Croissance et sénescence de l’amour

kafka

La parution des Lettres à Milena de Franz Kafka dans la collection L’imaginaire chez Gallimard, édition revue et augmentée d’un appendice bienvenu, est une chose à saluer, faisant droit à la belle traduction d’Alexandre Vialatte. 

Les lettres de Kafka à Milena sont le témoignage de l’amour, comme à la barre d’un tribunal, l’amour venant comparaître pour tous les crimes commis sur la vie. Croissance et sénescence de l’amour diront les commentateurs judiciaires, comme une plante de serre qui jette ses sèves brûlantes avec empressement avant de mourir. Si tout lui est favorable, elle croîtra vite, dans cette chaleur de boniment tandis qu’au dehors c’est l’hiver. (La belle germination que celle obtenue par le laborantin, pure essence, pure extraction). Les causes extérieures ne sont que rares à l’atteindre. Et la courbe de vie de cet organisme formera une parfaite ellipse, plus resserrée qu’en la nature, où l’ascendance est rapide et la chute plus brusque encore.

Croissance et sénescence des organismes pures avec leurs orbes de vie comme des ballons de montgolfière. Si il fut sur cette terre une pureté pareille, protégée du monde par une cage de verre cristalline, comme le bestiaire des empailleurs, ce ne peut être que Franz Kafka. Poitrinaire, tuberculeux, angoissé, insomniaque, il devait craindre les vents. Mais aimant, craintif, adorateur, espiègle, il devait les chercher. Juif parmi ceux n’ayant que du remord de l’être, il fit un jour la rencontre d’une jeune femme dans un café, qui gonfla d’un vent brûlant ses voiles pudiques. Rencontre le mot est fort. Regards est plus approprié pour décrire ce qui se noua entre eux, par dessus l’épaule du mari pour qui Kafka n’avait « que les plus sincères inclinations »

Pour figurer Kafka devant l’amour il suffit de prendre une flamme et du phosphore. L’âme s’illumine pour elle seule comme un théâtre vide éclairé a giorno. Des yeux, rien ne transparaît, de la bouche ni des mains rien ne s’agite car c’est en dedans que le rêve fomente et boue jusqu’à délivrer une sueur sur la nuque. Plus tard, assis dans sa chaise longue de sa retraite de Mérano, par un jour d’avril 1920, il lui écrira sa première lettre, qui commence ainsi : « Chère madame Milena, la pluie qui n’arrêtait plus depuis deux jours et une nuit vient de cesser ». Parler du temps est la plus tendre pudeur qui échoit aux humains qui ne savent se toucher. Le temps capricieux, le temps revêche, le temps aimable ou poussant à l’amour ; voici pour nous un compagnon toujours fidèle aux variations des climats de nos cœurs, et de surcroît autorisant qu’on le convoque à toutes fins précieuses. 

« Chère madame Milena », l’adresse est tendre. Dans l’histoire brève de leur amour les adresses varieront jusqu’à disparaître complément, comme une plante pousse des fruits caduques. Adresser, c’est encore faire d’une lettre un fétiche, c’est chérir l’objet autant que son contenu, empaqueter  le discours. Quand on a passé les premiers feux, les primitifs assauts du cœur, on est plus à ce genre de coquetterie. On croyait comme Kafka aimer en dépit de son angoisse, cette « angst » germanique, et l’on découvre avec horreur la consubstantialité de son amour et de son impuissance. La grande leçon de chose des lettres de Kafka à Milena, outre qu’elles suivent pas à pas la trace des objets mortels dans le ciel, est de nous faire comprendre qu’aimer c’est concevoir son sauvetage. 

Beaucoup de points de bascule dans cette correspondance, dont nous n’avons malheureusement qu’une voix, car les lettres de Milena furent détruites. Toutefois deux indices nous aident à combler les silences. D’abord des lettres qu’elle a adressées à Max Brod, l’ami de Kafka, restituant sa très belle écriture, et qui fort heureusement furent conservées par lui. (S’il savait tous les services qu’il rendit à l’humanité par son goût d’archiviste ; on lui doit aussi de ne pas avoir brûlé l’oeuvre de Kafka, en contrevenant à ses dernières volontés). Et puis, plus fondamentalement, car les lettres de Kafka, si resserrées dans le temps, si nombreuses – parfois trois par jour – établissent l’intertexte avec commodité, reprenant des pans entiers de phrases reçues à fins d’exégèse. 

Pour Kafka une lettre d’amour ne sait se lire d’une traite, il faut la remâcher par la pensée, avec patience. Le métalangage de l’amour se situe aux commissures des mots. Un sentiment ne se décrit pas en une phrase, comme une action. Le sentiment, volontiers labile, ne s’éprouve que dans la durée d’une lettre, et tout l’art du destinataire est de conjecturer les dispositions d’esprit de l’énonciateur dans la durée de son énonciation. Ainsi Kafka est volontiers tatillon, ergoteur diront certains, car il ne cesse de se réajuster au fonctionnement ductile du sentiment amoureux, peu aidé en cela par le trafic incertain des postes. Il se peut qu’un épitre décisif se perde, ou qu’une réponse souhaitée tarde à arriver. Les esprits alors s’échauffent pour rien, mais trop tard le mal est fait car une lettre comminatoire a été envoyée entre temps, à laquelle il faudra répondre, et ainsi de suite, pour le restant de leur commerce. 

Des points de bascule disais-je ponctue cette croissance/sénescence de l’amour, qui est de part en part travaillé par la tension de la rencontre physique. Celle ci n’aura lieu qu’à deux reprises, quatre jours à Vienne début juillet 1920, et quelques heures à peine au mitan de l’été dans une gare frontière entre l’Autriche et la Tchécoslovaquie. Que de beautés dans cette correspondance, de sentiments à vif, énergiques et caduques. Après l’acmé de la rencontre, et l’inertie des doux jours qui la suivirent, la course de leur amour s’infléchira. Milena ne pourra jamais quitter son mari, et Franz ne vaincra pas ses angoisses. 

Après la mort du jeune auteur praguois, Milena écrivit une petite notice nécrologique qui se termine par cette phrase : « C’était un artiste et un homme d’une conscience si sensible qu’il entendait encore là où les sourds se croyaient faussement en sûreté. »


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