« Anatomie d’une chute » : une palme d’or pour la Justice

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Le film de Justine Triet vient de dépasser le million d’entrées. Un succès qu’elle doit sûrement à la puissance et la profondeur du regard porté sur la place de la justice dans notre société.

Mille qualités à cette palme d’or. Une mise en scène parfaite, des acteurs qui le sont aussi et un scénario impeccablement tissé. On pourrait s’attarder longtemps sur les qualités formelles d’« Anatomie d’une chute » et l’on aurait de quoi dire. Mais peut-être l’exploit le plus remarquable de ce film réside t-il dans le regard quasi ethnographique qu’il jette sur le système judiciaire, comme le firent avant lui les documentaires de Depardon, où une camera pour la première fois pénétrait les tribunaux, ces lieux invisibles et fantasmés, sans jugement aucun, sans commentaires superflus, guidée seulement par l’oeil d’un des plus grands documentaristes. Si « Délits flagrants » (1994) et « 10e chambre, instants d’audience » (2004) secouèrent les spectateurs, c’est qu’ils montraient nue la violence et l’aporie du système judiciaire.

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Violence car la justice, bien qu’elle s’en défende par tous les bouts de son code pénal, est l’institution qui par le tranchant de son glaive et le ton doctoral de sa parole creuse et entérine les disparités sociales avec le plus de vigueur et de cruauté. Il suffit de passer une journée dans un tribunal, que dis-je une journée, une heure, dix minutes, comme il suffit de regarder trente secondes d’un documentaire de Depardon, pour se rendre compte que se joue là, dans une théâtralité pontifiante, la répression d’une classe sur une autre, soit, dit en termes sociologiques simples, la violence de la classe moyenne majoritairement blanche sur la classe pauvre et immigrée, presque essentiellement noire et arabe. Encore une fois, que tous ceux que cette phrase choque pousse les portes d’un tribunal, ils ne pourront y voir autre chose que cela, nonobstant le caractère légitime ou non de cette violence, que chacun jugera en fonction de ses affinités politiques. 

Aporie enfin, car la justice, aussi prompte soit-elle à intervenir – même si aujourd’hui elle se distingue par des délais absurdes –, ne pourra jamais atteindre ses ambitions. Et c’est là précisément qu’intervient la contribution majeure d’« Anatomie d’une chute ». Quelles sont les ambitions de notre système judiciaire ? Traditionnellement, les théoriciens du droit en distinguent deux. D’une part la fonction afflictive de la justice, c’est à dire son caractère de sanction, la peine réservée au délinquant, censée le punir et, dans sa dimension prophylactique, empêcher qu’il ne passe ou repasse à l’action. D’autre part la fonction réparatrice de la justice, qui s’adresse tant à la victime à travers une juste rétribution, qu’au délinquant à travers des programmes de réinsertion ou de suivi social. Le système judiciaire aujourd’hui oscille entre ces deux objectifs, au gré des politiques publiques. Il croit naïvement pouvoir les tenir ensemble, à la recherche d’un équilibre approprié. 

Mais croire cela, c’est se heurter au mur de l’aporie, car la fonction réparatrice de la justice ne pourra jamais coexister pleinement avec l’idée de peine. Une bonne justice est une justice qui n’a pas à intervenir, puisque les conflits auront été résolu en amont. Faire justice, c’est faire aveu d’échec. « Anatomie d’une chute » prend le parti, peut être à son corps défendant – mais la grandeur des grands films est précisément de parler à leur corps défendant –, de la fonction réparatrice de la justice, de sa fonction sociale. Il devra donc évacuer la dimension afflictive. À la magnifique question « Pour qui juge-t-on ? », hélas trop peu posée, le film répond : pour les vivants. Exactement comme on répondrait à l’interrogation « Pour qui porte-t-on le deuil ? » : pour les vivants et non pas pour les morts. 

Le film, en choisissant de ne pas montrer la famille du défunt, ni d’éventuels proches ou amis capables de porter sa mémoire, de faire valoir son droit à vivre, choisit son camp. Samuel, le mari décédé, ne pourra compter pour se défendre que sur l’intervention du psychiatre et sur celle du ministère public, joué par l’excellent Antoine Reinartz. Mais ces deux présences pèsent peu face à la présence incandescente et symboliquement puissante du fils. Et le fils, en son âme et conscience, après avoir observé le procès, décide qu’il sauvera sa mère et que donc il se sauvera lui-même. Et toute la machinerie judiciaire, tant la juge que les jurés que l’implacable accusateur public, ne pourra rien face à ce décret du fils tombé du ciel de sa pensée. Et tous plieront l’échine. Et ce sera l’acquittement, inévitable. 

L’intérêt majeur du film est d’avoir déplacé la question qui habituellement travaille les juristes, en faisant triompher les intérêts particuliers d’un fils sur ceux de la société. Car pour qui juge-t-on habituellement ? Au nom de la société, cette indéfinissable masse morale. Mais le film, avec sa puissance d’invention, répond autrement. Il prétend juger pour ceux qui auront à vivre avec le souvenir et qui préfèrent délibérément s’envelopper dans une vérité qui les accommode, qui les soulage. La société est tenue à l’écart et on respire un peu mieux. 

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2 commentaires

  1. Frank E le 26 septembre 2023 à 20:52

    « ministère public, joué par l’excellent Antoine Reinartz »

    Le seul personnage caricatural du film, le seul interprète qui en rajoute dans le caricatural.

  2. Joseph Lénard le 7 juin 2024 à 14:51

    N’avez vous donc pas vu que le personnage de mari tué porte les signifiants du prolétariat, quand la femme jugée porte ceux de la bourgeoisie ? Comment pouvez vous dire qu’il s’agit d’un film sur la justice sociale, alors que son contenu idéologique (voulu ou non, conscient ou pas) est une défense de la domination bourgeoise ?

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