Enrico Berlinguer et le rêve brisé

« Berlinguer. La grande ambition »… Le film d’Andrea Segre raconte cinq années de la vie d’Enrico Berlinguer, secrétaire général du PC italien entre 1973 et 1978, entre attentats et compromis historique avec la démocratie chrétienne (DC). Un grand film politique sur une période dense et cruciale.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le PC italien (PCI) est le plus puissant des partis communistes européens. Dans une Italie de faible tradition démocratique, le PCI est cofondateur en 1946 du premier régime républicain, au même titre que la Démocratie chrétienne (DC), le parti catholique rival. Comme son homologue français, il est placé devant les contraintes d’un dispositif institutionnel qui lui permet d’être la principale expression politique de l’univers populaire, mais qui limite sa capacité à créer autour de lui des dynamiques majoritaires. Lui aussi est confronté à la crise du mouvement communiste international et à ce que l’on nommera plus tard la « stagnation brejnévienne » de l’URSS. Certes, le PCI a pris très tôt – bien plus tôt que le PC français – ses distances avec Moscou et le bloc de l’Est, mais il ne veut pas rompre totalement avec le système mondial issu de l’impulsion révolutionnaire russe de 1917.
L’offensive d’Enrico Berlinguer
Quand commence le film, dans le bureau de Berlinguer, le PCI est le premier parti de la péninsule par ses effectifs (1,8 million d’adhérents) et le second par ses résultats électoraux (27% aux législatives de 1972 contre 38,7% pour la DC). Mais Berlinguer est secoué, à la fin de l’été 1973, par le coup d’État du général chilien Augusto Pinochet contre le gouvernement d’Unité populaire du socialiste Salvador Allende. Il l’est d’autant plus que, depuis 1969, l’Italie, comme l’Allemagne, connaît une vague de violences terroristes, d’extrême gauche comme d’extrême droite, que l’histoire retiendra sous le nom « d’années de plomb ».
Comment éviter, trente ans à peine après la défaite du fascisme, qu’une majorité de gauche soit trop faible pour empêcher le recours en Italie à une contre-révolution d’extrême droite ou à une intervention américaine ? Berlinguer lance alors une formule qui fait choc. La seule solution, écrit-il dans Rinascita, la revue culturelle du PCI, est de s’appuyer sur l’existence, dans l’électorat démocrate-chrétien, d’une part importante d’éléments venant des catégories populaires, qui n’ont pas oublié que l’hégémonie de la DC a été légitimée par son combat contre le fascisme. Pour éviter une aventure à la chilienne, il faut donc convenir avec la DC d’un « compromis historique », sur la base d’un approfondissement de l’État-providence né de la Libération. En Italie, pensent Berlinguer et ses camarades, les alliances à gauche ne suffisent pas pour empêcher le pire.
La proposition de Berlinguer est un choc au sein du PCI. Elle suscite une double réaction. Sur la droite du parti (Giorgio Napolitano), on souhaite un accord global permettant sans attendre de participer à un gouvernement, même dominé par la DC. Sur la gauche (Pietro Ingrao), appuyée sur les réticences fortes de militants ouvriers, on craint la mise en tutelle du PC, son affadissement et sa coupure avec l’opinion plus radicalisée des « années 1968 ». Il faut alors toute l’autorité et le charisme du secrétaire général pour que les doutes et les oppositions n’altèrent pas l’unité d’un parti qui, au demeurant, sait conjuguer depuis la Libération son ouverture politique et sa combativité ouvrière, appuyée sur l’influence de la puissante Confédération générale italienne du travail (CGIL).
Soucieux du contexte international, Berlinguer veut conforter sa démarche en clarifiant les rapports du PCI et de la sphère d’influence soviétique. Entre 1973 et 1977, il se rapproche du PCF de Georges Marchais, allié au PS depuis 1972, et du PC espagnol de Santiago Carrillo, revenu au grand jour après la fin du franquisme. Tous trois se réclament de ce que l’on a appelé l’eurocommunisme. On peut y voir la dernière tentative collective pour relancer un mouvement communiste tétanisé par l’immobilisme de la nomenklatura soviétique. En dessinant les contours d’un communisme franchement déstalinisé, en dévalorisant la place de la violence dans les processus de transformation sociale et en revalorisant au contraire la composante pacifique démocratique, l’eurocommunisme se présente comme une alternative au modèle du communisme stalinisé. Il est d’autant plus attractif que son projet, pour la première fois, ne se construit dans les périphéries du système mondial (Russie, Yougoslavie, Chine…), mais au cœur de ses citadelles mondiales.
Le repli
Le pari d’Enrico Berlinguer était optimiste. Il reposait sur l’hypothèse d’une poursuite de la détente internationale engagée en 1962 (après la « crise des fusées » à Cuba) et poursuivie jusqu’en 1975 (succès de la conférence d’Helsinki). Elle faisait aussi le pari que la pression communiste toucherait la part la moins conservatrice de la démocratie chrétienne (représentée par son secrétaire général, Aldo Moro) et la contraindrait à ne pas oublier sa composante populaire et son passé antifasciste.
C’était compter sans la virulence des attaques soviétiques contre l’eurocommuniste, le refus obstiné de l’Église catholique à tout accord avec un communisme « intrinsèquement pervers »1, la pression de l’extrême droite italienne et les manoeuvres des courants les plus cléricaux de la DC, regroupé autour de Giulio Andreotti – qui dominera le grand parti de la droite italienne jusqu’à l’effondrement du parti et de la Première République italienne, gangrenée par la corruption.
L’optimisme du dirigeant communiste n’était pas infondé. Entre 1970 et 1977, le PCI gagne près de 300 000 adhérents et il dépasse les 34% aux élections à la Chambre des députés en 1976. Il est alors à deux doigts de parvenir au dépassement (sorpasso) du grand concurrent démocrate-chrétien. Mais l’appellation de « compromis historique » continue de perturber l’univers culturel du PCI, tandis que ni les Américains ni les Soviétiques ne souhaitent le succès de l’expérience, les uns parce qu’ils ne veulent pas de ministres communistes dans un pays de l’Otan, les autres parce qu’ils ne veulent pas de l’émergence d’un pôle européen menaçant leur suprématie sur le communisme mondial.
En 1978, alors qu’il semblait à la veille d’officialiser un accord avec les communistes, Aldo Moro est enlevé et assassiné par un commando des Brigades rouges. C’en est fini des espérances de compromis historique. En 1979, de nouvelles élections législatives confirment l’épuisement de la dynamique : le PCI perd 1,5 million de voix et 5% des suffrages exprimés.
Berlinguer a l’intelligence de prendre acte de l’échec de son projet, dans sa double dimension nationale et internationale. C’est la naissance de ce qu’un observateur avisé de la politique italienne, le journaliste belge Hugues Le Paige, désigne comme la naissance du « second Berlinguer »2. Il sait que la ligne de compromis historique a élargi le champ de l’intérêt porté au PCI, mais qu’elle a déconcerté et même rebuté une part de la base ouvrière du parti et la frange la plus radicalisée des « années 68 ». Il décide donc d’impulser une inflexion vers sa gauche, mais sans revenir au point de départ.
Sa proposition s’articule alors autour d’un triptyque : une politique d’austérité pour remodeler la croissance – « austérité » : mot malheureux pour évoquer la sobriété ; la question morale pour relancer une représentation politique faussée ; la création d’un nouveau « bloc historique » – au sens gramscien du terme – unissant le mouvement ouvrier historique et les nouveaux mouvements critiques (femmes, jeunes, pacifistes, écologistes).
Trop tôt ou trop tard ?3
Ce nouveau cours n’aura pas plus d’effet bénéfique que le précédent, même si le scrutin européen de 1984 frôle celui de 1976 (34%). Berlinguer meurt le 11 juin 1984, en pleine campagne des élections européennes, sans avoir eu le temps de consolider la nouvelle démarche. L’expansion du PC après 1943 avait coïncidé avec l’installation et la consolidation de la première République italienne. De façon significative, l’épuisement de cette phase républicaine s’est accompagnée de l’échec simultané de ses deux piliers fondateurs, communiste et démocrate-chrétien.
Convaincu que l’impossibilité de parvenir à l’eldorado majoritaire est la conséquence de l’épuisement « du souffle de la révolution russe (la force propulsive) », le groupe dirigeant post-Berlinguer décide de rejoindre la famille sociale-démocrate et même bientôt son aile droite, plus « libérale » que « démocrate ». Berlinguer avait tenté un pari novateur ambitieux. Son échec ne fait qu’annoncer le glas du communisme politique en Italie. Il prépare en fait celui de la gauche.
Enrico Berlinguer a marqué de son empreinte l’histoire nationale et européenne. Le 13 juin 1984, ses obsèques rassemblent près de 2 millions de personnes. Ses détracteurs n’ont toutefois pas manqué par la suite. Les conservateurs l’ont toujours rejeté. L’historienne Annie Kriegel considérait ainsi l’eurocommunisme en bloc comme une simple variante relookée du vieux « mouvement communiste international ».
À l’autre extrémité de l’éventail politique, le regard n’est pas plus indulgent. L’économiste trotskiste Ernest Mandel voyait dans l’époque Berlinguer une pure et simple « orientation néo-réformiste », dans la continuité de la rupture stalinienne des années 1920. L’historien britannique, Perry Anderson renvoyait de son côté l’époque Berlinguer aux « illusions de la social-démocratie de gauche ». Quant à Enzo Traverso, il n’hésita pas à parler de « communisme social-démocrate ».
Il est vrai que les héritiers officiels de Berlinguer ont tiré son message du côté d’une droitisation de la gauche. L’austérité a perdu chez eux les vertus subversives de la sobriété et la « troisième voie » a fini comme un mantra du blairisme. Mais la pensée de Berlinguer n’était pas plus leur prototype que le socialisme européen d’avant 1914 n’était voué au bellicisme de l’Union sacrée.
La fragilité du moment Berlinguer tenait à ce que l’engagement italien était trop isolé pour marquer en profondeur le champ du communisme. L’eurocommunisme reposait sur l’hypothèse d’une détente internationale et de rassemblements durables, compromis historique en Italie et union de la gauche en France. Or, à peine installé (1975-19778), l’eurocommunisme voulu par Berlinguer se heurte au retour de la « guerre fraîche » et à l’échec presque concomitant du compromis historique et de l’union de la gauche.
La mémoire, pas la nostalgie
LE PCF s’adapta à la nouvelle donne en se repliant sur ses « fondamentaux », le PCI s’essaya à la « différence communiste ». Dans les deux cas, il était bien tard et le « communisme du 20ème siècle » – qui n’a jamais été qu' »un » communisme et pas « le » communisme – était moribond. Berlinguer ne pouvait à lui seul sauver l’homme malade.
Mais son message nous disait qu’il n’y a pas de rupture sociale et démocratique si, loin de s’atteler à une fraction du peuple, on ne s’attache pas à son rassemblement autour d’un projet d’émancipation. Il nous rappelait que la liberté et l’égalité ne valent que si on les pense ensemble, que la séparation du social et du politique ne les renforce pas mais les affaiblit, que la critique sociale est fragile si elle ne s’adosse pas à de l’alternative positive, que la colère sans l’espérance peut conduire au pire, que la mobilisation sociale n’est pas propulsive si elle ne rassure pas sur l’avenir possible, que la rupture ne peut advenir sans le temps long qui la construit, que le réalisme ne vaut que s’il se marie à l’utopie. Dans l’esprit d’Enrico Berlinguer, ce message était communiste. Mais dans l’époque que nous vivons, comment ne pas voir qu’il devrait résonner au-delà de l’espace communiste ?
Le communisme tel qu’en rêvait le dirigeant italien n’est plus. Mais la majorité de la gauche s’est engluée dans la fausse modernité libérale ou s’est laissé tenter par les mirages du populisme. Que ce serait-il passé si Berlinguer n’avait pas prématurément disparu ? Bien sûr, on ne le saura jamais, pas plus qu’on ne saura ce qu’il serait advenu du socialisme si Jaurès n’avait pas été assassiné en 1914, ou comment aurait évolué la Russie soviétique si Lénine ne s’était pas éteint en 1924.
On ne réécrira pas l’histoire et, a fortiori, on ne la rejouera pas. Mais si l’imitation et la répétition sont des pièges, la mémoire peut être féconde.
- C’est la formule contenue dans l’encyclique Divini redemptoris publiée en 1937 par le pape Pie XI : « Le communisme est intrinsèquement pervers, et on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne ». ↩︎
- Hugues Le Paige, L’héritage perdu du communisme italien. Une histoire du communisme démocratique, Les Impressions Nouvelles, 2024. ↩︎
- Les deux paragraphes qui suivent sont repris d’un article publié sur le site de Regards, le 5 septembre 1924 : « On a lu pour vous L’héritage perdu du communisme italien ». ↩︎