« Il venait de finir sa première année d’école et savait lire le mot terrible : guerre »

Depuis Téhéran, une voix sous silence. En Iran, où la parole peut coûter cher, Tara nous écrit dans l’ombre. Sous le couvert de l’anonymat, elle raconte les premières heures des bombardements israéliens, l’écho lointain mais terriblement présent de la guerre qui gronde. Elle dit l’effroi, l’attente, et cette peur presque indicible : devoir expliquer l’inexplicable à son enfant. Témoignage.
Jeudi, les nouvelles étaient saturées de tensions et de menaces. Une phrase revenait sans cesse : « Israël a depuis longtemps préparé un plan de guerre contre l’Iran. » C’était une rengaine que l’on connaissait déjà, mais cette fois, elle résonnait autrement. Plus grave. Plus réelle.
Vers 3h30 du matin, vendredi, allongée à demi consciente, j’ai commencé à entendre des bruits sourds, comme des coups de tonnerre… ou des explosions lointaines. Puis ils se sont répétés. Je me suis redressée à moitié, inquiète. Deux détonations beaucoup plus fortes m’ont fait sursauter. L’immeuble a tremblé et a plongé dans le noir, courant coupé. Mon cœur battait à tout rompre.
Une autre explosion a éclaté. J’ai regardé mon mari. Il était éveillé. Dans l’obscurité, nous nous sommes observés, terrifiés. Avec les alertes de la veille en tête, nous avons compris : quelque chose de grave venait d’arriver.
Mon mari a dit : « Ils ont fini par attaquer. »
À tâtons, avec un réseau faible, nous cherchions des nouvelles sur nos téléphones. Sur les réseaux, les gens parlaient d’explosions à Téhéran. J’ai ouvert la porte du balcon. L’air sentait la poudre. Des sirènes de secours hurlaient.
Après avoir passé une quarantaine de minutes dans le noir, Nous avons appris que les explosions venaient d’un bâtiment à deux rues de chez nous. Un scientifique du programme nucléaire disait-on, avait été visé. J’étais sonnée, j’avais des palpitations, et aucune envie de manger ou de boire. Mon mari a préparé du thé. Il m’a dit, avec une lassitude douloureuse :
« J’ai ouvert les yeux vers le monde en pleine guerre. Je me rappelle qu’on se déplaçait, fuyait les bombardements… J’ai grandi dans les abris/bunkers, tout petit, j’étais témoin des scènes d’enterrement des victimes de guerre, ensuite je me suis retrouvé dans les files d’attente dans les prisons pour rencontrer les prisonniers politiques de ma famille… Et maintenant, encore la guerre. C’est pas juste… »
Moi je tremblais. Je repensais aux récits de ma mère sur la guerre de huit ans. Je n’aurais jamais cru vivre cela moi-même, un cauchemar qui se réalise…
Mon enfant dormait tranquillement dans sa chambre, entouré de ses peluches. J’étais soulagée qu’il ne se soit pas réveillé, mais je me préparais mentalement à lui expliquer. Difficile d’expliquer une telle réalité frappante à un enfant. Il venait de finir sa première année d’école et savait lire le mot terrible : guerre. Je ne voulais pas qu’il ait peur. Je pensais sans cesse à son avenir, dans un pays qui pouvait s’écrouler sous les bombes.
Mais plus que la peur, c’était la colère qui me rongeait. Colère contre ceux qui nous attaquent, bien sûr. Mais surtout contre nos propres dirigeants. Ceux qui, par leur soif de pouvoir et leurs aventures idéologiques, ont conduit ce pays fatigué à la guerre.
Ils n’ont jamais pensé à l’Iran. À son peuple.
Ils ont eu toutes ces années pour dialoguer, pour chercher la paix. Certes, le monde n’a pas toujours été juste avec nous, mais ils auraient pu faire des compromis, penser au bien-être du peuple, à la préservation de la patrie.
Des années à vivre sous le règne de ce régime nous ont appris une chose : les gens ne comptent pas pour eux. Qu’il y ait dix millions de morts sur les quatre-vingt-dix millions d’habitants, peu importe : il en reste toujours quatre-vingts millions, et les morts seront qualifiés de martyrs et iront au paradis !
Ils ont parlé avec arrogance au monde entier, ont battu le tambour de la guerre, ont ignoré, humilié et réprimé un peuple à bout. Ils ont mis mon Iran sous les flammes, et ils se sont eux-mêmes brûlés dans ce feu. Ils ont brandi la guerre comme un drapeau de fierté. Et aujourd’hui, l’Iran brûle. Et eux aussi. Quelle que soit la profondeur du fossé qui nous sépare de notre gouvernement, cela ne signifie en rien qu’Israël — l’un des États les plus infâmes, criminels et usurpateurs au monde — soit en droit de nous donner des leçons de liberté.
Mon Iran porte des blessures anciennes, il est las, meurtri, mais jamais courbé. Il tient debout, fier, au milieu des tempêtes, et se redressera après avoir survécu à ce tournant périlleux.
Son peuple n’a jamais désiré la guerre, au contraire, il n’a aspiré qu’à la paix et à la dignité.
Ce jour-là, les stations-service étaient bondées. Les gens étaient paniqués, même si on nous répétait que les cibles n’étaient pas civiles. Mais la guerre n’est jamais une plaisanterie. Même le mot « bombe » ou « missile » fait frémir. Le peuple avait peur.
Lorsque l’armée israélienne et Donald Trump ont émis une alerte recommandant d’évacuer Téhéran, des files de voitures quittaient la ville sans interruption, ça bouchonnait dans toutes les sorties de la ville. Nous étions hésitants. Des membres de la famille — ma tante, mon oncle, des amis — nous ont proposé d’aller dans leurs maisons de vacances au nord du pays. Mais mon cœur n’était pas prêt à quitter notre maison. Je ne voulais pas partir, et mon mari pensait pareil. Il a dit : « Peu importe où nous serons, l’essentiel est d’être ensemble. »
Une amie nous a appelés : « Nous avons une petite maison dans un village au nord. Venez, on pourra se serrer. »
Je l’ai remerciée de son affection et j’ai dit : « Si la situation s’aggrave, on y pensera. »
Une autre amie, avec qui je n’ai pas de relation très proche, a fait la même proposition. Je l’ai aussi remerciée et refusé gentiment. Plusieurs autres personnes nous ont proposé leur aide.
Une cousine vivant à l’étranger nous a envoyé un message : « On s’inquiète pour vous. Partez. »
Mais nous avions pris notre décision : rester. Notre quartier à Téhéran n’était pas une zone stratégique, et les médias répétaient que seules des cibles militaires ou nucléaires étaient visées, que les civils ne seraient pas touchés. Alors, nous avons décidé de faire confiance.
Notre petit avait compris la panique. Il avait vu les images de Gaza, se souvenait du dessin animé français sur la Seconde Guerre mondiale « Les grandes grandes vacances » que nous avions regardé ensemble. Il se bouchait les oreilles :
« Ne parlez pas de guerre. J’ai peur. Éteignez la télé. Mettez les dessins animés. »
Le bruit des bombardements l’angoissait. Je l’ai pris dans mes bras et murmuré :
« N’aie pas peur, mon cœur. Cette guerre n’est pas pour nous. Ce sont les militaires entre eux. On ne va pas être touchés, seuls les méchants sont visés. »
Il s’est apaisé.
Quelques jours plus tard, nous sommes allés chez mes parents. Eux aussi ont décidé de rester : « puisque vous ne partez pas, nous non plus. » Leur quartier, proche des montagnes du nord, était presque désert. Nous étions seuls dans la cour et la ruelle.
Là-bas, loin des regards des fanatiques du régime occupés par la guerre, je suis sortie les cheveux au vent, vêtue simplement. J’ai marché dans le quartier et j’ai pensé : si seulement on vivait cela en paix…
Nous passions nos journées à marcher dans le jardin sous la douce brise du fin printemps, à nourrir les chats, et distraire notre enfant, pour qu’il oublie quelques heures l’ombre de la guerre.
C’était la fin du printemps. L’air était frais, les oiseaux chantaient. Tout aurait pu être beau. Mais nos cœurs étaient ailleurs. Le pays souffrait. Des gens mouraient. Je pensais aux jeunes soldats… Nous ne pouvions pas faire semblant.
À chaque bruit, nous levions les yeux vers le ciel. Le soir, nous nous endormions au son des canons.
Les supermarchés étaient encore ouverts. Quelques boulangeries, quelques marchands de fruits. Mais Téhéran était méconnaissable. Si silencieuse qu’on entendait les pas des passants dans la rue.
Ma mère préparait de bons plats, des biscuits. Nous essayions de garder un peu de chaleur humaine. Mes parents racontaient leurs souvenirs de guerre — des mots mêlés de douleur et de tendresse.
Et chaque soir, nous écoutions les experts parler de ce qui pourrait arriver.
Et nous, en silence, nous nous demandions : jusqu’où cela ira-t-il ?
Maintenant, sous un cessez-le-feu tremblant qui a mis fin à ces tumultes, je crois à ces mots corps et âme : Jamais l’histoire des hommes n’a connu fléau plus funeste que la guerre — elle qui, de ses mains sanglantes, a traîné le visage de l’humanité jusqu’au seuil de l’abîme, défigurant la beauté même de ce que nous appelons l’homme.
Cet article a été traduit de l’anglais par Céline Martelet. Son autrice a souhaité conserver l’anonymat.