On a lu pour vous L’héritage perdu du communisme italien
Paru au printemps dernier, l’ouvrage du journaliste et réalisateur Hugues Le Paige embrasse toute l’histoire du communisme italien, une histoire qui se croise d’une façon étonnamment complexe avec celle du PC français.
Le 11 juin 1984, le numéro un du Parti communiste italien, le charismatique Enrico Berlinguer, s’effondrait en plein discours de campagne électorale européenne, terrassé par une attaque cérébrale foudroyante. Sept ans plus tard, le parti qu’il avait dirigé pendant douze ans – le plus puissant de l’Europe occidentale – décidait de s’auto-dissoudre.
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L’histoire de ce parti est l’objet d’un ouvrage récent, écrit par un journaliste et réalisateur bruxellois, Hugues Le Paige1. Il embrasse toute l’histoire du communisme italien mais les années Berlinguer constituent le plus gros de ce livre. Il intéressera les lecteurs de Regards parce que l’histoire des PC français et italien se sont croisés de façon étonnamment complexe ; et parce que, après l’Italie, nous vivons en France l’inquiétant délitement de la vie politique institutionnelle.
France et Italie : deux expériences du communisme
Le cœur du livre porte donc sur la période qui va de la fin des années 1960 jusqu’au milieu de la décennie 80. La force du PC italien est alors remarquable. Avant 1943, il était un petit parti révolutionnaire, très actif mais politiquement marginalisé et proscrit depuis 1926. En septembre 1943, quand les Anglo-américains débarquent en Italie et que le régime fasciste s’effondre à Rome, les communistes clandestins doivent être 6000 tout au plus ; quatre ans plus tard, ils sont estimés à 2,2 millions – le grand rival de droite, la Démocratie chrétienne, comptant moins de 800 000 adhérents.
Ce PC italien et son homologue français forment un couple étonnant, dans leurs similitudes et dans leurs écarts. Quand le PC français naît, en décembre 1920, la République est solidement implantée et la jeune organisation communiste doit compter avec la concurrence d’une gauche républicaine. Dans une Italie tardivement unifiée et de faible tradition démocratique, le PC italien est quant à lui co-fondateur de la République, au même titre que le parti catholique rival.
Il est relativement moins dépendant de Moscou que le parti français, par sa situation marginale dans l’Italie fasciste et par la double influence du théoricien emprisonné, Antonio Gramsci, et du dirigeant officiel, Palmiro Togliatti. Parce qu’il appartient à la direction de l’Internationale communiste et alors même qu’il est un stalinien de parfaite obédience, Togliatti se sent autorisé à énoncer un point de vue sur l’orientation du mouvement communiste international. À Paris, Maurice Thorez veut une mise en œuvre intelligente sur le territoire national, à ses yeux, mais la ligne générale relève de Moscou.
À partir de 1956, après le congrès du PC soviétique et la révélation des crimes commis par Staline, Togliatti veut pousser plus loin l’analyse du stalinisme et théorise la diversité des voies nationales au socialisme et le caractère « polycentrique » du communisme international. Thorez, lui, renâcle devant la déstalinisation, se méfie de « l’opportunisme » italien et se rapproche un temps du leader chinois Mao Zedong. Jusqu’au milieu des années 1970, le PCF et le PCI sont à la fois proches et concurrents pour être le meilleur combattant du communisme au cœur des citadelles du capital.
Enrico Berlinguer est fils de cette histoire, tout comme son homologue français, l’ancien ouvrier métallurgique Georges Marchais. Tous deux sont les héritiers d’un style de direction façonné avant eux (par Palmiro Togliatti et Luigi Longo en Italie, par Maurice Thorez et Waldeck Rochet en France). Tous deux ont forgé leur personnalité politique au sein d’un communisme enraciné, alliant la rigueur du parti des « révolutionnaires professionnels » avec l’épaisseur d’un parti de masse. Dans les deux pays, le communisme se présente à la fois comme l’idéal-type de parti politique moderne et comme une galaxie d’organisations mêlant du politique, du syndical, de l’associatif et du culturel.
Ces deux communismes sont confrontés aux contradictions d’une évolution nationale qui élargit le champ de l’exploitation et de l’aliénation du capital. Tous deux sont ainsi, tout à la fois, portés par la conflictualité sociale des « années 68 » et perturbés par elle. Tous deux, encore, sont placés devant les contraintes d’un dispositif institutionnel qui assure leur place d’expression politique de l’univers populaire, mais qui limite leur capacité à créer autour d’eux des dynamiques majoritaires. Ajoutons que tous deux sont face à la crise du mouvement communiste international, et de ce qu’on nommera la « stagnation brejnévienne ».
Les deux Berlinguer
Pendant trois décennies, les trajectoires des Français et des Italiens cheminent en parallèle, se croisent, puis divergent jusqu’à la séparation finale. Pour les deux PC, la période la plus faste se situe vers le milieu de la décennie 1970. En France, c’est l’époque de l’union de la gauche, l’image du PC s’améliore et ses effectifs atteignent des records (près de 570 000 cartes placées en 1978). En Italie, Enrico Berlinguer est au cœur de la dynamique heureuse. Mais Hugues Le Paige nous met en garde : il n’y a pas un Berlinguer, mais deux.
Le premier s’épanouit entre 1973 et 1978, entre le coup d’État de Pinochet au Chili et l’enlèvement puis l’assassinat en Italie du leader démocrate-chrétien Aldo Moro. Épouvanté par l’écrasement de l’Unité populaire chilienne, alors que le PCI apparaît comme la force montante de la démocratie italienne, dans une société italienne marquée par le regain des violences, Berlinguer considère qu’il est nécessaire d’établir, non pas une alliance, mais un compromis souple entre les deux forces qui structurent la vie politique italienne. Pendant quelques années, tout en se situant dans l’opposition à la démocratie chrétienne au pouvoir, le PCI apparaît comme une force constructive et pacificatrice, dont les sommets de l’État doivent tenir compte pour conjurer le risque d’un embrasement.
Dans le même temps, le PCI approfondit la démarche qui le pousse à se distancier du brejnévisme et à revaloriser la dimension démocratique d’une société socialiste. En avançant avec les Espagnols et les Français sur le chemin d’un eurocommunisme2, Berlinguer, nous dit Hugues Le Paige, installe « une tentative, non pas de proposer un modèle, mais de constituer un pôle européen sur la base d’un communisme démocratique ».
L’expérience est vite contrariée. En 1976, le PCI est à son apogée électoral : 34% des suffrages aux élections législatives ! Mais le compromis historique ne séduit ni les Américains – qui ne veulent en aucun cas de l’arrivée au gouvernement de communistes italiens – ni une large part de la démocratie chrétienne. Aldo Moro est tenté par l’expérience, mais il doit tenir compte des réticences dans son propre parti. Au printemps de 1978, il est assassiné et les adversaires résolus du « compromis historique » reprennent la main au sommet de l’État.
Berlinguer prend acte de l’échec de son projet. Il sait aussi que les années d’influence électorale maximale et de quasi pouvoir dans l’opposition lui ont aliéné une partie de la base ouvrière du PCI et de la frange la plus radicalisée des « années 68 ». Il a conscience qu’il lui faut impulser une inflexion vers la gauche mais n’entend pas opérer un simple retour en arrière. Pour Berlinguer, le parti doit prendre ses distances avec la démocratie chrétienne, mais la « différence communiste » doit se construire sur une base neuve.
Sa proposition, nous dit Le Paige, s’articule autour d’un triptyque : une politique d’austérité pour remodeler la croissance – « austérité » : mot malheureux pour évoquer la sobriété ; la nécessité « morale » de relancer une représentation politique faussée ; la création d’un nouveau « bloc historique » (au sens gramscien du terme) – unissant le mouvement ouvrier historique et les nouveaux mouvements critiques (femmes, jeunes, pacifistes, écologistes). Du communisme, certes, mais du communisme refondé, Berlinguer étant désormais convaincu que « la force propulsive de la révolution d’Octobre est désormais épuisée »…
Trop tôt ou trop tard ?
Ce nouveau cours n’aura pas plus d’effet bénéfique que le précédent même si le scrutin européen de 1984 frôle celui de 1976. Convaincu que l’impossibilité de parvenir à l’eldorado majoritaire dans cadre initié par le modèle russe, le groupe dirigeant post-Berlinguer décide de rejoindre la famille sociale-démocrate et même bientôt son aile droite, plus « libérale » que « démocrate ». Berlinguer avait tenté un pari novateur ambitieux. Son échec ne fait qu’annoncer le glas du communisme politique en Italie. Il prépare en fait celui de la gauche.
Enrico Berlinguer a marqué de son empreinte l’histoire nationale et européenne. Le 13 juin 1984, ses obsèques rassemblent près de 2 millions de personnes. Ses détracteurs n’ont toutefois pas manqué par la suite. Les conservateurs l’ont toujours rejeté, comme la continuation d’un communisme intrinsèquement pervers. L’historienne Annie Kriegel considérait ainsi l’eurocommunisme en bloc comme une simple variante relookée du vieux « mouvement communiste international ».
À l’autre extrémité de l’éventail politique, le regard n’est pas plus indulgent. Hugues Le Paige évoque ainsi les jugements venus de l’extrême gauche, celui par exemple de l’économiste Ernest Mandel qui voyait dans l’époque Berlinguer une pure et simple « orientation néo-réformiste », dans la continuité de la rupture stalinienne des années 1920. L’historien britannique Perry Anderson renvoyait l’époque Berlinguer aux « illusions de la social-démocratie de gauche ». Quant à Enzo Traverso, il n’hésita pas à parler de « communisme social-démocrate ».
Il est vrai que les héritiers officiels de Berlinguer ont tiré son message du côté d’une droitisation de la gauche. L’austérité a perdu chez eux les vertus subversives de la sobriété et la « troisième voie » a fini comme un mantra du blairisme. Mais la pensée de Berlinguer n’était pas plus leur prototype que le socialisme européen d’avant 1914 était voué au bellicisme de l’Union sacrée.
La fragilité du moment Berlinguer tenait à ce que l’engagement italien était trop isolé pour marquer en profondeur le champ du communisme. L’eurocommunisme reposait sur l’hypothèse d’une détente internationale et de rassemblements durables, compromis historique en Italie et union de la gauche en France. Or, à peine installé (1975-19778), l’eurocommunisme voulu par Berlinguer se heurte au retour de la « guerre fraîche » et à l’échec presque concomitant du compromis historique et de l’union de la gauche.
La mémoire, pas la nostalgie
LE PCF s’adapta à la nouvelle donne en se repliant sur ses « fondamentaux », le PCI s’essaya à la « différence communiste ». Dans les deux cas, il était bien tard et le « communisme du XXème siècle » – qui n’a jamais été qu’« un » communisme et pas « le » communisme– était moribond. Berlinguer ne pouvait à lui seul sauver l’homme malade. Mais il a laissé un message qu’Hugues Le Paige a le mérite de nous remettre en mémoire.
Ce message nous disait qu’il n’y a pas de rupture sociale et démocratique si, loin de s’atteler à une fraction du peuple, on ne s’attache pas à son rassemblement autour d’un projet d’émancipation. Il nous rappelait que la liberté et l’égalité ne valent que si on les pense ensemble, que la séparation du social et du politique ne les renforce pas mais les affaiblit, que la critique sociale est fragile si elle ne s’adosse pas à de l’alternative positive, que la colère sans l’espérance peut conduire au pire, que la mobilisation sociale n’est pas propulsive si elle ne rassure pas sur l’avenir possible, que la rupture ne peut advenir sans le temps long qui la construit, que le réalisme ne vaut que s’il se marie à l’utopie. Dans l’esprit d’Enrico Berlinguer, ce message était communiste. Mais dans l’époque que nous vivons, comment ne pas voir qu’il devrait résonne au-delà de l’espace communiste ?
Le communisme tel qu’en rêvait le dirigeant italien n’est plus. Mais la majorité de la gauche s’est engluée dans la fausse modernité libérale ou s’est laissé tenter par les mirages du populisme. Que ce serait-il passé si Berlinguer n’avait pas prématurément disparu ? Bien sûr, on ne le saura jamais, pas plus qu’on ne saura ce qu’il serait advenu du socialisme si Jaurès n’avait pas été assassiné en 1914, ou comment aurait évolué la Russie soviétique si Lénine ne s’était pas éteint en 1924.
On ne réécrira pas l’histoire et, a fortiori, on ne la rejouera pas. Mais si l’imitation et la répétition sont des pièges, la mémoire, elle, peut être toujours féconde.
- Hugues Le Paige, L’héritage perdu du communisme italien. Une histoire du communisme démocratique, Les Impressions Nouvelles, 2024, 20 euros (12,99€ en édition numérique). ↩︎
- L’expression est née en 1975, sous la plume de Frane Barbieri, un journaliste dalmate installé en Italie. ↩︎
Un refondateur digne de ce nom se serait admis à lui-même que la « révolution » d’octobre n’a finalement jamais rien eu de « propulsif », en ceci qu’elle fut en réalité une contre-révolution qui a écrasé celle de février et qu’elle a fait couler bien plus de sang de prolétaires et de révolutionnaires que ne le firent les tsars sur les 2 siècles précédents.
Nous devons TOUT revoir.
Bien évidemment, dès que l’on parle du communisme, ressortent des catacombes, les trotskystes de service chargés par l’Occident de dénigrer le communisme.