Le déjeuner discret des économistes à l’Élysée

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En mars 2019, Emmanuel Macron avait débattu publiquement avec 64 intellectuels. 4 ans plus tard, le 10 mai, il a déjeuné en paix et discuté, 3 heures durant, avec Alexis Kohler et quatre économistes, conseillers de la première heure de son aventure présidentielle… Pas de quoi sortir de la crise sociale et démocratique dans laquelle est plongé le pays. Il n’est, peut-être, pas entièrement inutile de discuter avec des économistes. Mais pas que. Et pas que ceux-là.

« Le vent tourne, croit-on à l’Élysée, et le président de la République cherche des inspirations », explique Le Monde. C’est pourquoi, mercredi 10 mai, Emmanuel Macron a convié à « un déjeuner discret » quatre économistes : Jean Pisani-Ferry, professeur d’économie à Sciences Po Paris et ancien pilier de la campagne présidentielle de 2017, Philippe Aghion, professeur au Collège de France, « qui a en partie formé M. Macron à sa ligne sociale-libérale sur l’innovation et la croissance » (sic), Pierre Cahuc, qui traite ses collègues critiques de négationnistes et « dont les travaux irriguent le programme économique macroniste », et Gilbert Cette, soutien indéfectible d’Emmanuel Macron et président du Groupe d’experts sur le SMIC, qui préconise plutôt de désindexer celui-ci que de le réévaluer. 

 

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Le déjeuner était si discret que Le Monde, en recueillant « la parole d’un conseiller du chef de l’État », en rend compte sur six colonnes, sous le titre trompeur « Emmanuel Macron renoue avec les économistes ». De quoi ont-ils – car aucune femme, ni économiste, ni Première ministre n’a participé au déjeuner – donc parlé ? Et pour dire quoi, sinon de l’art d’accommoder les restes, de faire du neuf avec du vieux et surtout de prétendre faire mieux en faisant quasiment la même chose ?

Infléchir les courbes

« Ils ont discuté des mesures économiques qui peuvent vraiment faire infléchir les courbes », affirme l’informateur du Monde. Mais quoi ? Emmanuel Macron, les sous-fifres qui lui servent de ministres et les journalistes qui éditorialisent dans les grands médias audiovisuels privés et publics n’arrêtent pas de nous expliquer que les courbes s’infléchissent. Que l’industrie française est à nouveau dynamique. Que la France est le pays le plus attractif d’Europe. Qu’on y recrée des emplois industriels par milliers.

Ils disent aussi que le taux de chômage est au plus bas, qu’il n’y a même plus besoin de traverser la rue pour trouver un emploi et que l’on est en marche vers le plein emploi.

Et ce ne serait pas vraiment vrai ? Les économistes de l’Institut La Boétie – non invités à l’Élysée – auraient-ils raison, au moins sur ce point : « Contrairement à ce que répète le gouvernement, l’industrie française n’est pas sortie d’affaires, loin de là. La vente à la découpe de l’outil de production aux capitaux étrangers, dont se vante le gouvernement, menace notre souveraineté et ne constitue en rien une réindustrialisation profonde et utile. L’emploi est atone, la production diminue et le coût de l’électricité met en péril de nombreuses activités » ?

Appels aux entreprises

Puis les déjeuneurs de l’Élysée ont causé « des efforts que peuvent faire les entreprises pour favoriser la hausse des revenus ». C’est-à-dire de la hausse des salaires, de la question de leur indexation sur les prix, d’un repartage de la distribution salaires/profits ? C’est-à-dire des leviers sur lesquels le gouvernement pourrait agir et qui serait plus efficaces et moins cyniques que les appels lancés par le Président ?

Ou par le ministre Le Maire ?

C’est pourtant des appels de ce type qu’ont, semble-t-il, préconisé les quatre économistes. L’histoire de l’inflation n’est pas terminée, ont-ils avertis, « car la fin du dispositif anti-inflation, sans effort de la grande distribution, pourrait ralentir la baisse des prix ».

Et il parait que le Président a été convaincu. La preuve, Emmanuel Macron esquisse, le lundi suivant sur TF1, l’objectif d’une inflation des prix alimentaires « absorbée d’ici à l’automne » en mettant les distributeurs « autour de la table ».

Si le gouvernement voulait agir efficacement pour que les entreprises favorisent la hausse des revenus, il pourrait, par exemple, comme le préconise l’économiste non-invité à l’Élysée Maxime Combes :

  • augmenter le SMIC ;
  • augmenter les salariés de la fonction publique ;
  • faire pression sur les négociations collectives ;
  • conditionner les aides publiques.

Ce dernier levier pourrait être particulièrement efficace. L’économiste non-invitée à l’Élysée, Anne–Laure Delatte, vient de publier un livre très stimulant sur les impasses de la politique de l’État néolibéral et sur la possibilité de rebâtir une action publique différente au service de finalités sociales et écologiques[[L’État droit dans le mur, aux éditions Fayard]]. Anne-Laure Delatte explique dans l’Obs que « les exonérations fiscales et sociales en faveur des entreprises ont explosé ces dernières années : de 3% du PIB dans les années 1990 à 6% depuis 2010 ! Globalement, les aides publiques aux entreprises sont passées de 85 milliards d’euros par an en moyenne avant 2009 à 190 milliards par an les années suivantes. Cela ne fait qu’augmenter puisqu’elles s’élèvent, en 2021, à 270 milliards ! »

On peut imaginer ce qu’on pourrait faire si ces exonérations et ces aides étaient conditionnées entre autres, à des objectifs d’évolution des salaires, des emplois et des conditions de travail.

Inquiétudes présidentielles sur la fiscalité des milliardaires

Selon Le Monde, « c’est surtout la question de l’effort fiscal qui a animé la conversation à l’Élysée ». Il parait que le Président s’est fait décortiquer par les économistes une étude de l’Institut des Politiques Publiques (IPP) qui établit que les plus hauts revenus en France ne paient pratiquement pas d’impôt sur le revenu.

La publication officielle de la note a été annoncée pour le mois de mai. On ne devrait plus attendre longtemps. Mais l’économiste non-invité à l’Élysée Gabriel Zucman, dont les travaux portent sur l’évasion fiscale, les a rendus public depuis plusieurs semaines. Il a en même temps décortiqué la mécanique à l’œuvre : « L’essentiel de leur fortune repose sur des parts dans des grandes entreprises, des actions de sociétés, cotées en Bourse ou non, détenues par des sociétés holding, des sociétés écran. Lorsque les LVMH, Total et autres versent des dividendes, ils ne tombent pas sous le coup du prélèvement de 30% sur les revenus du capital parce qu’ils sont versés à ces sociétés holding qui les réinvestissent, sans que leurs propriétaires aient eu à payer l’impôt sur le revenu. »

Le slide ci-dessous, extrait d’une présentation faite par des économistes de l’IPP en juin 2022, est très explicite.

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Il représente le poids des impôts sur le revenu et sur la fortune pour les 1% de revenus les plus élevés, découpés en tranches successives (0,1%, 0,01%, les 0,001% et enfin les 0,0001%, soit 370 familles disposant des plus hauts revenus).

La courbe en rouge montre que l’impôt sur la fortune est d’un poids très faible pour tous.

La courbe en vert montre que, plus on a un haut revenu, plus le poids des impôts sur le revenu baisse : les 370 familles aux plus haut revenus bénéficient d’un taux d’imposition moyen sur le revenu de 2,5% . Et les milliardaires français (37 familles les plus riches) bénéficient d’un taux d’imposition sur le revenu de 0,26%.

En clair, pour eux, la France est un paradis fiscal. Car ce n’est pas par la fraude, mais par l’évasion fiscale inscrite dans les règles fiscales françaises qu’ils échappent si massivement à l’impôt sur leur si haut revenu.

L’opération de lutte contre la fraude fiscale lancée par Gabriel Attal, outre le fait qu’elle est largement en trompe-l’œil, ne les concerne pas.

D’après Le Monde, Emmanuel Macron, sans doute inquiet par avance des effets de la publication à venir, « a demandé à ses conseillers de travailler à des mesures qui répondraient au sentiment d’injustice, notamment sur les mécanismes de sous-imposition, mais sans nuire à l’attractivité du pays ». C’est le type-même de l’injonction paradoxale, celle qui paralyse l’action. La faiblesse de l’imposition sur la fortune et sur les revenus du capital sont considérés par Emmanuel Macron et ses conseillers comme des leviers majeurs de l’attractivité économique de la France.

Gabriel Zucman propose pour sa part trois leviers principaux :

  • que les dividendes que reçoit une holding soient imputés à ses actionnaires, c’est-à-dire qu’ils ne disparaissent pas du revenu imposable ;
  • à partir du moment où l’on s’est assuré que les dividendes entrent bien dans l’assiette fiscale, on les soumet au barème progressif de l’impôt sur le revenu ;
  • instaurer un impôt sur les très grandes fortunes.

Je doute fort que les économistes invités et Emmanuel Macron les reprennent à leur compte. Mais il leur sera difficile d’empêcher le débat.

Travailler plus, sirop Typhon de la politique macronienne

Les économistes, le Président et le Secrétaire général de l’Élysée ont aussi causé écologie ou plus exactement « transition écologique », ce qui est déjà réducteur… et il ne s’agit pas de bifurquer. L’invité Jean Pisani-Ferry, explique Le Monde, a publié ce lundi un rapport détaillé sur les conséquences économiques de la transition écologique sur lequel il faudra bien entendu revenir. En attendant, il faut se contenter de ce qu’a plaidé Gilbert Cette, à savoir que « la transition écologique a un coût et que ce coût est plus difficile à affronter dans un pays aux finances publiques tendues ». Et qu’il faut travailler plus pour dégager des ressources.

En vertu de quoi, Gilbert Cette approuve ce que fait le Président : la réforme des retraites qui diminue les dépenses sociales et fait travailler plus, la baisse de deux milliards des impôts des classes moyennes (soit 16,66 euros mensuel par personne concernée) qui va inciter les salariés à « se former et à travailler plus » ainsi que l’objectif « de bon emploi », scandé, parait-il, par le Président.

« Nous avons en France, a expliqué l’économiste, un PIB par habitant inférieur de 12% à celui de l’Allemagne et de 15% à celui des pays nordiques. Ce qui explique l’écart, c’est l’emploi de la population de 15 à 64 ans. Si on relève le taux d’emploi français au niveau allemand, on aura 120 milliards d’euros en plus par an. On peut financer facilement la transition climatique, il n’y a pas de mystère ! » Un raisonnement « filé » par le président de la République, souligne Le Monde. Dans son interview à l’Opinion le lendemain de ce déjeuner, il a expliqué vouloir redonner « du muscle » au pays par l’emploi afin « d’accompagner la transition environnementale ».

Cela fait beaucoup de mauvaises réponses à de vrais problèmes :

  • Le taux d’emploi de la France est-il trop faible ? Oui, sans doute. Mais l’indicateur des 15-64 ans est tout un programme, vraiment pourri. L’école est obligatoire jusqu’à 16 ans révolus. On est sur la contre-réforme des lycées professionnels et pas sur une amélioration de la formation et de la qualification des jeunes, ni sur l’amélioration des services publics pour favoriser le taux d’emploi féminin, ni enfin sur une diminution du temps partiel subi et de la précarité des emplois ;
  • Si problème du travail il y a en France, y compris lorsque l’on compare aux autres pays européens, c’est celui de la dégradation des conditions de travail, du management et du sens du travail, dans les entreprises et dans les services publics. Comme l’explique le chercheur en sciences sociales non-invité à l’Élysée, Bruno Palier, ceci est le résultat de la stratégie qui vise à réduire le coût du travail en France. Une stratégie appliquée avec vaillance et constance depuis les années 1990 par les entreprises et par les gouvernements successifs. « Cette stratégie a été conduite du côté des gouvernements par l’ensemble des politiques de baisses des cotisations sociales, notamment pour les personnes dites peu qualifiées ou non qualifiées dont les rémunérations se situent autour du SMIC […] Cela a créé un plafond. On a beaucoup d’emplois autour du SMIC. En réduisant le coût on a réduit aussi la qualité du travail ». Et on a réduit les moyens de financer la recherche publique et les services publics. Et on a aussi un grave problème de dégradation de la productivité du travail, plus encore que dans les autres pays. Un problème majeur dont le Monde ne nous dit pas qu’il a été abordé lors de ce déjeuner de l’Elysée et que l’on ne traitera pas en faisant travailler plus. Bref, il faut sortir de cette stratégie, pas la prolonger par de nouvelles exonérations fiscales et sociales pour les travailleurs au-dessus du Smic ;
  • La question de l’écologie n’est pas un simple problème de 120 milliards à trouver en travaillant plus sans gagner plus. C’est beaucoup plus systémique que cela. Dans une tribune publiée dans Le Monde le 19 mai, un collectif d’enseignants et de chercheurs réclament une refonte des programmes d’enseignement scolaire de sciences économiques et sociales : « Les concepteurs des programmes de SES, écrivent-ils, s’obstinent à considérer les questions environnementales comme un défi technologique qu’il s’agirait de relever, sans questionner le paradigme dominant dont l’échec est sous nos yeux, avec des instruments dépassés : privatisation des ressources, incitations monétaires et interventions correctrices des pouvoirs publics pour préserver le marché et ses propriétés autorégulatrices, techno-solutionnisme, « croissance verte », etc… » Le problème est que les économistes invités à l’Élysée figurent en bonne place parmi ces concepteurs. Et surtout qu’il ne s’agit pas seulement de l’enseignement scolaire, mais de toute la politique économique de la Macronie.

La bonne nouvelle est que de nombreux économistes travaillent d’arrache-pied à changer de paradigme, comme on peut le lire ici et . Et que parfois, ils en débattent avec des hommes et des femmes politiques.

 

Bernard Marx

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