Cagé-Piketty : la grande récupération

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Dans leurs blogs respectifs, Manuel Bompard et Jean-Luc Mélenchon se réfèrent à l’ouvrage magistral de Julia Cagé et Thomas Piketty, en expliquant qu’il ne fait que confirmer la stratégie suivie par la France insoumise. C’est évidemment leur droit le plus absolu. Mais, au fil de leur argumentaire, ils avancent un certain nombre d’affirmations que l’on peut contester. 

Ils trouvent ainsi une source de confiance dans le travail publié. Or, si l’optimisme de la volonté est une incontestable vertu politique, elle ne doit pas tourner pour autant le dos à la lucidité de l’intelligence. Les deux dirigeants politiques disent vouloir partir des faits. Dont acte. Quels sont donc les faits qui peuvent nous guider ?

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Pourquoi la gauche a perdu
Et comment elle peut gagner


  1. La gauche la plus à gauche (insoumis, communistes, extrême gauche) s’est renforcée, après une longue phase de domination socialiste (1978-2012). Mais la gauche dans son ensemble est très minoritaire, dans ses plus bas niveaux depuis la mise en place des institutions de la Cinquième République. Entre 2017 et 2022, le total des gauches a certes progressé, à la présidentielle comme à la législative. Il n’en reste pas moins que cette gauche a profité de la droitisation du macronisme beaucoup moins que l’extrême droite n’a bénéficié de l’effondrement de la droite gouvernementale d’hier. L’axe de la gauche s’est déporté sur sa gauche, celui de la droite l’a fait sur sa droite. Pour l’instant, la dynamique est plutôt en faveur… du mauvais côté.
  1. Ce n’est pas parce que l’électorat de la gauche reste largement déterminé par les faibles revenus qu’il est faux de dire que la gauche a perdu les catégories populaires. En 1978, 75% des ouvriers qui votaient se tournaient vers la gauche, 47% en 2002 et autour de 30% en 2022. En sens inverse, 11% des votes ouvriers allaient à l’extrême droite en 1958, 16% en 2002 et peut-être près de la moitié en 2022.

    Reprenons le vote législatif à l’échelle des circonscriptions (le détail a été présenté dans un article précédent) et mettons-le en regard avec 19 variables, fournies par l’Insee et concernant le territoire, le niveau de formation, le niveau de pauvreté, le type de logement et le statut dans la population active. Si l’on calcule quelles sont les corrélations les plus fortes entre le vote et ces variables, on trouve que leur hiérarchie est particulièrement significative.
  • Pour la Nupes, les votes élevés sont corrélés avant tout à la part importante des locataires, au fait qu’on est au centre des métropoles, qu’il y a beaucoup de chômeurs et de ménages pauvres. Mais le vote est aussi lié au fait qu’il y a beaucoup d’individus disposant d’une formation supérieure et beaucoup de cadres.
  • Pour le Rassemblement national, les votes élevés sont corrélés aux formations modestes, au nombre important d’ouvriers, au pourcentage de propriétaires et d’employés, ainsi qu’au fait que la commune concernée appartient à l’espace périurbain.
  • Ceux qui sont dépossédés des richesses et des savoirs et qui ont le sentiment d’être socialement et territorialement relégués penchent pour le Rassemblement national ; les catégories populaires pauvres qui bénéficient en partie des avantages de la métropolisation votent un peu plus pour la gauche.

    Au total, le nombre des ouvriers est très attractif pour le Rassemblement national et il l’est moins pour la gauche ; plus la part des ouvriers est forte dans une commune, plus s’élève le vote en faveur du RN. Il y a des ouvriers qui votent à gauche, mais, pour l’instant, une nette majorité d’entre eux votent pour la droite et surtout pour l’extrême droite. Par ailleurs, si l’on s’en tient à la taille de la commune, on constate que ce n’est que dans les communes de plus de 100 000 habitants que la progression de la gauche entre 2017 et 2022 dépasse celle de l’extrême droite. Partout ailleurs, l’avantage de la progression est à l’extrême droite. Or toutes les catégories populaires ne sont pas dans le cœur des métropoles, loin de là…

    Tout cela ne fait bien sûr pas plaisir, mais c’est la réalité.
  1. La gauche a repris des couleurs dans les banlieues des grandes zones métropolitaines, c’est-à-dire là où le mouvement ouvrier historique a été fort, où la gauche a longtemps dominé et où le communisme municipal s’est déployé pendant quelques décennies (et se maintient encore, bien que très affaibli). Pour des raisons économico-sociales seulement ? Non. Le rapport des forces pour la gauche s’y est amélioré parce que Jean-Luc Mélenchon puis la Nupes rassemblée ont réussi à réactiver une histoire, à mobiliser des affects populaires jusqu’alors en sommeil, à rappeler que ces terres avaient été des terres de gauche et de fierté populaire. Et dans les espaces des villes et des bourgs, où l’histoire n’a souvent pas été la même, pourquoi le RN a-t-il réussi à percer ? Parce que ses propositions sociales étaient meilleures que celles de la gauche ? Non : il a percé parce qu’il a su raccorder son discours sur le social à un projet plus général, où l’inquiétude devant la brutalité du monde se combine avec le dénigrement de « l’assistanat ». Il a réussi, parce qu’il est parvenu à construire ce raccord dans l’imaginaire des classes populaires. La gauche ne sait plus le faire : d’autres prennent donc trop souvent la place laissée en grande partie vacante.
  1. Cagé et Piketty auraient montré, chiffres à l’appui, que la question de l’identité pèse moins que le poids du « géo-social ». Je suis perplexe devant cette affirmation. Les deux chercheurs ont bien montré de façon irréfutable que, quand on évalue le poids respectif des déterminants « géo-sociaux » et ceux de l’origine ou de la religion, ce sont les premiers qui l’emportent haut la main. Mais la question de l’identité se mesure-t-elle à l’aune de l’origine et de la religion ? « L’identité » désigne un ensemble d’opinions et de représentations mentales qui relèvent de l’idéologie et qui sont activement travaillées par l’extrême droite depuis les années 1970. Elle ne se trouve pas dans les statistiques communales, pas plus que les idéologies en général, les traditions, les cultures politiques. Mais, parce qu’elles ne se mesurent pas comme les positions sociales, doit-on en conclure qu’elles n’existent pas et qu’elles ne structurent pas les comportements des individus et des groupes ?

    Les cultures politiques installées dans l’imaginaire national sont de l’histoire sociale cristallisée. Elles fonctionnent et, par ailleurs, elles s’étudient, même sans dénombrement « objectif ». Si les communistes du XXème siècle ont marqué le territoire des banlieues, c’est parce qu’ils sont parvenus à s’immerger dans la réalité sociale périurbaine de leur temps et qu’ils ont apporté l’espérance de « la Sociale » à des territoires méprisés, à l’horizon en apparence bouché. Les communistes n’y ont pas été reconnus parce qu’on lisait leur programme, mais parce qu’un grand nombre d’individus ressentaient, comme une évidence, qu’ils étaient utiles à la promotion de l’univers populaire. La gauche a perdu cette utilité, parce qu’elle n’a pas assez tenu compte des bouleversements du monde populaire, parce qu’elle s’est enfermée dans la répétition ou au contraire s’est engagée dans le reniement. Alors les catégories populaires se sont détournées d’elle, du communisme en premier lieu, puis du socialisme. Cela ne fait pas plaisir à entendre, mais c’est un fait.
  1. Selon Mélenchon et Bompard, c’est par l’insistance sur les enjeux économiques que la gauche va regagner encore plus les catégories populaires, jusqu’à être majoritaire. Qui pourrait affirmer sérieusement que les enjeux socio-économiques sont mineurs ? Encore faut-il toutefois avoir une vision suffisamment large du « social ». Qu’est-ce que le capitalisme, sinon l’imbrication de l’exploitation, de la dépossession, de la domination et de l’aliénation. ? Il n’est dès lors pas possible de rassembler des majorités contre ses effets et ses normes, si l’on se met à choisir entre le combat contre les inégalités et celui contre les discriminations, si l’on sépare le social du socio-économique et celui du présumé « sociétal ». La marche vers l’émancipation humaine ne se découpe pas en tranches, que l’on pourrait penser et traiter séparément.

    Et quel que soit le sujet, qu’il soit socioéconomique ou pas, ce qui compte ce n’est pas la mesure particulière ou la série des mesures que l’on met en avant, mais la capacité — ou l’incapacité — à insérer la dimension programmatique dans un récit émancipateur désirable et crédible. Sans lui pour soutenir l’action politique collective, il n’y a aucune possibilité véritable de réunir ce qui ne l’est pas ou ne l’est plus : l’urbain et le rural, le stable et le précaire, le in et le out, le « natif » et « l’allogène ». On ne peut pas choisir entre les catégories, alors que seul un mouvement majoritaire des dominé. e. s peut rebattre les cartes globales du système. Attirer, le plus possible ; repousser, le moins possible : telle est la clé des majorités…
  1. Bompard évoque ce qu’il appelle le « quatrième bloc », à savoir la masse des abstentionnistes. La formule a pour elle sa simplicité, en écho à la métaphore si répandue des « blocs ». Mais justement, elle a le défaut qui est celui de prétendus blocs, qui sont des mythes plus que des réalités. Cela fait des décennies que l’on entend répéter que la question des questions est « de s’adresser aux abstentionnistes ». Quand le PCF a commencé à reculer électoralement, au début des années 1980, la direction du parti s’est mise à expliquer que le PC avait été victime de l’abstention, que les abstentionnistes restaient des électeurs communistes potentiels et qu’il suffisait de s’adresser à eux pour les remotiver. En fait, ils ne sont jamais revenus et le déclin du PCF a été continu. Par la suite, alors que l’abstention croissait un peu plus à chaque élection, l’idée s’est généralisée : il faut regagner les abstentionnistes. Globalement, ce fut sans effet massif, en France comme ailleurs. L’abstention a suivi son petit bonhomme de chemin.

    Le problème est que, par définition, les abstentionnistes ne sont pas un bloc. Leur nombre augmente, mais s’il y a un noyau permanent de désengagés, beaucoup d’abstentionnistes le sont de façon aléatoire, tantôt à l’écart, tantôt mobilisés ponctuellement. Et, globalement, s’ils sont en général un peu plus perplexes à l’égard du monde politique en général, ils ne se distinguent pas politiquement de ceux qui votent. En 2022, l’institut OpinionWay, a mené une enquête après le premier tour de la présidentielle. Le nombre d’individus interrogés était suffisant pour extraire un panel d’abstentionnistes, à qui l’institut a demandé ce qu’ils auraient choisi si, in fine, ils étaient allés voter. Globalement, les réponses se distribuaient dans les mêmes proportions que les suffrages exprimés ce jour-là dans les urnes.

    Quand dans les années 1960 et 1970 — jusqu’aux législatives de 1978 —, la participation électorale a eu tendance à augmenter, et notamment dans les catégories populaires urbaines, ce ne fut pas parce que la gauche d’alors — et en premier lieu le PC qui était la force à gauche la plus dense et la mieux organisée — a mis plus de forces dans les quartiers populaires. Le moteur de la participation était avant tout dans la confiance, dans le sentiment que, cette fois, la gauche allait gagner et « changer la vie ». La propension au vote ne découlait pas de la seule volonté, elle ne relevait d’aucune « méthode Alinsky » de propagande (autrefois, on appelait cela… le porte-à-porte). L’essentiel était que la gauche de ces années-là avait un programme commun, mais surtout elle attisait une espérance et apparaissait comme porteuse d’une perspective crédible pour que cette espérance réussisse enfin.

    Il n’est pas besoin de beaucoup d’études pour comprendre que, après des années de modèles en échec (le soviétisme, l’État-providence, la révolution tiers-mondiste…) et de déceptions populaires accumulées, c’est cette confiance toujours nourrie par des projets qui est la clé des reconquêtes. Or la confiance s’acquiert avant tout par la pratique, la proximité sensible, l’esprit de rassemblement et donc de tolérance. Si elle est contrariée, c’est par l’arrogance, l’affirmation péremptoire, la tentation du clivage et de la dénonciation des « autres », même s’ils sont les plus proches.
  1. La comptabilité des blocs, sociaux ou politiques, rassure à bon compte. Elle a pourtant contre elle sa fixité et, surtout, elle entérine une disposition des forces qui minore la gauche et laisse la main à la droite, comme c’est trop souvent le cas le cas à l’échelle du continent. Cela rassure certes de se dire que l’extrême droite n’est pas si forte que cela, que la gauche n’a pas perdu la confiance populaire autant que cela se dit. Cela fait du bien et il est bien vrai que ce n’est pas une fatalité ; mais pour l’instant ce n’est pas la réalité. À quoi bon rassembler, si l’on passe ensuite son temps à écarter ?

    Il fut un temps où la gauche politique et le « peuple » pouvaient se rencontrer, parce que la gauche portait l’espoir dans une société dont l’équilibre et la sécurité reposeraient sur les valeurs de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité. Sur le vide laissé par cet espoir, se sont installés d’autres projets, autour de la conviction que la compétitivité est la clé pour que ruisselle la richesse dans toute la société ou autour de l’idée que la clôture et la préférence nationales sont les seules manières de protéger les plus modestes.

    Sans l’horizon de la « Sociale », les ouvriers dispersés ne se seraient pas constitués en mouvement, puis en classe dotée de formes de conscience commune. De même, dans un monde instable et des sociétés déchirées, le peuple dispersé ne se rassemblera pas sans la perception d’une alternative désirable et possible, d’une perspective autre que celle de la concurrence universelle ou de la construction planétaire des murs. Or pour que cette alternative convainque jusqu’à mobiliser le vote, la qualité technique de la proposition ne suffira pas. Elle n’agira que si elle sait gagner politiquement la bataille de la crédibilité. Elle ne s’imposera que si elle accède au statut de force politique. Voilà un capacité qui ne relève ni d’un leader, ni d’un centre dirigeant et savant, ni d’une organisation particulière. Elle ne peut procéder que d’une dynamique politique collective, n’attirant vers elle que si elle est rassemblée, équilibrée, rebelle à toute hégémonie, respectueuse de chacune de ses composantes.

Pour changer en profondeur l’ordre des choses, il ne suffit pas alors de proclamer qu’on le veut, par de mâles accents et avec le poing dressé. On sait ce qu’il en est des radicalités du verbe. « Celui qui n’accepte pas la rupture avec la société capitaliste ne peut être au Parti socialiste », proclamait François Mitterrand en 1971. Était-il sincère ou non ? Peu importe : il suffit de se souvenir de ce qui est advenu des belles machines qui promettaient — promis, juré, craché — que cette fois ce serait la bonne.

Aucune rupture n’est pensable, sans la jonction d’un projet et d’un élan populaire de la société dans ses profondeurs. Quand l’esprit de l’émancipation et de la fraternité irrigue les consciences, la force des dominés devient irrésistible. Encore faut-il que, du côté de la gauche, cet esprit soit à tout moment perceptible.

On aimerait tant que ce soit le cas aujourd’hui !

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4 commentaires

  1. José le 25 septembre 2023 à 08:54

    « Jean-Luc Mélenchon puis la Nupes rassemblée ont réussi à réactiver une histoire, à mobiliser des affects populaires jusqu’alors en sommeil, à rappeler que ces terres avaient été des terres de gauche et de fierté populaire. » C’est joliment dit. Je me rappelle qu’à la période « Union de la gauche » avec le PS qui était devenu dominant , mais pas partout, ce PS s’est installé petit à petit sur les terres de gauche (du PC) où il était plus facile de récolter des voix et par discipline de l’union le PC , quand il arrivait deuxième se retirait. Ce qui avait pour effet de faire élire le candidat PS. On a vu ainsi arriver GUIGOU en Seine Saint Denis…. et bien d’autres, les municipalités comme les législatives. Pas de concession dans ces cas! C’est la stratégie du coucou qui lui a plutôt réussi , il avait dû faire également appel à des affects populaires.

    • Jean Michel De Almeida le 5 novembre 2023 à 10:08

      « Jean-Luc Mélenchon puis la Nupes rassemblée ont réussi à réactiver une histoire, à mobiliser des affects populaires jusqu’alors en sommeil, à rappeler que ces terres avaient été des terres de gauche et de fierté populaire. » c’est le Front de gauche qui a réactivité un espoir à gauche et pas Melenchon. Melenchon dans un système présidentiel, et aider par les médias dominants qui préférait un social démocrate à un communiste à capter le travail de terrain que nous avions engagé. Décidément, le presidentialisme fait des dégâts y compris chez les intellectuels de gauche. Mélenchon est moins naïf, il croit plus au rapport de force qu’aux affects, la Nupes, c’est la paix, ou plutôt la réédition imposée aux conditions du plus fort. S’il avait vraiment voulu rassembler, la FI aurait accepter un accord électoral avant les présidentielles.
      Il est instructif de regarder la vidéo de mélenchon à la dernière fête de l’ huma. Sa stratégie hégémonique doublée du concept de la fin justifie les moyens, plus une conception populiste manichéenne, nous, les ennemis et les traites, est clairement explicité.

  2. Justice4ALL le 25 septembre 2023 à 18:17

    Les « abstentionnistes » …on en parle jamais dans les « médias » sauf « post électorale » !70 % DES français n’ont pas -voté !?C’est « énorme » et, « pourquoi « ?!La politique n’est pas assez « attractive » ou le message s’est perdue ,inaudible pour une « frange de la population » ?!!Faut recrée du lien sinon demain ,ce sera le « vote obligatoire » sous peine de perdre tes droits sociaux avec nos « monarques » qui nous gouverne ,faut s’attendre à tout !!!_Espérons que la venue du Pape ,leur fera prendre les « bonnes décisions » « Ab irato » . *

  3. José Ruiz le 29 septembre 2023 à 17:48

    Merci Roger Martelli, LFI doit revoir sa stratégie

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