Pourquoi ça chauffe à la France insoumise
L’une des principales composantes de la gauche politique est en proie à des déchirements internes. On fait le point.
Par essence, lorsque vous sortez une allumette dans un espace gazeux, il y a des risques. À La France insoumise, ce mouvement créé en 2016 pour porter Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, les esprits s’échauffent. Les enjeux de démocratie interne semblent cristalliser les tensions. Pas seulement.
Ça chauffe depuis septembre, depuis le soutien de Jean-Luc Mélenchon à son ami, Adrien Quatennens. Le poids du leader dans la gestion quotidienne d’un conflit de valeurs en a irrité plus d’un.e. L’affaire a rebondi avec la réorganisation du mouvement qui a débouché sur l’éviction de fortes têtes. Elle ressurgit à l’occasion d’une réorganisation du groupe parlementaire LFI, qui voit la mise en marge des mêmes, François Ruffin, Clémentine Autain, Alexis Corbière.
Derrière les choix du noyau dirigeant, semble se profiler une conception de ce mouvement inédit, la France insoumise, que son créateur avait lui-même défini comme un « mouvement gazeux » qui a « une clé de voûte ». Tout est dit dans la formule : la cohérence et la continuité reposent sur un point fixe, un leader entouré d’hommes et de femmes dont la légitimité trouve ses fondements dans l’action et pas dans un débat démocratique. Le reste est gazeux : ça va et ça vient. Ils sont 300 à avoir écrit au coordinateur de LFI, Manuel Bompard, qu’ils avaient une autre conception du mouvement, tirant notamment « la sonnette d’alarme » face à « une véritable crise interne liée aux décisions verticales à répétition » et à « l’absence totale de démocratie » interne. À ce jour, pas de réponse…
Rififi et démocratie à LFI
Après le désastreux écart entre un mouvement qui se veut féministe et qui conserve dans son groupe de parlementaire un coupable de violence conjugale, la polémique resurgit avec un mouvement qui propose une Sixième République et qui ne s’applique pas à lui-même les exigences démocratiques qu’il juge nécessaires pour la société tout entière. Pourquoi se payer le luxe d’une telle dissonance ? On pourrait répondre simplement : parce que LFI n’est pas démocratique. Juste ou injuste, la réponse est trop courte. Encore faut-il se demander s’il y a ou non une rationalité dans le choix périlleux actuel de la mise en l’écart de « poids lourds ».
A priori, La France insoumise ne manque pas de questions qui pourraient faire l’objet de débats et, de fait, il y a dans la période matière à s’interroger. Souvenons-nous : contre l’avis unanime des syndicats et des autres groupes de la Nupes, la FI a tout fait pour qu’il n’y ait pas de vote de l’article 7 lors de l’examen de la loi sur le recul de l’âge de la retraite. Aujourd’hui, toute la gauche – et pas que la gauche – se bat pour qu’il y ait un vote sur la proposition de loi du groupe LIOT d’abrogation de la contre-réforme des retraites. Si le vote a lieu, beaucoup pensent que ce texte sera adopté. Mais dans ce cas, l’article 7 de la loi aurait pu être repoussé il y a quelques semaines. Jean-Luc Mélenchon pensait alors le contraire et peut-être avait-il raison. Mais le doute est possible : cela méritait-il donc un tel désaccord au sein de la gauche ? Quel bilan tirer de la stratégie en solo des insoumis dans cette période ? Pourquoi le mouvement social articulé autour du rejet de la contre-réforme des retraites ne semble-t-il pas porter le projet politique de la gauche ? Cela mériterait pour le moins débat.
On peut en trouver d’autres. Il y a ainsi comme un hiatus entre la proposition de LFI de « révolution citoyenne » et le caractère bloquant des institutions françaises. Doit-on dès lors, comme certains insoumis l’avancent, entrer dans une dynamique plus insurrectionnelle ? Sans compter toutes les questions qui travaillent aujourd’hui la gauche et auxquelles LFI doit apporter des réponses mesurées. Quel peut être l’avenir de la Nupes et sous quelles formes ? Comment mener la campagne européenne ? Comment penser la future bataille présidentielle ? Encore une fois, qui va trancher ces questions, décider des orientations, des probables inflexions ? Et où ? Comme au Cluedo, faisons une hypothèse : Jean-Luc Mélenchon dans le bureau de Jean-Luc Mélenchon. Il a connu les palabres des organisations gauchistes et, plus longuement encore, les batailles internes au Parti socialiste. Il ne veut plus s’y fourvoyer. Des tendances à l’intérieur de la France insoumise ? Il n’en est pas question.
La présidentielle pour éviter les débats
Il n’y a pas toutefois qu’un débat général sur le fonctionnement de l’organisation. On peut considérer que le plus important se trouve ailleurs : dans la perspective de la prochaine échéance présidentielle, qu’elle soit dans le calendrier légal ou qu’elle soit avancée. Mélenchon et le noyau dirigeant FI ne sont pas les seuls à avoir cet horizon. Même si les intéressés le nient fermement, cette présidentielle organise, dès aujourd’hui, les agendas et les stratégies des uns, des unes et des autres.
Mélenchon est un homme politique expérimenté : il pense, il agit et il organise. Il sait que l’élection présidentielle est la reine des batailles. Tout ce qu’il a créé depuis 2008 a été tourné vers cet objectif : créer l’outil le plus à même de conduire dans la durée une campagne permettant de gagner des voix, d’obtenir le meilleur score possible et, in fine, d’accéder au pouvoir. Et dans le fonctionnement de cet outil, l’impulsion ne peut venir que d’un seul, et donc de lui-même. La stratégie, se serait le domaine réservé du candidat. Tout doit aller au rythme des évolutions de Jean-Luc Mélenchon. Où, si ce n’est dans la tête de l’insoumis en chef, s’opèrent les changements de ligne sur les questions internationales, la République, la « créolité » ou la police ? Qui a créé le Parti de gauche avant de renier la forme parti et la « gôche » ? Qui est passé du populisme revendiqué à la création de la Nupes ? Jean-Luc Mélenchon change et donne le tournis. Et aujourd’hui même ses discours sont hésitants. Nupes ou insurrection ? Devant les difficultés qui s’amoncellent sur la gauche politique et sociale, de quel côté Jean-Luc va-t-il pencher ?
Ils sont plusieurs à trouver légitime de pouvoir influer sur les lignes stratégiques de leur mouvement. Ils veulent pouvoir réfléchir à la stratégie populiste, à la place des autres composantes de la gauche et de leurs interactions. À celles et ceux qui veulent porter des débats à Alexis, Éric, Raquel, Clémentine, François, à ces compagnons de route et de fortune qui sont une part non négligeable de l’histoire insoumise, la direction du mouvement dit « la sortie, c’est par là ».
Pourquoi ? Parce qu’au fond, Jean-Luc Mélenchon pense que l’efficacité de ses propositions réside dans sa liberté d’analyse, sa liberté de changer d’avis, de ligne et de stratégie. Il croit d’abord en lui-même pour mener à bien son projet de prise du pouvoir. Et, pour aller jusqu’au bout, il a moins besoin d’un entourage qui le conseille que d’un entourage qui lui fait confiance. La confiance supposerait qu’il n’y ait pas de contestation. Interroger un positionnement changeant serait une marque de défiance. Proposer ce qui n’est pas dans la ligne du moment, serait un coup de couteau dans le dos.
La prime à l’action
C’est comme cela que l’on peut comprendre la crispation qui entoure la fondation de la Gauche Écosocialiste (GES), un petit parti qui regroupe quelques centaines de militants, dont des députés, Hendrik Davi et Marianne Maximi, avec le soutien amical de Clémentine Autain. La GES est la nouvelle forme de ce qui fut jusqu’ici « Ensemble Insoumis », qui rassembla les membres d’Ensemble rejoignant LFI. La double appartenances n’a jamais été un problème à LFI, comme en témoignent François Ruffin membre de Picardie Debout ou Aymeric Caron et son REV (Révolution écologique pour le vivant). Or, cette fois, les hautes sphères de LFI sont irritées. Parce que GES affiche une ambition à laquelle n’avait jamais encore été confronté le mouvement : être un courant de la France insoumise. Là, ça ne passe pas. Un parti autonome qui fait ses trucs dans son coin, OK. Un parti qui se veut courant et voudrait discuter de politique, non. « Il n’y a pas et il n’y aura pas de courant à LFI », a affirmé au Monde Manuel Bompard, invitant même Hendrik Davi à « un échange franc » afin de vérifier si la Gauche écosocialiste était toujours « compatible avec [sa] participation à La France insoumise ».
La tension au sein de LFI ne relève donc pas d’une flambée d’irrationalité ou de la simple affirmation d’une autorité personnelle. Elle découle d’une conception utilitaire de l’organisation. Pour la direction et Jean-Luc Mélenchon… 2027 c’est déjà maintenant. Ils sont engagés dans la préparation de 2027 et veulent se laisser les mains libres d’envisager des changements de caps et des revirements tactiques rapides. De fait, une campagne présidentielle, programme, périmètre de rassemblement, moyens… ne s’improvise pas un an avant. François Ruffin en lançant son appel aux dons vient de le rappeler. Jean-Luc Mélenchon en relookant son point hebdo sur YouTube grâce aux gros moyens techniques de LFI, le dit aussi.
Comment cette série de tensions à répétition depuis septembre va-t-elle se conclure ? Manuel Bompard a convié Hendrik Davi a une discussion franche, pour vérifier si les membres de GES peuvent rester dans le mouvement. L’heure est encore à l’évaluation des risques que l’on prend, de toute part, à chaque nouveau pas. Car il demeure une certitude : la France insoumise reste une efficace machine à mener une campagne présidentielle. S’en priver, ou pis, se le mettre à dos à quatre ans de l’échéance électorale visée, pourrait s’avérer une stratégie particulièrement risquée pour les uns, les unes et les autres. Mais gare, et pour reprendre un adage insoumis : les révolutions citoyennes peuvent advenir même dans les endroits que l’on pense les plus verrouillés.