Badinter célébré, Badinter trahi

La République honore Robert Badinter, l’homme qui fit reculer la barbarie d’État. Mais tandis qu’elle célèbre sa mémoire, elle en trahit l’héritage : sous d’autres noms, les quartiers de haute sécurité renaissent.
Ce jeudi, la République se souvient et célèbre. Elle fait entrer au Panthéon Robert Badinter, figure humaniste tutélaire, abolitionniste de la peine de mort. Il fut aussi l’artisan de la fin de la pénalisation de l’homosexualité et, moins célébrée, de la fin des quartiers de haute sécurité. Dans ces zones d’ombre du système carcéral français, l’État, au nom de la sécurité, s’autorisait toutes les dérives. Robert Badinter et la gauche au pouvoir y mirent fin. Aujourd’hui, la République les réouvre. Le nom a changé, l’horreur reste la même.
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En 1982, Robert Badinter, garde des sceaux, signe une circulaire simple et courageuse : « Les quartiers de haute sécurité doivent être supprimés ». Pas un symbole, un acte. Les « QHS » étaient ces lieux d’isolement total où l’on enterrait vivants des prisonniers, souvent politiques ou simplement rétifs, au nom de l’ordre. Robert Badinter en dénonçait la « logique d’exception », l’« indignité d’un État de droit qui se nie lui-même ». Il estimait qu’aucune démocratie ne peut tolérer des zones d’inhumanité, fussent-elles derrière les murs d’une prison. Il croyait en une République qui se juge à la façon dont elle traite les plus haïs.
En 2024, Gérald Darmanin, garde des sceaux, annonce la création de prisons « ultra-sécurisées » pour « grands narcotrafiquants ». Un vocabulaire neuf pour une vieille idée : rétablir la relégation, inventer des sous-détenus, réactiver le fantasme du monstre qu’on enferme hors du monde. La droite applaudit. L’extrême droite jubile. Et une partie du centre-gauche s’incline. Bien que signataire depuis 1984 de la convention internationale contre la torture et autre peine cruelle, inhumaine ou dégradante, la France rouvre les QHS. On les repeint, on les renomme, on les justifie par la drogue ou le crime organisé, mais c’est la même logique d’exception qui revient, celle qu’un ministre de gauche avait eu le courage d’abolir.
À travers Retailleau, c’est l’héritage de Badinter qui vacille : la primauté du droit, la dignité de la personne, le contrôle des pouvoirs, la croyance qu’un État juste vaut mieux qu’un État fort. Aujourd’hui, les héritiers autoproclamés de la « fermeté » gouvernent contre cette idée-là.
Gérald Darmanin sera sûrement assis, ému, sous la coupole du Panthéon. Il sera assis près du ministre de l’intérieur démissionnaire, Bruno Retailleau. Celui-là même qui affirme que « l’État de droit n’est pas intangible ». L’anti-Badinter : l’homme pour qui la loi doit plier devant l’ordre, pour qui les juges gênent, pour qui la procédure est un obstacle et pour qui la justice ne vaut que si elle frappe fort. C’est lui qui s’est insurgé contre les décisions des tribunaux l’empêchant d’expulser à la hâte, qui accuse les magistrats d’entraver l’action publique, qui parle des règles juridiques « entravant notre capacité à protéger les Français ». À travers lui, c’est l’héritage de Robert Badinter qui vacille : la primauté du droit, la dignité de la personne, le contrôle des pouvoirs, la croyance qu’un État juste vaut mieux qu’un État fort. Aujourd’hui, les héritiers autoproclamés de la « fermeté » gouvernent contre cette idée-là.
La célébration d’aujourd’hui tourne à la profanation symbolique. On encense la vertu d’hier pour mieux piétiner son héritage aujourd’hui. On cite Robert Badinter à la tribune, puis on trahit Robert Badinter dans les décrets. La République se couronne de sa mémoire pendant qu’elle en piétine le sens.