« Incarner la rupture au nom de l’émancipation »

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François Ruffin se veut social et démocrate. Social-démocrate ? On a proposé à six personnalités de gauche de prolonger la réflexion. Roger Martelli est historien, spécialiste du communisme.

Je suis communiste, n’ai jamais été socialiste et n’ai donc pas besoin d’expliquer que je ne suis pas social-démocrate. En réalité, je n’ai que faire d’un repoussoir. Je ne considère pas le communisme comme une identité exclusive, qui se définit par sa différence. Ce référent est pour moi une manière positive d’affirmer un parti pris, selon lequel la mise en commun est la base matérielle et mentale la plus solide pour que se déploie enfin un processus d’émancipation humaine. Ce n’est pas en dressant des murs que l’on peut rêver d’un monde plus humain.

 

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Je tiens en outre à une idée simple : la gauche est à la fois un singulier et un pluriel. Elle n’est pas un puzzle de camps irréconciliables, mais elle distingue deux pôles principaux, autour desquels se distribuent de façon mouvante les mots, les pratiques et les structures organisées. L’un de ces pôles considère que, pour faire progresser l’égalité, le plus efficace est d’infléchir les logiques dominantes existantes, sans nécessairement les dépasser ; l’autre pense au contraire que, dans un système structurellement inégalitaire, le désir de justice exige que l’on rompe avec lui.

Gauche de rupture plutôt que gauche d’adaptation

On peut choisir un pôle et considérer pour autant que le face-à-face des deux est une chance. La radicalité portée par le pôle de rupture peut contraindre l’autre à ne jamais oublier que l’égalité s’évapore, quand le souci de conformité au système l’emporte sur toute subversion. En sens inverse, l’attention au possible et au consensus promus par le pôle d’adaptation peut obliger le concurrent à ne pas faire de la radicalité une incantation, incapable de parvenir à des majorités. La confrontation nécessaire ne peut donc pas être la guerre ; l’hégémonie ne gagne pas à s’abîmer en domination ; la promotion de soi ne passe pas par la négation s’autrui.

Entre 1936 et 1978, les deux pôles ont été plus ou moins équilibrés. L’équilibre s’est rompu par la suite, d’abord au détriment du PCF, puis à celui du PS. La France insoumise a profité de l’effacement des deux grandes forces historiques, mais elle n’a pas compensé leurs pertes respectives. Le résultat est inscrit dans la réalité politique depuis 2017. La gauche de gauche a repris la main, mais la gauche dans son ensemble est réduite à la portion congrue.

 

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Il en est désormais de la gauche comme il en fut naguère pour le PC : elle a découragé la plus grande part de ses bases populaires, elle n’incarne plus le projet d’une société de sobriété, sans exploitation, sans domination et sans aliénation et elle n’est plus le pivot de majorités alternatives crédibles. Elle ne retrouvera ses vertus que si elle se reconstruit sur ses deux jambes et que, d’une manière ou d’une autre, elle retrouve un certain équilibre. Alors que j’ai choisi le pôle de la rupture, je ne me réjouis pas plus des difficultés du pôle d’adaptation que je me désolais hier du déclin du PC. Mais la relance d’un pôle d’adaptation bien de gauche, qu’il se veuille social-démocrate ou pas, n’est pas de mon ressort. C’est le devenir du pôle de rupture qui me motive d’abord.

Recomposer les volontés au nom de l’émancipation

La gauche critique a profité de la Bérézina du social-libéralisme, mais son succès est encore acquis par défaut. Elle a un programme, nous dit-on. Mais, comme au temps du Programme commun, la logique d’un programme est de dire au peuple : « Voilà ce que nous ferons, quand nous serons au pouvoir ». Et quand a-t-on vu qu’un programme, même excellent, s’appliquait démocratiquement par cela seulement que ses promoteurs pouvaient gouverner ? Où a-t-on vu que le changement advenait sans que des majorités fortes se mobilisent pour les mettre en œuvre ? A-t-on souvenir que des bouleversements d’envergure se soient imposés sans que les catégories populaires désunies se muent en multitude qui lutte, puis en peuple politique qui porte une alternative globale de société ?

La gauche critique ne retrouvera son hégémonie que si son programme s’appuie sur un projet qui le légitime, sur un récit qui rend le projet désirable, et sur une stratégie de long souffle qui permet de faire vivre le projet et le récit dans une société divisée, traversées d’épaisses contradictions. Peu importe alors le nom que l’on veut donner à cette gauche du projet partagé. Écologiste, socialiste, communiste, libertaire, écoféministe, rouge-vert, écosocialiste… La guerre des sigles et des noms a quelque chose de dérisoire, quand l’enjeu est de muer la colère en espérance et non en ressentiment, quand il faut pour cela raccorder le mouvement social à une construction politique commune, sans domination de quiconque, sans vertige des méthodes communicantes, sans théâtralisation de la volonté, sans incarnation charismatique unique.

Quel que soit le pôle, ce n’est pas de l’exacerbation des différences que viendra le salut, mais de la recomposition des volontés, peut-être autour d’un mot, qui n’est pas une étiquette, mais qui dit clairement que l’on veut se débarrasser du capitalisme, sans se résoudre à l’étatisme. Ce mot a déjà été prononcé ici : émancipation.

 

Roger Martelli

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