TRIBUNE. Pour une « retraite inconditionnelle »
Si aucun des arguments qui prétendent justifier aujourd’hui les inégalités de revenu (talent, diplôme, responsabilité et expérience) n’est plus valable quand on ne travaille pas/plus, pourquoi alors le montant des pensions n’est-il pas le même pour toutes et tous ? Pour une critique offensive, il faut une contre-proposition radicalement solidaire.
La résistance populaire à la réforme des retraites repose sur un refus simple : travailler jusqu’à 64, 65, 66, 67 ans ? C’est « non ». Le gouvernement a beau multiplier les approximations et les rustines, rien n’y fait. C’est toujours « non ». La force de ce « non », c’est d’être un refus existentiel de l’allongement du temps de travail.
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Mais la faiblesse de ce « non » n’est-elle pas de manquer d’une contre-proposition globale, en opposition frontale à la réforme ?
Comment imaginer une telle contre-proposition ? On peut par opportunisme – et ironie – s’appuyer sur la tribune écrite par l’aile droite de ce qui reste du Parti socialiste pour être à peu près certain qu’une véritable proposition de gauche devra en prendre le contre-pied : « Qu’il faille s’adapter parce que l’espérance de vie augmente, que notre rapport au travail évolue, que nos finances sont fragiles… chacun le comprend ».
Pourquoi reprendre ainsi les antiennes de la droite ?
- L’espérance de vie augmente, alors c’est une excellente occasion d’augmenter le « temps libéré » : tout le contraire donc de reculer l’âge de départ.
- Notre rapport au travail évolue : alors c’est une excellente occasion de cesse de clamer en faveur de la « valeur travail » tout en sachant très bien que, dans le réel, pour la plupart des gens, le travail c’est un lien de subordination, de l’exploitation, un emploi que l’on n’accomplit pas comme une fin en soi mais juste comme un moyen d’obtenir un revenu. Travailler plus, c’est produire plus, c’est donc détruire plus. Pourquoi ne pas imaginer une réelle réduction du temps de travail – travailler toutes et tous pour travailler moins – accompagnée d’une profonde remise en cause de l’organisation de la répartition des tâches au sein des unités de production, en particulier des tâches ingrates ?
- Nos finances sont fragiles : parce qu’on n’essaie d’équilibrer que par la baisse des dépenses alors que dans un pays riche comme la France, pardon dans un « pays de riches », on sait où il y a un pognon de dingue.
Priorité au « temps libéré » et aux activités socialement utiles, réduction drastique du temps de travail, fiscalité fortement progressive, voici ce que c’est qu’être de gauche !
Aucun des arguments qui aujourd’hui prétendent, pendant le travail, justifier des inégalités de revenu – talent, diplôme, responsabilité, expérience – ne peut plus justifier leur prolongation après le travail, pendant la retraite, puisque le travail a cessé. Entre un cadre « supérieur » et une caissière, tous les deux à la retraite, il n’y aucune différence de talent, d’expérience, de charge ou d’expérience !
N’est-ce pas alors l’occasion de proposer une « retraite inconditionnelle » : accordée inconditionnellement à toutes et tous, que l’on ait « travaillé » ou pas, d’un montant égal, à partir d’un « âge légal » défini socialement et écologiquement. Le pivot de cette proposition, ce serait la disparition du principe des annuités, pour ne conserver que celui de l’âge de départ.
L’audace d’une telle proposition, c’est de prétendre aller jusqu’au bout de l’exigence de solidarité sociale qui est au fondement du système par répartition.
Pourquoi « un montant égal » ?
Parce qu’il n’y a pas de raison dans un système par répartition que le montant soit inégal. Si on était dans un système par capitalisation – chacun pour soi –, alors effectivement le montant de la pension serait directement proportionnel au montant des versements. Et dans ce cas, les inégalités de revenu pendant le temps de travail se prolongeraient pendant la retraite, alors même que le travail a cessé. Mais qui « mérite » une retraite inégale ? C’est là qu’il faut faire remarquer qu’aucun des arguments qui aujourd’hui prétendent, pendant le travail, justifier des inégalités de revenu – talent, diplôme, responsabilité, expérience – ne peut plus justifier leur prolongation après le travail, pendant la retraite, puisque le travail a cessé. Entre un cadre « supérieur » et une caissière, tous les deux à la retraite, il n’y aucune différence de talent, d’expérience, de charge ou d’expérience !
De fait, une telle égalité du montant de la retraite permettrait de remonter toute pension à un montant décent, tout en rabaissant les montants des plus aisés (qui n’en continueraient pas moins à jouir de leurs inégalités de patrimoine[[En France, pour une retraite à 62 ans pour toutes et tous, à budget constant, cela ferait 1667€ en brut, soit 1515€ net (données Insee 2023 pour la pyramide des âges, site Vie publique pour le budget total du système des retraites). L’objectif d’une retraite inconditionnelle de garantir un plancher n’est pas incompatible avec celui de plafonner les revenus et les patrimoines, pendant et après le travail, par une fiscalité très fortement progressive. L’objectif commun est le partage le plus équitable (et donc le moins individualiste) possible de la richesse produite : entre un plancher et un plafond.]]).
Pourquoi ne définir le départ en retraite qu’à partir d’un âge légal ? Pourquoi supprimer le principe des annuités ?
Dans les défilés, ce que l’on entend, c’est « On ne veut pas travailler si longtemps » et pas « 43 annuités, c’est trop ». Intuitivement, chacun comprend bien que le maintien de ces deux calculs – l’âge et les annuités – prend en ciseau aussi bien ceux qui ont des carrières longues que ceux qui ont des carrières courtes. Il suffit d’ailleurs d’une simple soustraction (64 ans – 43 annuités = 21 ans) pour se rendre compte que les seuls que la réforme n’obligeraient pas à arbitrer entre décote et prolongation du travail seraient ceux qui bénéficieraient d’une carrière pleine commencée à 21 ans ! Alors que selon l’Insee l’entrée dans « l’emploi significatif » se fait à 22 ans et 7 mois !
Ajoutons que, pour éviter le « ciseau » de l’âge et des annuités, il y en a qui proposent de supprimer l’âge légal et de ne conserver que le calcul des annuités. Qui ? Tous les défenseurs par ailleurs de la retraite par capitalisation, au moins en complément. C’est logique puisqu’une telle mesure irait dans le sens d’une individualisation des pensions, à rebours de la logique de solidarité qui fonde le système par répartition.
Pourquoi cette retraite devrait-elle être inconditionnellement accordée ?
C’est d’abord une conséquence logique de la suppression du paramètre des annuités. Puisqu’à l’âge légal de départ en retraite, quel que soit le nombre d’annuités travaillées, le départ à la retraite serait de plein droit. Quel que ce soit ce nombre, y compris, donc, zéro annuité. Chômage, temps partiel, activités assignées par le genre et la classe, toutes ces sources d’inégalités s’évanouiraient.
L’autre conséquence, tout aussi logique, c’est que si seul compte l’âge de départ, et non plus les années de travail, alors le montant de la pension ne dépend plus des années de cotisation, ni de leur montant : d’où le montant égal pour toutes et tous.
Mais est-ce juste ? Pour la droite, tout à sa croyance en faveur de la fable bourgeoise du mérite, évidemment non. Mais il ne serait pas difficile de montrer que la méritocratie bourgeoise n’est que le moderne habillage des privilèges aristocratiques.
À gauche, nous devrions donc tous revendiquer l’abolition des privilèges. Et pourtant, ce n’est pas si évident. Car le débat sur les retraites, c’est aussi celui sur la valeur (du) travail. Même à gauche, on risque, devant une telle proposition de retraite inconditionnelle, de se faire renvoyer l’objection des « parasites » et des « paresseux », en opposant ces derniers à « la gauche du travail ».
Et c’est pourquoi à cette gauche du travail il faut retourner la question : au lieu de se demander « Et si personne ne travaille, qui paiera les retraites ? », il faudrait se demander « Et si personne n’accomplissait la moindre activité hors travail, qui pourrait encore « travailler » » ?
La question ici posée est alors celle du partage de la valeur ajoutée. Ce partage a depuis longtemps – par les marxistes – été dénoncé comme extorsion du surtravail. Mais il faut en rajouter une couche : il n’y a pas que les « travailleurs » qui sont exploités, il y a aussi toutes et tous les membres d’une société qui participent de façon gratuite à entretenir tous ceux qui « travaillent ».
Pas plus que le « capital » ne pourrait rapporter sans profiter du travail des travailleurs, pas plus les « travailleurs » ne pourraient vivre sans toutes les activités gratuites et invisibilisées de la sphère de la reproduction sociale. Un anticapitalisme cohérent ne devrait-il pas refuser toutes les formes de dépossession et de prédation ?
C’est ce genre de questions – inaudibles à droite et épineuses à gauche – qui pourraient opposer à la logique de fragilisation de la réforme actuelle une contre-proposition fondée sur la solidarité, sur ce qui fait la solidité d’une société juste.
Michel Lepesant, fondateur de la Maison commune de la décroissance (la MCD)