus et le taux de pauvreté sont plus faibles. Les profiteurs existent mais se situent souvent ailleurs que chez les boucs émissaires désignés. Les immigrés ne pompent pas la protection sociale, la fraude sociale concerne plus les employeurs que les employés, les professionnels de la santé que les usagers. La crise de recrutement dans de nombreux services publics contredit les « privilèges » supposés des agents. Même si les lourdeurs bureaucratiques et les services peu mobilisés existent.

En réalité, l’essentiel des problèmes réels d’efficacité de la dépense publique ne se trouve pas là. Il se situe dans le management, les mauvaises coordinations territoriales, les pénuries qui finissent par être coûteuses (comme celle des médecins généralistes). Et massivement dans la mauvaise coordination et la mauvaise répartition des dépenses entre le public et le privé. Dans les dépenses publiques, c’est souvent le privé – les aides versées et l’extension de son domaine dans les services publics et la protection sociale – qui coûte cher pour des résultats non probants. Exemples : les complémentaires dans la santé ; le privé dans l’éducation qui augmente les inégalités sociales ; les aides publiques et les exonérations fiscales et sociales qui dépassent quand même les 200 milliards d’euros, sans empêcher la désindustrialisation.

  1. Coordonner tous les financements

En présentant le rapport de la Cour des comptes sur l’adaptation climatique, Pierre Moscovici a expliqué : « Nous constatons un kaléidoscope de réponses, de plus ou moins grande qualité ». Elles « ne sont pas articulées, d’où l’impératif de planifier. […] Il faut connaître, informer, chercher, financer et planifier » . On ne saurait mieux dire. Mais cela vaut pour toute la bifurcation écologique et sociale.

Cela signifie la nécessité de mettre en cohérence la politique monétaire, le système financier, et la politique budgétaire. Ce ne sont pas seulement les dépenses publiques qui doivent être mieux mobilisées. Mais aussi les crédits bancaires privés, les institutions financières publiques ( Caisse des dépôts, Banque Publique d’investissement) et les outils de la politique monétaire de la Banque centrale. Ces enjeux se jouent en France et évidemment au niveau de l’Union européenne2.

Et si on en parlait vraiment avant le 9 juin.


  1. David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat, Henri Sterdyniak : Penser l’alternative, Fayard, février 2024 ↩︎
  2. Cf :
    – Michel Aglietta, Michel Espagne : Pour une écologie politique, Odile Jacob, février 2024
    Dominique Plihon : Réinventer la planification à l’heure de la transition écologique, Chaire Énergie et Prospérité, mars 2023
    – Jezabel Couppey-Soubeyran, Pierre Delalndre, Augustin Sersidon : Le pouvoir de la monnaie, Les liens qui libèrent décembre 2023 ↩︎

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1 commentaire

  1. Lucien Matron le 19 mars 2024 à 06:21

    Une partie de l’analyse est pertinente , mais l’idée d’affirmer que «  la politique économique de Le Pen, c’est du Mélenchon » est totalement fausse. D’abord sur les salaires dont il n’est pas question dans le premier sondage, c’est l’opposé. Il suffit de lire les programmes : Mélenchon, LFI et toutes les composantes de la NUPES sont partisans d’une augmentation du SMIC et des salaires ( public et privé). Ensuite, les mêmes sont tous pour une réforme de la fiscalité juste qui taxe proportionnellement tous les revenus, or ni Le Pen, ni LR, ni les macroniste ne se sont sur une telle ligne. Enfin, dans le sondage, il apparait clairement que l’immense majorité des Français ne souhaite pas qu’il soit porté atteinte aux services publics au contraire de la droite et des macronistes dont un des axes principaux est le détricotage, la découpe et la vente au privé des entreprises publiques fleurons et souvent stratégiques et des services publics ( sur les 30 dernières années : EDF, SNCF, La Poste, France Telecom, etc…) pour quel avantage en retour en terme d’intérêt général ? Rien du tout pour les usagers devenus de vulgaires clients…alors que les actionnaires se gavent impunément.

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