Psychiatre et psychothérapeute, initiatrice d’un amendement dans le code du travail en 2002, Marie-France Hirigoyen explique les ressorts du harcèlement moral, dont elle a contribué à la définition et auquel elle a consacré de nombreux ouvrages.
Regards. Pouvez-vous nous rappeler la définition légale du harcèlement moral ?
Marie-France Hirigoyen. Il s’agit d’agissements répétés qui ont pour objet, ou pour effet, une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits du salarié, à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale, de compromettre son avenir professionnel. La loi ne prend pas en compte les agissements, mais leurs conséquences. On peut donc harceler sans le faire exprès, simplement par du mauvais management, mais cela sera quand même considéré comme du harcèlement. Par ailleurs, le terme de dignité est très important. Si l’on ne comprend pas cette atteinte à la dignité, on s’explique mal pourquoi les personnes sont tellement affectées par des agissements qui, de l’extérieur, peuvent paraître anodins.
C’est l’aspect « moral » du harcèlement ?
Lorsque j’ai inventé le terme, j’ai choisi le terme moral pour son acception psychologique, mais aussi parce qu’il recouvre une notion de bien et de mal. Mon premier cas de harcèlement moral était celui d’un salarié qui s’était suicidé et qui avait écrit sur la mise en demeure envoyée par son supérieur hiérarchique : « C’est pas bien ce que vous avez fait ». Et je crois que toutes les personnes qui subissent du harcèlement moral ont ce sentiment là : c’est pas juste, c’est pas bien.
« Aujourd’hui, on est dans la performance financière, les salariés sont des sortes de robots qui doivent être performants tout le temps. Ces conditions ont favorisé le harcèlement moral . »
Constatez-vous une augmentation des cas de harcèlement moral ?
Incontestablement, c’est un mal en augmentation parce que notre société a changé et le monde du travail aussi. Les salariés sont de plus en plus isolés sur leur lieu de travail, ils travaillent en réseau. On constate une individualisation des taches, le travail s’est parcellisé, déshumanisé, on a perdu le sens du travail bien fait. Aujourd’hui, on est dans la performance financière, les salariés sont des sortes de robots qui doivent être performants tout le temps. Ces conditions d’exercice du travail ont favorisé le harcèlement moral en France, mais aussi à l’étranger, comme le confirment de nombreuses études internationales.
Avez-vous des chiffres ?
En France, nous ne disposons pas de chiffres précis concernant le harcèlement seul. Mais à l’échelle européenne, le Bureau international du travail estime que 8 à 10% des salariés sont concernés tant dans le secteur privé que dans la fonction publique.
Quels changements a produit l’introduction du harcèlement moral dans le code du travail en 2002 à laquelle vous avez œuvrée ?
La loi de 2002 a permis une réelle prise de conscience. Dans les premiers cas de harcèlement, on tendait à penser que c’était la personne ciblée qui posait problème, qui faisait des histoires pour pas grand-chose. Aujourd’hui, personne ne conteste la réalité du harcèlement moral. Par ailleurs, depuis 2002, il y a eu un certain nombre de jurisprudences. En 2008, la chambre sociale de la cour de cassation a redéfini ce qu’était le harcèlement, à savoir qu’il pouvait s’exercer de manière verticale, descendant mais aussi ascendant car il est rare – mais possible – de harceler son supérieur hiérarchique, et enfin horizontal, c’est-à-dire entre collègues.
« Ce système rend les gens malades, il les abime. Alors que les personnes ont envie de s’investir dans leur travail, ils sont de plus en plus découragés. »
Il s’agit aussi de s’attaquer aux méthodes de management ?
Et en 2009, il y a eu une jurisprudence très particulière sur le harcèlement managérial, qui correspond à la situation décrite dans le film Corporate. Cette jurisprudence condamne les méthodes de gestion qui, appliquées à une personne particulière, ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail etc. Ce texte est né à partir de l’affaire France Telecom. Dans cette entreprise, les salariés étaient délibérément harcelés, l’idée étant de les faire partir sans avoir à les licencier. Les personnes finissaient par craquer, donner leur démission ou tomber malades. Pour rappel, trente-cinq salariés de France Telecom se sont suicidés entre 2008 et 2009.
La psychologue Lise Gaignard, dans un article du Monde , dénonce une psychologisation et une dépolitisation des souffrances au travail. Qu’en pensez-vous ?
Cette psychologisation ne concerne pas que le harcèlement moral, mais l’ensemble des souffrances au travail. En effet, le management moderne a annexé la psychologie pour mieux rentabiliser le travail, même si, de façon paradoxale, en gérant à partir de chiffres, on oubliait l’humain. On responsabilise les personnes tout en les utilisant comme des pions obéissants et interchangeables. Le harcèlement moral n’est pas qu’une histoire de harceleur / harcelé, c’est une attaque individuelle qui est rendue possible par un contexte professionnel qui ne régule pas les relations entre les personnes, ou bien qui, parfois délibérément, fragilise les personnes pour ne garder que les plus performants.
De tels procédés suscitent des dégâts humains importants…
Ce système rend les gens malades, il les abime. Alors que les personnes ont envie de s’investir dans leur travail, ils sont de plus en plus découragés. Il est grand temps de repenser le travail d’une façon beaucoup plus globale pour tenir compte des individus. Les politiques ont une grande responsabilité à cet égard, ils doivent dénoncer l’institutionnalisation de pratiques pathogènes dans le management moderne et arrêter cet emballement d’un système qui aggrave les inégalités.