TRIBUNE. Briser le cauchemar

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À deux jours du second tour de l’élection présidentielle qui voit s’opposer la droite à l’extrême droite, Gildas Le Dem pose les mots pour analyser – plus que justifier – son vote en faveur d’Emmanuel Macron.

Pour mon compte, je voterai donc une nouvelle fois Emmanuel Macron au second tour. Mais je ne m’autoriserai en revanche, et en aucune façon, à faire la leçon à qui fera le choix de voter blanc ou de s’abstenir. Encore moins m’autoriserai-je à agonir d’injures qui ferait ce choix. Voici pourquoi.

Je voudrai partir, pour partir d’une question de principe, revenir à la sentence de Horkheimer dans Les Juifs et l’Europe publié en 1939 : « Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme ». Sans doute, comme toute sentence, celle-ci est-elle trop lapidaire. Elle établit aussi, dans le texte de Horkheimer, une relation de causalité, assez lapidaire aussi quoi que tendancielle, entre capitalisme et fascisme. On le vérifierait assez aisément: pour Horkheimer, le capitalisme porte en lui le fascisme comme la nuée l’orage, comme une potentialité, une tendance, sinon naturellement, du moins historiquement déterminée.

Ce que nous propose Macron

Et Horkheimer en donne un exemple très précis : le capitalisme ne saurait résoudre la crise du chômage massif qu’il produit comme fatalement, qu’en produisant en retour, et pour surmonter cette contradiction que Horkheimer, en bon marxiste, se plait à relever, une nouvelle forme de plein emploi. Mais un plein emploi non plus soumis aux aléas de la rencontre d’un travailleur et d’un employeur, supposés contracter un libre accord de part et d’autre, comme il en allait, au moins théoriquement, dans la forme classique et canonique du capitalisme. Et c’est bien pourquoi, selon Horkheimer, le capitalisme porte en lui comme une nécessité dialectique de se soumettre le travailleur en lui ôtant jusqu’à l’illusion même de sa liberté, en le contraignant à des formes de travail non plus régis par des tractations et des négociations, mais de purs rapports de force et de domination.

Mais, de fait, que nous propose et nous impose aujourd’hui le capitalisme financier qui a définitivement rompu avec toute forme de travail négociée, sinon, partout, qu’il s’agisse du secteur privé ou même du secteur public, des formes de travail administrées autoritairement, et parfois jusqu’à l’absurde ? La multiplication d’une bureaucratie néolibérale autoritaire, son acharnement à réduire le domaine du droit du travail comme à augmenter le temps de travail, à détruire aussi des conditions de travail viables, jusqu’à rendre le travail impossible et insensé (comme on a pu le constater dans les ephads, les hôpitaux, mais aussi tous les emplois ubérisés, où la maltraitance institutionnelle fait désormais loi), sont autant de signes et de symptômes de cette réduction du travail à la pure forme du commandement.

Et n’est-ce pas du reste ce que nous propose encore Emmanuel Macron, en nous promettant lors cette campagne le plein emploi, mais sous condition d’un retour au travail forcé (pour les bénéficiaires du RSA, les jeunes envoyés en apprentissage dès 12 ans, mais aussi un âge de départ reculé jusqu’à 65 ans) ? Et pour le dire à mon tour de manière lapidaire, je ne parviens pas à chasser l’idée — invérifiable car je n’ai pas vu de travaux empiriques en ce sens — , que si Macron suscite autant d’hostilité, et même de haine, c’est qu’il incarne aussi, par excellence si l’on peut dire, ce petit chef autoritaire et toxique, cette bureaucratie néolibérale et ubuesque, à laquelle nombre de salariés ont eu à se confronter ces 20 dernières années. Au point, parfois, de devoir abandonner leur emploi, non pas tant parce qu’il y étaient maltraités, que parce que cette bureaucratie (dont le plus beau fleuron reste Mc Kinsey) maltraitait le travail et le sens du travail lui-même.

L’antifascisme, le vote et la raison

Je veux donc dire par là, sans pour autant souscrire sans réserve à la causalité, serait-elle dialectique, proposée par Horkheimer, qu’il n’y a en effet pas beaucoup de sens à prétendre lutter contre le fascisme, à se gorger de déclarations antifascistes de dimanche soir électoral, si c’est pour ne pas tenir compte, n’être pas sensible surtout à ces formes de souffrance au travail. Et, également, à ceux qui, en premier lieu, en sont affectés, et aux affects qu’elles suscitent chez les classes populaires. C’est se payer de mots que se dire antifasciste, et n’être pas un peu sensible aux affects de ceux qui souffrent, ou ont eu à souffrir de ces nouvelles formes de travail où, toujours selon le mot de Horkheimer, ne subsiste plus que la « morale de la violence » et le ton de grand seigneur du petit chef, arrogant jusqu’à l’ivresse de soi.

Pour le dire de manière plus lapidaire encore : que se taisent sur le fascisme tous ceux qui n’ont pas participé aux luttes menées contre ces formes de souffrance au travail durant le quinquennat Macron (je pense à la lutte contre la réforme du droit du travail, contre la réforme des retraites, tant d’autres plus quotidiennes comme celles des femmes de chambre d’Ibis). Mais aussi toutes celles et ceux qui n’entendent pas et ne veulent pas entendre que cette morale de la violence érigée par Macron en méthode de gouvernement (notamment à l’égard des gilets jaunes) a laissé des traces telles que, oui, elle a fini par rendre fous celles et ceux qui en ont été affectés. Qui s’imaginerait pouvoir voter pour celui qui vous a éborgné et mutilé à vie ?

Vous en appelez à la raison. Mais alors il vous faudra encore rendre raison de ce qui vous semble une folie (ne pas voter Emmanuel Macron), et qui n’est qu’un autre tour de raison. J’entends par là : rendre raison des affects qui guident ce choix, et rendent improbable tout autre choix. Et, du reste, blâmer ce choix, faire la leçon à celui qui fait ce choix, l’injurier surtout, ne vous conduira à rien d’autre qu’à le conforter dans ce choix. S’imaginant faire preuve et démonstration de votre supériorité morale et intellectuelle, le qualifiant de « déplorable » comme Hillary Clinton l’électeur américain rétif, vous le conforterez dans son choix, et peut-être même le conduirez vous, en définitive, à choisir le pire.

Briser le cauchemar

Il en va de même de même d’autres luttes, et d’autres formes de domination sociale qui ont été, là aussi, jusqu’à produire de la mutilation morale et physique. Je pense évidemment ici (il faut sans cesse le rappeler) à la mort de Zineb Redouane, à toutes les violences policières, mais bien sûr en premier lieu aux violences policières à l’égard de toutes celles et ceux qui, parmi les populations racisées, ont eu le malheur de relever la tête et de le manifester ces dernières années. On dira : sous Marine Le Pen, ce sera pire. Et bien sûr, ce sera pire. Ce seront non seulement des violences policières déchaînées, et multipliées par un sentiment de légitimité, voire la légalité elle-même, avec des mesures dites de légitime défense préventive. Mais aussi des groupes de nervis fascistes qui prendront d’assaut la rue. Et, comme nombre d’entre nous, je ne veux pas voir une nouvelle Marielle Franco tomber sous les balles d’une milice.

Mais dire que Marine Le Pen serait pire, c’est dire aussi que choisissant un moindre mal, nous avons, comme le rappelait Arendt, déjà choisi un mal. Il vaut donc mieux le savoir, et le dire, plutôt que se réfugier derrière de grandes déclarations vertueuses. Et je comprends donc aussi celles et ceux de mes ami.e.s qui, racisé.e.s, désormais fatalistes et désabusé.e.s de toute forme d’antiracisme moral, qui ont vu également ce pouvoir organiser la chasse aux islamo-gauchistes jusque dans les universités, réhabiliter Pétain et Maurras, multiplier les propos et les lois racistes, les refus d’assistance et même les exactions à l’égard des réfugiés présents dans nos frontières (tant qu’ils n’étaient pas de couleur blanche), s’abstiendront ou voteront blanc et (quoi qu’il me semble aujourd’hui impraticable comme jamais auparavant), préféreront le terrain de la manifestation et de la lutte.

Pour finir, je ne voudrais donc dire qu’une chose très brève, et je veux m’excuser par avance de la manière contournée de dire les choses qui est la mienne. La resignification du mot antifasciste en un mot vide, et vidé de son sens à des fins de pure opportunité électorale représente un désastre politique et historique. Tant que nous ne remplirons pas à nouveau ce mot de son sens, que donc nous n’en ferons pas un mot qui importe et engage, nous nous paierons d’une fausse monnaie. Et non de la fausse monnaie d’un rêve. Mais de celle d’un cauchemar, d’un mauvais rêve qui est notre histoire, décidément indéfiniment et compulsivement répétée, tant que nous ne nous en réveillerons pas, et n’en briserons pas l’enchantement, l’enchaînement tragique : être condamné à repousser le fascisme au moyen de ce qui le rend toujours plus avancé et prégnant.

Et je voterai donc, aux législatives, si celui-ci devait enfin ce constituer, pour une pôle d’union populaire qui, que nous ayons voté Macron au second tour, que nous nous soyons abstenus ou voté blanc, nous permettra collectivement de briser cet enchantement et ce cercle vicieux.

Gildas Le Dem

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