Alain Gresh : « On ne peut pas éluder la question : as-tu le droit d’aller construire un État là où il y a déjà un autre peuple ? »

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Référence incontournable à nos yeux, nous avons rencontré Alain Gresh pour lui poser les questions qui nous taraudent – et nous divisent parfois – sur la lutte des Palestiniens, notamment depuis le 7 octobre 2023.

Regards. Le peuple palestinien est un des plus opprimés. Or, il n’a pas bénéficié ces dernières décennies d’un soutien international à la hauteur de cette oppression. Les résolutions de l’ONU sont impuissantes. Comment construire une stratégie qui agrège des soutiens, comme a su le faire l’ANC en Afrique du Sud par exemple ?

Alain Gresh. La comparaison entre l’ANC (Congrès national africain, parti de Nelson Mandela, ndlr) et l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) est intéressante. Ce n’est pas le rapport à la lutte armée qui les différencie. Jusqu’au bout, l’ANC a utilisé la lutte armée. Le combat contre l’Apartheid a bénéficié d’un large soutien international, d’un appui du mouvement des non-alignés, de l’aide effective du camp socialiste, y compris militaire avec le rôle des troupes cubaines qui ont contribué à briser la machine de guerre sud-africaine. Enfin, le soutien massif aux sanctions contre le régime de l’apartheid que personne ne cherchait à criminaliser ou à accuser de « racisme antiblancs ». Dans sa lutte, l’ANC a bénéficié de la présence des communistes sud-africains, dont beaucoup des dirigeants étaient juifs (et d’ailleurs hostiles au sionisme). Ils ont aidé à dégager la perspective d’une Afrique du Sud « arc-en-ciel » face à ceux qui prônaient un « pouvoir noir ».


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Ce large appui a permis de limiter le rôle de la violence dans la stratégie de l’ANC car le soutien international dessinait une perspective politique de sortie de l’apartheid. Ce ne fut pas le cas des Palestiniens, en partie à cause du poids de « la question juive » en Occident et aussi du fait que désormais il n’y a pas (encore) de contrepoids aux États-Unis. Le poète Mahmoud Darwich disait : « Le monde s’intéresse à nous uniquement parce qu’on s’affronte aux juifs ». Il pensait avant tout aux pays occidentaux. D’autre part, l’OLP a été l’objet des rivalités entre les États arabes, plusieurs d’entre eux ont créé leur propre faction en son sein pour influer sur sa ligne. Le soutien aux Palestiniens s’arrêtait là où les intérêts des États arabes commençait. Chacun privilégiait ses intérêts. Les Jordaniens voulaient le contrôle de la Cisjordanie. Les Syriens cherchaient à contrôler le Liban et se sont heurtés aux Palestiniens. L’Égypte, plus distante, a cessé de les soutenir à partir de l’accord de Camp David de 1978 signé par Sadate. Au Liban, où les organisations palestiniennes se sont installées à la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’OLP est devenu un État dans l’État et a été entrainé dans la guerre civile libanaise à partir de 1975.

Les stratégies des mouvements de soutien aux Palestiniens semblent assez éclatées. Certains se battent pour l’égalité des droits entre les citoyens d’un même État. D’autres en faveur de l’autodétermination des Palestiniens. D’autres pour la création d’un État palestinien. D’autres, enfin, pour le respect du droit international. Ça fait beaucoup d’objectifs pour ce combat. C’est moins limpide que le slogan « US go home » des manifestations pendant la guerre du Viêt-Nam…

Les mobilisations qu’on a pu connaitre en faveur du Viêt-Nam étaient plus politiques, au sens étroit du terme. Et elles s’inscrivaient dans un contexte différent, celui des guerres anticoloniales mais aussi celui de la Guerre froide.

« Le caractère colonial est consubstantiel au projet sioniste et il apparaît dans toute son horreur à Gaza. »

Sur le territoire de la Palestine, il n’y a pas de solution politique à court terme. L’égalité des droits entre tous les habitants qui y vivent, 7,5 millions de Palestiniens et 7,5 millions de Juifs israéliens, me semble un objectif concret et immédiat, auquel il est difficile de s’opposer sur le plan des principes. La réalité sur le terrain est que l’État unique existe… et c’est Israël. Il contrôle tout le territoire et impose sa loi – une loi qui n’est pas la même pour tous les habitants qui y vivent, d’où la qualification de situation d’apartheid qui est de plus en plus largement reconnue par les organisations internationales comme Amnesty ou même israélienne comme B’tselem. Donc se battre pour l’égalité des droits est quelque chose tangible. Qui peut être contre ?

Le mouvement étudiant aux États-Unis, et ailleurs, est idéaliste : ces étudiants se battent pour le respect du droit international. C’est, à mes yeux, la seule voie qui peut mener à une solution, même si elle est étroite ; elle a été esquissée par la Cour internationale de justice ou la Cour pénale internationale, mais ceux-ci subissent de terribles pressions occidentales. Le combat pour le droit international ne concerne pas que la Palestine. On vit, notamment depuis le 11 septembre 2001, la destruction du droit international, avec l’invention de « la guerre préventive » et l’invasion de l’Irak, avec l’ouverture de camps de torture à Abou Ghraib ou à Guantanamo. C’est une tendance inquiétante.

Les États qui s’opposent à l’agression israélienne ne sont pas tous mus par des motifs idéalistes. Ni la Russie, ni la Chine, ni la Turquie, ni l’Inde ne se désolent de la destruction du système international. Ils pourront en profiter demain en arguant du cynisme occidental. Au nom de quoi, si ce n’est de la géopolitique, pourra-t-on critiquer l’invasion par ces puissances ou par d’autres d’un de leurs voisins ? Ceux qui portent une autre vision, comme l’Afrique du Sud ou le mouvement citoyen, ne pèsent pas encore assez pour inverser la tendance.

Aujourd’hui la remise en cause de l’existence même de l’État d’Israël s’exprime. Israël est qualifié d’État colonial, parfois du fait des occupations illégales en Cisjordanie, parfois du fait de sa création sur des terres palestiniennes. Et Jérusalem répond par des accusations d’antisémitisme. Comment abordez-vous cette question ?

Pour moi la création de l’État d’Israël est un fait colonial qui n’est ni isolé, ni le résultat de la Shoah, ni l’aboutissement logique de l’histoire juive. À la veille de la guerre de 1967, l’orientaliste Maxime Rodinson publiait « Israël, fait colonial ? » dans la revue de Sartre et Beauvoir Les Temps modernes. Il concluait ainsi son article : « Je crois avoir démontré, dans les lignes qui précèdent, que la formation de l’État d’Israël sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXème et XXème siècles pour peupler ou dominer les autres terres ». La formation d’Israël repose sur un colonialisme de peuplement. Avec la Kanaky, la Palestine est un des très rares cas où colons et autochtones sont en nombre équivalent. En Amérique du Nord comme en Australie, les colons ont exterminé les peuples autochtones. Le plus souvent, les colons sont des minorités.

Ceux qui s’opposent à l’analyse de Maxime Rodinson, invoquent souvent l’influence des idées communistes, notamment avec la vie collective et le partage dans les Kibboutz. Il ne s’agit pas de nier la sincérité de cette « passion communiste » qui animait certains émigrants juifs, mais d’analyser leur pratique réelle. Combien de massacres et de crimes se sont fait au nom du Bien et de la Civilisation ? Au sein même de l’Internationale communiste, les luttes furent rudes pour rompre avec les anciennes tendances coloniales de la social-démocratie. Le dirigeant Vietnamien Hô Chi Minh fut de ces militants. Rodinson écrivait ainsi : « Le cas de l’utopie sioniste n’était pas, de ce point de vue, différent de celui des utopies socialistes du type de l’Icarie de Cabet. Il s’agit de trouver un territoire vide, vide non pas forcément par l’absence réelle d’habitants, mais une sorte de vide culturel. En dehors des frontières de la civilisation […], on pouvait librement insérer, au milieu de populations plus ou moins arriérées et non contre elles, des «colonies» européennes qui ne pouvaient être, pour employer anachroniquement un terme récent, que des pôles de développement. »

Pour moi, le caractère colonial est consubstantiel au projet sioniste et il apparait dans toute son horreur à Gaza. Certes, Israël est vécu comme un pays refuge ultime mais sa légitimité est aussi liée au sentiment de supériorité sur les indigènes propre à la mentalité coloniale. Encore une fois, ce sentiment de supériorité n’était pas propre au mouvement sioniste.

L’histoire longue est convoquée pour légitimer la localisation de l’État d’Israël. Pourtant Theodor Herzl, le fondateur du sionisme politique, avait lui-même envisagé une installation des juifs en Argentine ou au Congo. Faire droit à une revendication millénariste ouvrirait la porte à des conflits sans fin tout autour du globe. La question est alors : est-ce que les Juifs forment un peuple ? Pour moi non, pas un peuple, au sens de peuple-nation traditionnel. Je ne me considère pas comme membre du peuple juif. Ma tradition du judaïsme n’a rien à voir avec Israël. Ma tradition du judaïsme, c’est l’internationalisme, c’est les luttes. Il y a une tradition historique du judaïsme qui a apporté énormément à l’humanité et qu’Israël cherche à effacer. Et cet apport à l’humanité est d’autant plus grand qu’il n’est pas nationaliste.

Mais même si on accepte que les Juifs forment une nation, au nom de quoi auraient-ils le droit de construire un État là où vit et travaille un autre peuple ? Il faut relire le livre Peuple juif ou problème juif ? de Maxime Rodinson. Le sionisme a imposé une vision de l’histoire juive qui ne serait qu’une permanence de persécutions, mais il n’y a pas de problème juif dans les pays arabes jusqu’aux années 1930. C’est la création d’Israël qui envenime les choses dramatiquement. De par l’histoire, ils ont été considérés comme une sorte de 5ème colonne, tout à fait à tort. Les pays arabes portent une responsabilité mais il n’y a pas d’antisémitisme éternel. Aujourd’hui, en Europe, il y a un antisémitisme, mais les Juifs ne sont pas menacés, ils sont protégés par l’État, ils sont protégés par tous les partis politiques, sauf l’extrême droite. Ils sont largement acceptés par la population comme le prouvent toutes les études de la Commission nationale consultative des droits humains (CNCDH).

L’idée d’une solution par la formation d’un seul État plurinational sur l’ensemble du territoire a émergé. Mais force est de constater que ceux qui portent cette solution brandissent bien souvent le drapeau palestinien et parlent de Palestine. Un tel projet politique, s’il devait être soutenu, ne peut être incarné ni par le drapeau palestinien ni par le drapeau israélien. Il faut inventer autre chose, à la manière de ce que l’ANC est parvenue à faire avec le concept de « nation arc-en-ciel »…

C’est vrai. Et vous savez qui a fait, entre autres, cette proposition ? Kadhafi, peu avant les printemps arabes. Il a signé une tribune dans le New York Times titrée « Ispalestine »… Les Juifs ont subi une terrible injustice ; mais les Palestiniens ont payé pour ces crimes commis par des Européens. Il faut le prendre en compte. Maintenant, comment est-ce que l’idée d’un État unique peut se traduire sur le terrain ? Je ne sais pas. D’abord, est-ce que ce serait un État de ses citoyens ou est-ce un État binational ? En Afrique du Sud, c’est un État des citoyens, mais en même temps avec des droits pour les Zoulous et autres nations africaines… À mes interlocuteurs arabes, je posais toujours la question : est-ce un État arabe, membre de la Ligue arabe ? Et alors, que fait-on de l’hébreu ? On ne va pas passer de la situation actuelle à une espèce d’État démocratique constitué et accepté comme ça, sur la base d’une « défaite » d’Israël. Il faut construire les conditions d’une lutte commune qui prépare à une coexistence qui permettent d’avancer progressivement.

Ce que prouve l’exemple sud-africain ou algérien, c’est qu’on ne peut pas gagner si on ne brise pas le front intérieur du pays dominateur ou colonisateur. La grande erreur de l’OLP, même au temps d’Arafat, était de croire que la solution était dans les mains des États-Unis. J’ai toujours été convaincu qu’Israël est assez puissant pour résister aux pressions (toujours très mesurées) américaines. Donc, si on veut avancer, il faut briser le front intérieur israélien. À certains moments, on a pu penser que c’était possible, qu’il y avait des forces dans la société israélienne pour cela.

Vous dites ne pas voir d’issue notamment compte tenu des 700 000 colons installés en Cisjordanie. Cela motive aussi la proposition d’un seul État binational. Et quelle serait la solution pour les Palestiniens expulsés, tout aussi nombreux ?

Si on a accordé aux Juifs du monde le « droit du retour » en Israël, pourquoi ne pas l’accorder aux Palestiniens ? Le droit au retour est très important. C’est une partie de l’identité palestinienne : le fait de pouvoir rentrer chez soi, retrouver ses origines, ses racines. Mais cela ne signifie pas « Ici c’était ma maison, t’es là, tu dégages, je rentre chez moi ». Pour les réfugiés, la solution ne peut être que par étapes et ne peut être décidée que par les Israéliens et les Palestiniens. Le droit international dit « deux États », mais la partie sur laquelle il faut faire pression, c’est Israël. Faisons-le.

« On ne peut pas fermer toutes les routes vers la paix et s’étonner du choix de la violence. »

La population israélienne, malgré ses traumatismes que je comprends et qui ont été ravivés le 7 octobre 2023, a vécu ces dix dernières années avec l’extension de l’occupation et de la colonisation, sans aucune conséquence pour elle. La plupart des Israéliens ne voyaient pas de Palestiniens, sauf quand ils faisaient leur service militaire dans les territoires occupés. La construction de colonies n’est pas seulement illégale, c’est un crime de guerre selon le statut de Rome de la Cour pénale internationale. Les Israéliens doivent payer un prix pour cette occupation. Les Français ont payé le prix de la colonisation. La France n’aurait jamais quitté l’Algérie s’il n’y avait pas eu un demi-million de soldats français mobilisés pour maintenir l’ordre. Si cette lutte, même dans sa dureté, n’avait pas été menée, les Algériens seraient toujours sous occupation. Si les Israéliens ne paient aucun prix pour une occupation qui s’éternise, ils ne se retireront jamais. Le « prix », ce sont des sanctions internationales, comme la suspension de l’accord d’association entre l’Union européenne et Israël. J’aime aussi l’idée que si les Palestiniens ne peuvent pas venir en France sans visa, il faut appliquer cette règle à « leurs voisins » qui vivent sur le même territoire, c’est-à-dire aux colons.

Que pensent les Palestiniens ?

Un des problèmes reste l’éclatement de la scène politique palestinienne. Le Fatah d’Arafat est divisé. Son dirigeant, Mahmoud Abbas, est considéré par la plupart des Palestiniens comme un collaborateur et l’Autorité palestinienne comme un instrument aux mains d’Israël. Le Hamas a acquis une popularité qu’il faut comprendre. Les études d’opinion à Gaza montrent que, du fait de sa gestion, il était impopulaire : les gens n’ont pas envie de vivre sous un État autoritaire, qui limite les libertés, celles des femmes en particulier, etc. En même temps, pour les Palestiniens, le 7-Octobre fut une opération politico-militaire qui a stoppé la normalisation entre le monde arabe et Israël et remis la question palestinienne à l’agenda mondial. On ne peut pas fermer toutes les routes vers la paix et s’étonner du choix de la violence.

Comment caractérisez-vous le Hamas ?

Est-ce une organisation terroriste ? Il n’existe pas d’organisation dont l’idéologie est le terrorisme, il y a des organisations et des États qui utilisent la violence contre les civils. C’est le cas d’Israël et du Hamas. Le Hamas est une organisation politique. Elle est traversée par des courants et elle fluctue selon les moments. Par exemple, il y a eu en 2022 un projet d’accord entre le Fatah et le Hamas, discuté depuis longtemps, dont l’une des clauses était le renoncement à toute opération sur le territoire israélien. S’ils avaient signé cela, il n’y aurait pas eu le 7-Octobre. Mais on sait désormais que Netanyahou a fait capoter ce projet, en jouant des divisions entre le Hamas et le Fatah. Le premier ministre israélien ne veut pas d’un interlocuteur palestinien avec qui il aurait l’obligation de négocier.

Est-ce que Marwan Barghouti, prisonnier depuis plus de 20 ans et que l’on présente comme le Mandela palestinien, représente un élément de la solution ?

Réellement, je ne sais pas. Je pense que oui. Les prisonniers palestiniens sont un des éléments de la solution. Il y a une société des prisonniers palestiniens avec une entente entre eux qui dépasse leurs divergences et leur appartenance à une organisation. À plusieurs reprises, ce sont eux qui ont proposé des textes qui pouvaient permettre un accord entre le Hamas et le Fatah. Et dans l’accord dont je parlais, le Hamas acceptait l’idée d’un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem-Est comme capitale. Donc je pense que cette communauté des prisonniers peut compter. Mais attention à ne pas fantasmer un sauveur. On n’en parle pas assez, mais la torture dans les prisons israéliennes est généralisée. Les prisonniers sont maintenus à l’isolement. Il y a eu des informations selon lesquelles Barghouti avait été maltraité, battu… Je ne sais pas quel est son état de santé, physique et mental, à l’heure actuelle.

Cet entretien est extrait du numéro de Regards « Du cœur à gauche », paru en septembre 2024.

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