Fractures françaises : la colère monte, le RN prospère

La lettre du 21 octobre 📨
par Roger Martelli
« Fractures françaises : l’extrême droitisation des préférences partisanes », titre Le Monde, pour présenter la dernière livraison de l’enquête conduite depuis 12 ans par l’institut de sondage Ipsos, pour Le Monde, le Cevipof et les fondations Montaigne et Jean Jaurès.
Les données du sondage peuvent certes être relativisées. La réalité offre suffisamment de points d’appui pour ne pas se résigner à l’avènement du pire. Il est vrai que la France n’est pas passée en bloc du côté de la contre-révolution. Le rêve d’un monde apaisé et solidaire n’a pas disparu et notre société est globalement plus tolérante qu’il y a vingt ans. Tous les thèmes chers au RN ne sont pas devenus majoritaires. Mais ce que nous dit le sondage est que les éléments de cohérence qui nourrissent les comportements politiques et le vote ne se portent pas pour l’instant vers le meilleur côté.
Ainsi, on ne croit pas (à 58%) que renvoyer les immigrés règlera les problèmes de l’économie, mais on estime pourtant massivement (65%) qu’il y a trop d’immigration et que « l’on ne se sent plus chez soi comme avant » (63%). On peut juger qu’il « faut prendre aux riches pour donner aux pauvres » (61%), mais on convient à 49% que « plus il y a de riches, plus cela profite à l’ensemble de la société ». Il y a du mécontentement (53%) et même une colère croissante (43% contre 31% en 2021). Mais quand il faut trouver des solutions, on dit sans broncher qu’il « faut un vrai chef en France pour remettre de l’ordre » (85%).
À 65%, on continue de dire que le régime démocratique « est le meilleur possible », mais sans confiance dans les institutions censées les faire vivre. Les dirigeants politiques sont jugés corrompus (68%) et les acteurs politiques ne penseraient qu’à leurs intérêts personnels (87%). Quant aux partis, ils sont au fond du trou : 10% de confiance. Qu’ils dégagent tous, donc ? Peut-être, mais quand il s’agit de passer aux travaux pratiques, tout le monde n’est pas désigné pour prendre la porte.
On n’aime pas les partis politiques, mais on place au-dessus du lot le RN, ce parti attrape-tout, qui rassure les patrons tentés par « l’ordre » et qui attire les moins lotis, pouvant penser que la mise à l’écart des « assistés » grossira la part qui leur sera attribuée. 22% des sondés se disent sympathisants du RN, contre 8% pour le PS, LFI, Renaissance ou LR. On finit même par considérer que le RN est « capable de gouverner le pays » (47%) et que la société qu’il prône est « celle dans laquelle on souhaite vivre » (38%). Au total, le RN serait moins « dangereux pour la démocratie » (48%) que LFI (64%) !
Au fond, une fois de plus, nous constatons que la colère conduit au ressentiment, si s’efface la conviction que l’on peut envisager une société sans clivages et sans mépris de classes, une société de justice et de partage. La colère sans l’espérance pousse à la désignation des boucs émissaires. Au bout du compte, elle nourrit la résignation devant les capitulations démocratiques.
Le sondage d’Ipsos renvoie à sa manière à ce que nous ont dit les évolutions électorales. Depuis 2017, la droite macroniste a réussi à repousser un grand nombre de celles et ceux qui avaient cru aux vertus du « et de droite et de gauche ». Mais sur les 14% perdus par la droite présidentielle entre 2017 et 2022, la gauche a récupéré 4% et l’extrême droite plus de 10%. En scrutin législatif, si la gauche a gagné un peu plus de six points entre 2014 et 2024, l’extrême droite a de son côté progressé de 20 points ! La colère est là, mais la gauche reste rivée au-dessous du tiers des exprimés.
Inutile de se voiler la face : l’accession au pouvoir du RN est devenue une possibilité tangible. On ne l’interrompra pas en courant derrière lui, comme le fait une grande partie de la droite. La gauche ne retrouvera pas ses couleurs en lorgnant vers le centre et en renonçant à changer la donne en profondeur. Elle n’y parviendra pas en additionnant les combats « anti », en jouant la surenchère, en cultivant l’inquiétude et la colère et en levant le poing.
Le sondage ne nous dit pas comment faire barrage à ce qui n’est à ce jour qu’un possible. Mais il incite à penser que la gauche a encore du chemin à faire et qu’il vaudrait mieux qu’elle réfléchisse de conserve, plutôt que de s’invectiver.
🔴 HUMILIATION DU JOUR
Avec Sarkozy, la droite découvre la prison qu’elle a créée

« Ce n’est pas un ancien président de la République que l’on enferme, c’est un innocent […] Ce matin, j’éprouve une peine profonde pour la France qui se trouve humiliée ». Voilà le message que Nicolas Sarkozy a tweeté, ce 21 octobre, alors qu’il faisait son entrée à la prison de la Santé. Une première pour un chef d’État européen. Et pour la France en particulier, qui avait la réputation d’être incapable de juger ses dirigeants. C’est là tout son honneur : que la justice soit la même que l’on soit puissant ou misérable. L’humiliation, c’est de « découvrir », comme les faux jetons de la droite, que les conditions de détention « VIP » de Nicolas Sarkozy ne sont pas un Club Med. L’humiliation, c’est de « découvrir » qu’il y a 84 000 personnes incarcérées alors que nous ne disposons « que » de 60 000 places. L’humiliation, c’est de savoir qu’aux côtés d’un Sarkozy multi-condamné, il y a plus de 20 000 personnes qui, comme lui, purgent leur peine en attente de leur procès d’appel et près d’un détenu sur deux est en détention provisoire. L’humiliation, c’est que Nicolas Sarkozy, lorsqu’il est condamné par la justice, bénéficie de la bienveillance du ministre de la justice, se voit invité à l’Élysée et finira par sortir d’ici quelques jours. Bref, Nicolas Sarkozy est la victime d’un monde judiciaire qu’il aurait voulu encore plus dur.
L.L.C.
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C’EST CADEAU 🎁🎁🎁
Contre-manif pour l’entrée de Nicolas Sarkozy en prison : « Corruption = résistance » ; « Les prolos en prison, les mafieux à Matignon » ; « Bokassa, Kadhafi, les dictateurs sont nos amis »…
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