Célibataire, bodycount ou « vieille fille » : comment l’injonction au couple interdit d’être seul•e

Sans-titre-1

Être en couple reste une norme sociale si puissante que le célibat est encore perçu comme un échec, un état temporaire ou une anomalie à corriger. Pourtant, de plus en plus de personnes revendiquent d’autres manières de vivre leurs relations, loin du modèle romantique dominant.

« Alors t’as trouvé quelqu’un ? » Une question qui peut paraître banale, tant il semble inconcevable d’imaginer le célibat autrement qu’une situation provisoire. Pourtant, loin d’être une anomalie, la vie hors-couple concerne une part non négligeable de la population. Si l’on regarde les chiffres de 2011, c’est plus de 18% des hommes et 12% des femmes qui n’ont jamais été en couple de leur vie en France, selon une étude Ined-Insee. Chez les 18-24 ans, c’est plus d’une femme sur deux et 74% des hommes. 

Mais cette nouvelle réalité sociale ne s’accompagne pas d’une véritable reconnaissance du célibat comme un état légitime en soi. « Pendant longtemps, la démographie historique s’est focalisée sur la natalité et donc principalement les couples mariés, en délaissant les célibataires, n’étant pas censés avoir d’enfants hors mariage. C’est en fait depuis quelques décennies seulement que l’on commence à s’intéresser à ces situations plus en détail », rappelle Sandra Brée, historienne et démographe rattachée au CNRS. 

Le célibat peut être subi, ou choisi. Mais comment le définir ? « En démographie, on s’appuie sur la définition de l’état matrimonial, donc les personnes divorcées ou veuves ne sont pas considérées comme célibataires, explique-t-elle. Dans cette approche, le célibat est défini en creux du mariage. » Il faut attendre les années 1960 et 1970 pour que le mariage cesse d’être la norme hégémonique des relations amoureuses, et que le célibat commence à être envisagé en creux du couple, et non plus uniquement du mariage. Mais il reste connoté négativement. 

Une injonction qui commence dès l’enfance

Cette pression ne se manifeste pas seulement à l’âge adulte. Elle est inculquée dès le plus jeune âge, comme le souligne la journaliste et autrice de Post-Romantique (JC Lattès, 2024) Aline Laurent-Mayard : « L’injonction au couple commence dès l’enfance. J’entends déjà des gens parler de la future vie amoureuse de mon enfant de trois ans. C’est hallucinant. »

Les fictions, omniprésentes dans la construction des imaginaires, renforcent cette hiérarchisation des relations. « Il y a un manque total de représentations. On commence à voir des personnages asexuels dans les fictions, mais ils sont systématiquement en couple, regrette Aline Laurent-Mayard. « On ne parle presque jamais d’aromantisme et le célibat est très souvent connoté négativement dans les fictions. » 

On parle d’aromantisme pour désigner le fait de ne pas ressentir, ou très rarement, d’attirance romantique pour autrui, indépendamment de l’orientation sexuelle. À ne pas confondre avec l’asexualité, qui correspond au fait de ne pas ressentir d’attirance sexuelle pour une autre personne.

« J’ai eu un déclic en écoutant un podcast qui parlait de l’aromantisme du personnage de Jo March dans le livre Les quatres filles du Dr.March de Louisa May Alcott, continue-t-elle. « Je me suis vraiment identifiée et j’ai compris que j’étais moi-même aromantique. Même si je connaissais le concept depuis longtemps, l’idée même que je puisse ne jamais être amoureuse me semblait impensable jusqu’alors. »

Ce manque de modèles, couplé au regard social négatif, pèsent directement sur les personnes concernées. Surtout les femmes, qui subissent l’archétype de la « vieille fille ». « Je me suis rendue compte que la seule chose qui me rendait vraiment malheureuse, c’était le regard des autres », illustre Aline Laurent-Mayard. « J’ai 26 ans et je n’ai jamais eu de relation amoureuse, témoigne Jade*, étudiante en journalisme. En tant qu’ado c’était particulièrement dur à vivre et ça avait vraiment bousillé ma confiance en moi. C’est uniquement depuis quelques années que je me dis que ça viendra quand ça viendra. »

Julie, 27 ans, ajoute : « J’ai compris que j’étais ace (une abréviation pour désigner les personnes asexuelles) et lesbienne depuis une dizaine d’années, mais ça a été beaucoup plus dur d’accepter que j’étais aromantique. On parle tellement de l’amour comme étant quelque chose d’universel que c’est difficile d’imaginer ne pas vivre ce type de connexion avec les autres. Ça m’a fait me demander : pourquoi je suis autant un alien ? »

Les applications de rencontre et l’industrie du coaching en séduction exploitent cette angoisse, renforçant l’idée qu’être célibataire est un problème à résoudre. Cela s’accompagne plus généralement d’une pression à avoir des relations intimes, dont le symbole ultime est l’expression « bodycount », qui désigne le nombre de partenaires sexuels. Les hommes sont incités à accumuler des expériences, tandis que les femmes sont jugées si leur nombre de partenaires sexuels est trop élevé… Ou trop bas. « Je ressentais aussi du stress par rapport au fait de ne jamais avoir vécu de rapports sexuels et plus les années passaient, plus ça devenait lourd à porter », admet Jade. 

Alice Reybaud, journaliste au Monde et autrice de Nos puissantes amitiés (La Découverte, 2024), observe : « Les fictions sont souvent construites autour de l’amour romantique, présenté comme à la fois le lien le plus important, celui qui va nous apporter le plus de bonheur et qui va nous créer une forme d’accomplissement personnel ». À l’inverse, d’autres formes de relations, pourtant structurantes, sont reléguées au second plan, sans reconnaissance sociale ni institutionnelle.

« Une société construite autour du couple » 

Aujourd’hui, être célibataire n’est pas seulement perçu comme une anomalie, c’est aussi un impensé politique. « Le couple romantique est fortement institutionnalisé, ce qui n’est pas le cas pour d’autres formes de relations, expose Alice Reybaud. Dans ce contexte, c’est d’autant plus difficile d’imaginer sortir des schémas traditionnels de l’amour. Actuellement, on s’adapte à une société construite autour du couple. » « Tout est fait pour privilégier les couples : impôts, logement, héritage, congés… Être célibataire, c’est un désavantage à plein de niveaux et cette situation est le résultat de choix politiques », complète Aline Laurent-Mayard.

« Cette priorisation des liens romantiques sur tous les autres a des conséquences concrètes graves, souligne-t-elle. Certaines personnes sont en couple pour des raisons financières ou par manque de soutiens extérieurs, même dans des situations de mal-être, d’abus voire de violences. » Alice Raybaud ajoute : « L’obsession pour le couple fusionnel nous fait croire qu’il est l’espace ultime de sécurité et de bonheur, alors que les études montrent qu’il est aussi un lieu d’inégalités et, parfois, de violences ».

Vers d’autres modèles relationnels

Face à cette injonction persistante, certain·es revendiquent une autre manière de vivre leurs relations. Des alternatives émergent, que ce soit dans d’autres formes de relations amoureuses comme le polyamour, des amitiés fortes ou encore des modèles de cohabitation hors du couple. « De plus en plus de personnes expérimentent d’autres manières de vivre : habiter entre amis, partager l’éducation des enfants, faire famille différemment ou encore penser le vieillissement en dehors du couple », observe Alice Reybaud.

Aujourd’hui, un mariage sur deux finit en divorce et une part grandissante de la population est célibataire. De plus en plus de personnes s’éloignent des schémas traditionnels de la famille et du couple. Pourtant, comme le rappelle Alice Reybaud, « nos sociétés capitalistes continuent d’encourager les foyers nucléaires individualisés, car ils poussent à la consommation en multipliant les besoins matériels ».

Changer de regard sur le célibat et sortir de l’injonction au couple, ce n’est pas rejeter l’amour romantique, mais reconnaître qu’il n’est pas la seule voie possible vers l’épanouissement. « Remettre en question l’injonction à se mettre en couple, c’est remettre en question toutes les bases de la société patriarcale », résume Aline Laurent-Mayard. L’enjeu n’est pas seulement personnel, mais bien systémique.

Partager cet article

Actus récentes

Abonnez-vous
à notre NEWSLETTER
quotidienne et gratuite

Laissez un commentaire