« Notre Constitution a été conçue pour éviter l’effondrement de l’État, pas pour l’installation d’un pouvoir autoritaire durable »

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Le professeur de droit public Benjamin Morel met en garde contre les failles de la Cinquième République, particulièrement explosives en période de crise politique et de poussée autoritaire. Gouvernement démissionnaire, article 16, article 11 : il détaille les points de fragilités… et les pistes pour y remédier.

Regards. Vous passez souvent pour un défenseur de la Cinquième République. Face à la crise politique actuelle et à la perspective d’une arrivée au pouvoir du Rassemblement national, est-ce que notre Constitution est un bouclier… ou un accélérateur de la dérive ?

Benjamin Morel. Si imparfaite qu’elle soit, heureusement nous avons une Constitution : sans un tel texte, la France serait une république bananière. Mais il ne faut ni lui faire porter tous les maux, ni la prendre pour une solution magique.

D’abord, il faut sortir de la mystique de 1958. On raconte souvent une histoire trop simple : la Quatrième République serait morte d’une constitution profondément dysfonctionnelle, puis serait arrivée la Constitution de 1958, qui aurait miraculeusement sauvé le pays. C’est faux.

Dans l’hémicycle de 1956, on constate un blocage à cause d’un PCF très puissant et d’une montée du poujadisme. Ce qui débloque la situation en 1958, c’est une reconfiguration du paysage politique : aux législatives, les communistes s’effondrent, les poujadistes disparaissent, les gaullistes (qui étaient hors système) reviennent au centre du jeu. Et on commence à sortir de la guerre d’Algérie. La Constitution n’est pleinement opérationnelle qu’en 1959, avec les ordonnances qui la complètent. Ce n’est donc pas le texte en lui-même qui « sauve » la France mais une recomposition politique.

Ce que montre l’expérience de la Cinquième République, c’est autre chose : quand le système politique n’arrive plus à résoudre une crise, on se met à user jusqu’à la corde des instruments constitutionnels, à tester les limites du texte jusqu’à potentiellement le jeter avec l’eau du bain de la crise politique.

C’est ça qu’il se passe aujourd’hui ?

Oui. Comme on n’arrive plus à gouverner normalement, on ouvre ce qu’on appelle des fenêtres d’Overton constitutionnelles. On prend le texte et on le lit comme un code des impôts entre les mains d’un avocat fiscaliste : « — Je veux payer moins d’impôts. — Très bien, on va chercher les failles et faire de l’optimisation. »

C’est exactement ce que nous faisons avec la Constitution : on cherche les failles pour continuer à gouverner coûte que coûte. On l’a vu avec l’usage des ordonnances en 1962, on le voit aujourd’hui autour du budget, avec des idées comme l’usage d’ordonnances budgétaires jamais utilisées, comme le fit naguère Bismarck lorsque le Reichstag ne voulait pas voter le budget.

« Le danger, c’est qu’on finit par s’habituer à ces états d’exception. On se dit : ‘Après tout, on n’arrive pas à voter un budget, utilisons l’article 16.’ Or l’article 16, qui donne les pleins pouvoirs au chef de l’Etat, a été conçu pour le cas où la Wehrmacht débarque sur les Champs-Élysées, pas pour des difficultés de majorité parlementaire. »

Le danger, c’est qu’on finit par s’habituer à ces états d’exception. On se dit : « Après tout, on n’arrive pas à voter un budget, utilisons l’article 16. » Or l’article 16, qui donne les pleins pouvoirs au chef de l’Etat, a été conçu pour le cas où la Wehrmacht débarque sur les Champs-Élysées, pas pour des difficultés de majorité parlementaire. D’autres pays, comme l’Espagne, ont vécu plusieurs années sans budget voté, sans mettre entre parenthèses la démocratie.

Peu à peu, à force d’user de ces « failles », on fait glisser le régime. La Constitution de la Cinquième n’a pas été pensée pour se protéger d’une dérive illibérale. Elle a été conçue pour éviter l’effondrement de l’État, et ouvre ainsi avec les meilleures intentions du monde des risques profonds de dérives illibérales.

Comment colmater ces failles de la Constitution ?

Une Constitution sans failles, ça n’existe pas. Le droit, ce n’est que du papier. Il fonctionne parce que nous acceptons collectivement de considérer qu’une Constitution est légitime et que l’on interprète à partir d’elle un certain champ du possible

Le jour où l’on cesse d’y croire, le régime mute. En 1870, les institutions du Second Empire continuent à se réunir, mais trois personnes proclament la République à l’Hôtel de Ville de Paris… et on les croit. Le régime impérial cesse d’exister parce que la légitimité change de camp.

L’exemple le plus frappant reste celui de la République de Weimar. Juridiquement, le Troisième Reich repose sur le texte même de cette Constitution libérale, rédigée par des socialistes et des socio-démocrates. Hitler ne rédige jamais de nouvelle constitution. Il exploite simplement deux interprétations extensives : l’état d’exception permanent après l’incendie du Reichstag et la fusion sur sa tête des fonctions de chancelier et de président. Avec un jeu d’interprétations, on passe d’une république libérale à un régime totalitaire.

Aucune règle de droit ne peut totalement empêcher une telle dérive si un consensus social finit par l’accepter. C’est pour ça que la première bataille est dans les têtes. Quand quelqu’un propose d’utiliser l’article 16 parce qu' »il faut bien un budget », il ne suffit pas de dire non : il faut dire que ce débat même est illégitime. Sinon, la fenêtre d’Overton s’ouvre, et un jour, on finira par s’en servir.

Vous avez aussi beaucoup parlé de la faille liée au gouvernement démissionnaire. De quoi s’agit-il ?

Le gouvernement démissionnaire est censé expédier les affaires courantes : assurer la continuité des services publics, mettre en œuvre des décisions déjà prises, gérer les urgences – par exemple, l’organisation des Jeux olympiques. Sur le papier, ses pouvoirs sont limités.

Mais dans la pratique, plus le temps passe, plus la notion d' »urgence » s’étire. Nommer un préfet est un acte très politique : pour un gouvernement démissionnaire de trois jours, ce serait inimaginable ; pour un gouvernement démissionnaire de trois mois, cela devient « nécessaire ».

« Si le Parlement refuse de voter le budget, certains envisagent qu’on puisse passer par ordonnances. On se retrouverait avec un gouvernement sans majorité, sans responsabilité politique réelle devant le Parlement, mais capable de faire adopter un budget sans vote. On s’éloigne alors franchement de la démocratie parlementaire. »

Même chose pour le budget : en théorie, rien n’est plus politique qu’un budget, donc un gouvernement démissionnaire ne devrait pas en déposer. Mais comme il en faut un avant le 31 décembre, une note du Secrétariat général du gouvernement explique qu’en cas de proximité de l’échéance, il peut finalement déposer, et pourquoi pas alors le faire voter, puis exécuter ce budget…

On peut aller encore plus loin : si le Parlement refuse de voter, certains envisagent qu’on puisse passer par ordonnances. On se retrouverait alors avec un gouvernement sans majorité, sans responsabilité politique réelle devant le Parlement, mais capable de faire adopter un budget sans vote. On s’éloigne alors franchement de la démocratie parlementaire.

Comment éviter ce type de dérive ?

La solution ne consiste pas tant à encadrer toujours plus finement le gouvernement démissionnaire – personne n’y arrive vraiment en droit comparé – qu’à empêcher qu’il s’éternise.

Pour cela, le bon modèle est l’Espagne : là-bas, si aucun gouvernement n’a pu être formé au bout de deux mois, la dissolution des Cortes (l’Assemblée espagnole, ndlr) est automatique. On ne dissout pas pour le plaisir de dissoudre, on dissout parce qu’il y a blocage.

En France, la dissolution est discrétionnaire : le président consulte formellement le premier ministre et les présidents des assemblées, puis décide seul.

« L’article 16, c’est une ‘dictature à la romaine’. La particularité française, c’est que c’est le ‘dictateur’ lui-même qui s’auto-octroie les pleins pouvoirs. En France, le président se lève le matin, constate que ‘les institutions ne fonctionnent plus normalement’, consulte les présidents des chambres et le premier ministre, puis se déclare investi des pouvoirs de l’article 16 par une simple allocution. »

On pourrait modifier l’article 12 qui encadre la dissolution et prévoir qu’au bout d’un certain délai – deux mois, par exemple – sans gouvernement nommé et investi, le président doit dissoudre l’Assemblée nationale. 

On peut aussi garder la dissolution discrétionnaire actuelle en y ajoutant un mécanisme automatique de dissolution en cas de blocage et ainsi empêcher la tentation de s’installer durablement dans un gouvernement démissionnaire sans contrôle parlementaire.

Venons-en à l’article 16, celui qui octroie les pleins pouvoirs au président. Pourquoi le jugez-vous si dangereux dans le contexte actuel ?

L’article 16, c’est une « dictature à la romaine » : une magistrature d’exception prévue lorsque les institutions ordinaires ne peuvent plus fonctionner. L’image classique, c’est celle du vieux sénateur Cincinnatus : on le sort de son champ, il sauve Rome, puis il retourne à sa charrue.

Toutes les constitutions modernes ont un dispositif de ce type. La particularité française, comme l’a bien montré Eugénie Mérieau, c’est que nous sommes le seul pays où c’est le « dictateur » lui-même, le président, qui s’auto-investit, c’est-à-dire qui décide d’activer cet article qui lui octroie ces pouvoirs d’exception.

A Rome, c’était le Sénat, ailleurs le Parlement, ou un autre organe qui constate la crise et confie les pleins pouvoirs. En France, le président se lève le matin, constate que « les institutions ne fonctionnent plus normalement », consulte les présidents des chambres et le premier ministre, puis se déclare investi des pouvoirs de l’article 16 par une simple allocution.

L’entrée dans l’article 16 est donc entièrement discrétionnaire. La sortie l’est tout autant : le Conseil constitutionnel peut donner un avis après 30 ou 60 jours, mais ce n’est qu’un avis. La seule manière de contraindre réellement le président serait de le destituer – avec des majorités qualifiées pratiquement inatteignables.

On sait qu’en 1961, lors du putsch des généraux, le fait générateur de l’article 16 dure trois jours… mais de Gaulle le maintient neuf mois. Demain, rien n’interdit à un président de faire durer cet état d’exception trois ans, si aucune majorité qualifiée ne se forme contre lui.

Il faut donc, à mes yeux, repenser à la fois l’entrée et la sortie de l’article 16 : prévoir une décision partagée – majorité qualifiée au Parlement, intervention du gouvernement ou du Conseil constitutionnel –, un véritable contrôle des circonstances qui justifient le recours et un mécanisme qui constate la fin des circonstances exceptionnelles

Vous pointez aussi un autre angle mort : l’article 11, qui permet au président de convoquer un référendum. Qu’est-ce qui vous inquiète ?

L’article 11 a déjà été utilisé de manière anticonstitutionnelle par de Gaulle en 1962 et 1969 pour réviser la Constitution. Normalement, la révision constitutionnelle est encadrée par l’article 89, avec un rôle décisif des assemblées. En passant par l’article 11, c’est-à-dire la convocation d’un référendum, de Gaulle contourne celles-ci. À l’époque, le Conseil constitutionnel proteste, puis s’efface devant le fait accompli du vote populaire.

Depuis, sa jurisprudence a évolué : en 2005, le Conseil constitutionnel s’est reconnu compétent pour contrôler le décret de convocation d’un référendum. En théorie, il pourrait donc censurer un référendum anticonstitutionnel avant qu’il ait lieu. Mais cette jurisprudence est fragile et, surtout, elle se heurterait à une question de légitimité politique. Imaginez un président fraîchement élu qui propose un référendum constitutionnel présenté comme un élargissement de la démocratie directe – par exemple la possibilité de multiplier les référendums sur tous sujets, comme par exemple sur l’immigration. Si le Conseil constitutionnel annule le décret de convocation, la confrontation de légitimités serait brutale : d’un côté, un président élu ; de l’autre, une institution dont l’autorité, déjà attaquée, pourrait être emportée avec « l’eau du bain » de l’État de droit.

Pour réguler la convocation d’un référendum, il existe un mécanisme de filtre solide… mais uniquement pour le référendum d’initiative partagée, celui qui vient du Parlement et du peuple. Là, le Conseil constitutionnel doit vérifier la constitutionnalité de la proposition avant même la collecte de signatures. Autrement dit, nous avons peur du peuple, mais pas du président.

Il faudrait aligner le régime de l’article 11 qui régule actuellement le référendum d’initiative présidentielle sur celui du référendum d’initiative partagée : confier au Conseil constitutionnel – ou à un autre organe – un véritable pouvoir de filtre, explicite, assumé, sur tout projet de référendum, qu’il vienne du peuple ou du chef de l’État.

Le sénateur socialiste Éric Kerrouche a déposé une proposition de loi constitutionnelle pour encadrer l’article 11 et limiter le référendum d’initiative présidentielle. Comment la jugez-vous ?

Sur le fond, elle est très bonne. Elle a une vertu politique : faire prendre conscience aux parlementaires et à l’opinion qu’il y a là une faille majeure et que l’usage plébiscitaire du référendum n’est pas une crainte de juristes.

Mais sa limite est procédurale : une proposition de loi constitutionnelle ne peut pas être soumise au Congrès. Pour réviser la Constitution, il faut soit un référendum, soit un projet de loi constitutionnelle venant du gouvernement, qui pourra, lui, être adopté par le Congrès.

Concrètement, cela signifie que si l’on veut vraiment sécuriser l’article 11, il faudra une pression parlementaire forte pour que le gouvernement dépose son projet de loi, reprenant ou non les propositions d’Éric Kerrouche, puis convoque le Congrès rapidement.

La proposition actuelle ne peut pas, à elle seule, changer le texte, mais elle ouvre le débat… avant qu’un pouvoir illibéral ne s’installe.

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