Le vrai-mentir de M. Aghion
Quand Bernard Marx fâché, Bernard Marx sortir l’artillerie lourde.
MAD MARX.
« Bazile.
— Se compromettre par un brutal assassinat ! Non !
Susciter une méchante affaire, à la bonne heure !
Et, pendant qu’elle fermente, calomnier à dire d’experts. Oui ! »
Beaumarchais, Le barbier de Séville (II-8)
Philippe Aghion n’est pas seulement économiste et professeur au collège de France. Il a lu presque tous les livres et connaît son Beaumarchais sur le bout des doigts. Il sait que la calomnie est souvent efficace, surtout quand toutes les caisses de résonances médiatiques sont à disposition pour la diffuser. En bon empiriste, le voici donc qui s’emploie avec ferveur à la propager contre Jean-Luc Mélenchon, la NUPES et son programme. Il prétend combattre « le penser-faux de M. Mélenchon ». Il le fait dans une tribune parue dans Les Échos, le 19 mai au matin, sans même avoir attendu la présentation du programme de la NUPES. Cela présente, pour lui, le grand avantage de ne pas devoir s’y référer. Mais cela ne l’empêche pas de chasser le penser-faux à coups de gros vrai-mentir.
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Le professeur démarre sur les chapeaux de roue :
« Depuis plusieurs années, je me bats pour que l’économie soit enseignée à tous les élèves du secondaire au même titre que les mathématiques ou les sciences naturelles ou physiques. Une démocratie ne peut en effet bien fonctionner que si les citoyens savent raisonner par eux-mêmes et débusquer les fausses bonnes idées. En voici quelques-unes qui sous-tendent le programme de Mélenchon ».
« Raisonner par soi-même », « débusquer les fausses bonnes idées » ? En réalité, on est plutôt sur de l’enseignement de l’économie version « Meilleur des mondes ».
Il y a un mois et demi, 80 universitaires français d’horizon divers ont publié une tribune dans laquelle ils militent pour que tous les lycéens aient accès aux sciences économiques et sociales. « Une urgence démocratique et intellectuelle », affirment-ils. Philippe Aghion ne figure pas parmi les signataires, contrairement à ses collègues du Collège de France François Héran et Pierre Rosanvallon. Peut- être n’a-t-il pas été sollicité… Mais l’essentiel est que, contrairement à ce que défendent à raison les signataires de la tribune, Philippe Aghion se bat, lui, pour que ce soit « l’économie », et non pas les « sciences économiques et sociales », qui soit enseigné à tous. Et pas n’importe quelle économie : celle de l’orthodoxie économique, conçue comme une orthodoxie intégriste, c’est-à-dire comme « vérité » exclusive et excluante. C’est l’enseignement de l’économie comme éducation à la soumission raisonnable au règne éternel de la domination du capital, à ses lois, à ses commandements et à ses prophètes.
Non seulement Philippe Aghion se bat pour cette cause, mais il a déjà remporté d’incontestables succès. Pas pour l’extension de l’enseignement d’économie dans le secondaire. Celui-ci est, au contraire, rabougri par les réformes Blanquer. Mais pour ce qui concerne son contenu : c’est lui qui a piloté, en 2018, le groupe d’experts sur la révision des programmes de sciences économiques et sociales.
Comme l’écrivent ses collègues : « Côté programmes […] l’histoire de la pensée et ses débats ont été largement évacués, au profit d’une succession de chapitres techniques déconnectés les uns des autres, parfois éloignés des questions qui animent le débat public. En accentuant la séparation de l’économie des autres sciences sociales, ces nouveaux programmes permettent de moins en moins de saisir les phénomènes socio-économiques dans leur complexe intrication ».
Une preuve de ce pudding assez indigeste ? Pour avoir cette année une bonne note au bac spécialité économie, il fallait non pas « discuter » mais « montrer » que « le travail est source d’intégration sociale », que « l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance », et que « l’action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale peut produire des effets pervers ».
Inégalités scolaires : un vrai penser-faux
Le lendemain de sa chronique dans Les Échos, Phillipe Aghion signe dans Le Monde une autre tribune avec son collègue Emmanuel Combe. Il y est, à nouveau, question d’éducation et de lutte contre les inégalités scolaires. Les deux économistes constatent les limites de la politique consistant à engager des moyens supplémentaires en faveur des établissements des zones d’éducation prioritaire. Mais sans rien dire de la responsabilité de leur ministre Blanquer qui a réduit la politique d’éducation prioritaire aux dédoublements des classes de CP et CE1, dispositif coûteux aux résultats décevants.
Pour réduire les inégalités à l’école, les deux professeurs n’ont rien de mieux à proposer que de la création d’externats d’excellence à destination des plus jeunes, sur le modèle des « no-excuses charter schools » aux États-Unis. Ce sont, expliquent-ils, des écoles publiques dans lesquelles se rendent les élèves de milieux défavorisés, et ce dès leur plus jeune âge, avec une journée scolaire prolongée et un code de conduite strict. Des études « empiriques » ont montré, selon eux, que les résultats des élèves étaient améliorés.
Il s’agit en réalité d’un ersatz du modèle réactionnaire d’école de la conformité et de la soumission appliqué aux catégories sociales défavorisées et racisés. Le contraire de l’école de la libération et de l’égalité. Joanne W. Golann, professeure de politique publique et d’éducation au Peabody College de l’université Vanderbilt, auteure du livre Scripting the Moves : Culture and Control in a ‘No-Excuses’ Charter School[[Princeton University Press, 2021]] explique : « Les écoles sans excuses comme celle que j’ai étudiée exigent souvent la conformité et promeuvent un mythe méritocratique tout en ne donnant pas aux élèves noirs et latinos à faible revenu les moyens de prendre leurs propres décisions ». Le nouveau ministre de l’Éducation, Pap Ndiaye devrait donc trouver cette proposition sur son bureau. Je préfère ne pas penser qu’il puisse la retenir.
Impôt : la preuve par… la Suède… en 1991 !
Selon Philippe Aghion, une première idée de Jean-Luc Mélenchon qu’elle est fausse est « qu’on peut taxer sans limites avec aucune conséquence sur la production et le niveau de la richesse de la nation ». Or, explique le professeur, « en 1991 la Suède baisse significativement le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu, introduit une flat-tax de 30% sur les revenus du capital, baisse l’impôt sur les sociétés à 25% ». Et alors ? Et alors « la Suède a multiplié par quatre son taux de croissance de la productivité, de sorte qu’en fin de compte les revenus fiscaux ont augmenté ». La preuve que Mélenchon pense faux puisqu’il « propose de supprimer la flat-tax et d’instaurer un impôt universel sur les entreprises ».
Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! La France de 2020 ressemble à s’y méprendre à la Suède de 1991, ce pays de 8,5 millions d’habitants, toujours pas membre de la zone euro. Nous avons les mêmes problèmes. Les enjeux d’aujourd’hui sont les mêmes qu’alors. Et donc ce qui a marché là-bas à cette époque devrait marcher aussi bien, ici et maintenant… Sauf que, évidemment, il n’en est rien. Et qui plus est, dans les années 1990, si la Suède a effectivement réussi son ouverture internationale, elle le doit aussi largement à la dévaluation de sa monnaie en 1993.
Et sauf que la baisse de l’impôt sur les sociétés, la suppression de l’impôt sur la fortune, la flat-tax sur les revenus du capital, la suppression de la taxe d’habitation, si Aghion en a rêvé, Macron l’a fait. C’est donc ce pudding tout frais, qu’on vient de manger, qui pourrait apporter, ou non, la preuve que Mélenchon pense faux et qu’Aghion dit vrai. Justement, les évaluations ont été faites et la réponse est non, non et non ! Ça ne marche pas. Enfin, ça ne marche pas pour relancer les investissements, les innovations et réindustrialiser. Mais pour relancer la distribution des dividendes et accroître les inégalités de revenus, là, oui, ça marche !
Mais revenons à l’affirmation du départ : « Mélenchon (et la Nupes) veut taxer sans limites […] Il propose de supprimer la flat-tax et d’instaurer un impôt universel sur les entreprises ». Penser-faux de celui-ci ou vrai mensonge du professeur ?
La suppression de la flat-tax ? C’est vrai et c’est justifié puisque sa mise en place a entraîné une évasion fiscale et sociale, et une baisse injustifiable de l’imposition des plus hauts revenus. La création d’une imposition universelle sur les entreprises ? C’est encore vrai. Mais c’est là encore totalement justifié : il s’agit de s’attaquer à l’évasion fiscale des firmes multinationales en fondant leur imposition sur les activités effectivement réalisées sur le territoire. L’objectif est de mettre leur imposition au niveau commun des entreprises nationales qui est de 25%. Et on ne voit pas en quoi cela aurait des conséquences négatives sur la richesse de la nation, puisqu’il s’agit au contraire de récupérer autour de 20 milliards de profits réalisés en France et évadés dans les paradis fiscaux. En parlant de penser-faux à propos d’une telle mesure, Philippe Aghion exprime plutôt son accord avec le vrai-mentir macronien de la théorie du ruissellement. Car la taxation préconisée par la NUPES, « la révolution fiscale » n’est pas sans limite. Elle est au contraire trois fois juste. Juste, ce qu’il faut pour financer, sans déficit excessif, les besoins si évidents de dépenses publiques pour les services publics et pour la bifurcation écologique. Juste, en mettant fin aux privilèges fiscaux et en rétablissant la progressivité effective des impôts. Et juste enfin, en cherchant à mettre en place des incitations fiscales plus transparentes et plus efficaces qu’aujourd’hui.
Décroissance, décroissance, est-ce qu’il a une tête de décroissance ?
Le deuxième acte d’accusation concerne « le défi climatique ». Jean-Luc Mélenchon pense que la décroissance est la réponse, proclame Philippe Aghion. Et la décroissance, c’est Amish, le retour à « l’avant 1820 ». Et, pire encore, le confinement à perpétuité : « Miser sur la décroissance, c’est proposer le retour permanent au premier confinement, avec les conséquences économiques considérables ». Pour le professeur, la « seule alternative » est « celle de l’innovation verte et d’une transition énergétique viable ». Ce que Mélenchon refuse en préconisant de « renoncer au nucléaire en fermant les centrales existantes et en abandonnant la construction de nouveaux EPR ».
Quel abyssal enchaînement de mensonges et de caricatures, enfilées comme des perles par un économiste que l’on présente parfois comme un possible Nobel de la spécialité.
Non, Mélenchon ne pense pas que la décroissance est la réponse au défi climatique et à la catastrophe écologique. Non, il ne propose pas un retour à avant 1820 ou le confinement généralisé. Je ne l’ai jamais entendu dire, je ne l’ai jamais lu sous sa plume. Ce n’est ni sa pensée, ni son programme, ni celui de la NUPES. Le professeur au Collège de France pourrait-il citer ses sources ? Pour ma part, la plus récente est le chiffrage du programme présidentiel de Jean-Luc Mélenchon. « La croissance, explique Aurélie Trouvé, présidente du Parlement de l’Union populaire et elle aussi économiste, n’est pas un objectif politique. Ce n’est qu’une conséquence. L’objectif de notre politique économique, c’est la réponse aux besoins. Permettre à chacun de disposer d’un revenu suffisant pour accéder aux besoins essentiels. Et pour cela, oui, nous redistribuerons des revenus. Permettre à chacun d’accéder à des soins et à une éducation de qualité. Et pour cela nous développerons les services publics. Permettre à nos enfants d’habiter une planète vivable. Et pour cela nous investirons dans la bifurcation écologique. Néanmoins, en répondant à ces besoins nous allons produire de la croissance économique. Dans nos prévisions correspondantes à l’application de notre programme, la croissance du PIB serait de 2,7 par an sur le quinquennat. C’est-à-dire davantage qu’avec le plan proposé par Emmanuel Macron ».
Non, Mélenchon et la NUPES ne s’opposent pas à une transition énergétique viable et économiquement soutenable. Effectivement ils planifient le passage à 100% d’énergies renouvelables, la sortie du nucléaire et l’abandon des projets d’EPR. C’est compatible. Et il faut souligner que ce programme donne une place importante au rôle du Parlement en faisant état des différences de positions du PCF ou du PS qui seront tranchées par les débats parlementaires.
Non, enfin et surtout, la seule alternative n’est pas la décroissance ou la croissance « verte ». L’innovation technologique ne résoudra pas tout. Elle mérite elle-même de sérieux débats planificateurs d’orientation, de contenus et de moyens. La sobriété et la réduction des inégalités, en France comme à l’échelle du monde, sont en tout cas incontournables.
Retraite : l’insoutenable ignorance de la vie des autres
La retraite à 60 ans est le troisième chef d’accusation du professeur Aghion. Il avance quatre faits censés le prouver :
- 1. L’allongement de la durée de vie en bonne santé conduit tous les pays européens à retarder l’âge de départ à la retraite au-dessus de 62 ans.
- 2. Si on n’augmente pas la durée de cotisation, notre système par répartition ne serait pas soutenable sans porter atteinte au pouvoir d’achat des salariés.
- 3. Le coût d’un retour à la retraite à 60 ans avec 40 années de cotisations serait exorbitant pour l’État : 86 milliards par an.
- 4. Les effets en chaîne seraient très négatifs avec, d’une part, une baisse du taux d’emploi et, d’autre part, une hausse du coût d’emprunt de la France sur les marchés financiers.
Reprenons dans l’ordre :
1. Non, l’espérance de vie en bonne santé n’augmente pas sensiblement en France, que ce soit l’espérance de vie en bonne santé à la naissance (64,6 ans pour les femmes, la même qu’en 2005, et 63,7 ans pour les hommes contre 62,3 ans en 2005) et à 65 ans pour celles et ceux qui ont atteint cet âge. Qui plus est, comme l’ont montré tout récemment les économistes Thomas Barnay et Éric Defebvre, « la retraite joue un rôle positif sur la santé, tout particulièrement chez les personnes ayant été exposées à des conditions de travail pénible ».
2. Dans le cadre actuel (âge légal à 62 ans et allongement progressif de la durée de cotisation pour une retraite à taux plein) le Conseil d’orientation des retraites considère que le système est équilibré à moyen terme. Il est excédentaire dans l’hypothèse où le taux de contribution de l’État reste constant par rapport au PIB (principalement pour financer les retraites de la Fonction publique).
3. On doit débattre des ambitions et des priorités d’une politique d’amélioration des retraites et de l’emploi. Comme le souligne l’économiste Michael Zemmour dans une très utile contribution à ce débat : « Le projet de report de l’âge légal de la retraite à 65 ans ne provient pas d’une réflexion sur le sort des salariés, ni même sur l’équilibre financier du système. Ce projet, et le président de la République l’admet volontiers, est motivé par une stratégie de baisse des dépenses publiques et d’augmentation de la main-d’œuvre disponible. A l’inverse, le projet de retraite à 60 ans porté par la gauche apparaît certes très coûteux, mais il a pour lui le mérite de mettre au cœur des enjeux la question fondamentale du travail, de sa dureté et de poser clairement le sujet des progrès sociaux envisageables ou non pour les cinq ans qui viennent ». Débattre donc, mais pas en racontant n’importe quoi. La retraite à 60 ans avec 40 ans de cotisations pour une retraite à taux plein ne « coûterait » pas « directement » 86 milliards annuels à l’État. Rappelons au professeur Aghion que ce n’est pas l’État, ni l’impôt mais les cotisations sociales qui financent le système de retraite par répartition (sauf pour la Fonction publique). C’est ce système qu’on appelle depuis 1945 la Sécurité sociale.
4. Évidemment le programme de la NUPES augmenterait significativement les besoins de financement du système de retraite. C’est du reste pour cette raison que l’on peut débattre de ses priorités et de son calendrier. Le programme de la NUPES affirme lui-même qu’il faudra donner une attention particulière aux carrières longues, discontinues, et aux métiers pénibles. Quant au financement, il se fixe l’objectif de maintenir « l’équilibre des retraites » non pas en faisant les poches de l’État, mais « en soumettant à cotisation patronale, les dividendes, participation, épargne salariale, rachats d’action, heures supplémentaires, en créant une sur-cotisation sur les hauts salaires ». Et, soulignons- le, « en augmentant de 0,25 point par an le taux de cotisation vieillesse », c’est-à-dire en ralentissant d’autant l’augmentation du « pouvoir d’achat » des salariés.
Pour finir, cerise sur le gâteau, la question de l’inflation. Et là encore, gros vrai-mentir du professeur Aghion : la politique de Mélenchon c’est ni plus ni moins que « le blocage généralisé des prix ». Et ça c’est l’horreur : le déficit public si l’État subventionne ou s’il ne le fait pas, l’augmentation des faillites, la baisse de la qualité des produits et le rationnement de l’offre + le déficit extérieur.
Sauf que, là encore, ce n’est pas ce que disent Mélenchon et le programme de la NUPES. Ils préconisent, non pas un blocage généralisé des prix, mais de « bloquer immédiatement les prix des produits de première nécessité (essence, alimentation, énergie) et encadrer durablement les prix des produits alimentaires de première nécessité ». Bien entendu la question de l’inflation est très importante. Elle mérite plus qu’un paragraphe à la fin d’un article déjà trop long. Il faudrait y revenir.[[Ou sans attendre lire l’article de Romaric Godin : « L’inflation qui change tout », sur Mediapart.]]
N’en déplaise à Philippe Aghion, la très grave situation sociale, écologique et économique du pays et du monde mérite un vrai débat et non la bataille dans la boue dans laquelle il déchoit.