Auschwitz : commémorer la liberté, défendre le droit
80 ans après la libération d’Auschwitz, quel sens agissant donner aux commémorations aujourd’hui pour que le droit des peuples à la dignité, à la liberté, à la paix, à l’égalité, à l’autodétermination, à la justice, à la vie, ne soit pas qu’une liste de mots dans les livres d’Histoire ?
Voici 80 ans, ce 27 janvier, s’ouvraient les portes du camp nazi d’extermination d’Auschwitz, où survivaient encore quelques milliers de déportés. 80 ans plus tard, nous rendons hommage aux victimes du génocide des juifs d’Europe par les nazis et leurs collaborateurs. Quel sens donner aux commémorations aujourd’hui ? Comment honorer la mémoire des millions d’êtres humains, juifs, mais aussi tsiganes, rroms, slaves, homosexuels, antifascistes, communistes… dont l’entreprise criminelle nazie croyait pouvoir réduire en cendres non seulement les vies, mais jusqu’aux noms et à la mémoire individuelle et collective ? Comment demeurer fidèles à l’engagement à vocation universelle « plus jamais ça » ?
La question, éthique autant que politique, se pose avec d’autant plus d’acuité que le Premier ministre israélien participera en Pologne à cette commémoration, en dépit du mandat d’arrêt de la Cour Pénale internationale dont il fait l’objet. Des mandats d’arrêt contre Benyamin Netanyahu, son ex-ministre de la Défense Yoav Gallant et le chef de la branche armée du Hamas Mohammed Deif pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité ont en effet été émis le 21 novembre 2024 par la Cour.
Auschwitz, symbole de de l’entreprise génocidaire nazie des juifs d’Europe
Auschwitz a été le plus grand complexe concentrationnaire mis en place par le Troisième Reich à l’initiative de Heinrich Himmler et dirigé par Rudolf Höss, d’abord conçu comme un camp de concentration dès avril 1940 -dans les villes polonaises d’Oswiecim et Brzesinka, en Silésie, après l’invasion de la Pologne-, avant de devenir fin 1941 puis surtout à partir de 1942, à l’issue de la conférence de Wansee décidant de la « Solution finale » ou extermination de tous les juifs, un centre de mise à mort à une échelle inédite dans l’Histoire. Un troisième centre, dit Auschwitz 3, à Buna Monowitz, permet aux dirigeants de l’usine chimique IG Farben d’exploiter le caoutchouc par le travail des plus valides devenus leurs esclaves jusqu’à la mort par épuisement de la majorité.
En cinq ans, plus de 1 100 000 personnes (dont 90% de Juifs), bébés, enfants, femmes, hommes, personnes âgées, sont assassinées à Auschwitz, dont 900 000 quelques heures seulement après leur arrivée. Après « l’assassinat par balles » des juifs au fur et à mesure de l’avancée des SS vers l’Est, les victimes seront exterminées dans des chambres à gaz, étouffées par le Zyklon B, puis leurs corps réduits en cendres dans les fours crématoires. D’autres, parmi lesquels nombre d’enfants, sont sélectionnés à leur arrivée par Josef Mengele comme futurs cobayes d’expériences prétendument médicales.
Au fur et à mesure de l’avancée des armées alliées, les SS contraignent les déportés à évacuer le camp dans des « marches de la mort » vers d’autres camps plus à l’Ouest. Ceux qui ne peuvent poursuivre meurent sur place d’épuisement ou par balles.
Avec Auschwitz-Birkenau, cinq autres camps ont été destinés à la mise en œuvre de la politique génocidaire des nazis : Belzec, Chelmno, Majdanek, Sobibor et Treblinka. Des noms eux aussi synonymes d’extermination de masse après le vol de tous les biens des déportés destinés à l’économie du Reich. Dont les dents en or arrachées aux cadavres avant les crématoires.
En ouvrant les portes d’Auschwitz le 27 janvier 1945, les combattants de l’Armée Rouge ayant pu parvenir jusqu’à la Vistule découvrent une horreur dont ils n’auraient pu imaginer ni la nature à tel point déshumanisante ni l’ampleur. Aujourd’hui, les historiens estiment le nombre de victimes juives entre 5 et 6 millions, outre les centaines de milliers de morts tsiganes, notamment, dont le bilan, sordide, plus complet, n’est pas encore établi. Plus globalement n’est pas connu le nombre exact des morts « par balles » par les « Einsatzgruppen » (commandos d’assassins) ou dans les ghettos. Devant les fosses communes de Babi Yar, en Ukraine, le poète kirghize Evgueni Evtouchenko écrira « Et je suis moi-même/un immense hurlement silencieux/au-dessus de ces mille milliers de morts. »
Lutter contre les négationnistes et contre l’oubli
Libérés de l’enfer, sans que jamais ne soient libérés du cauchemar et de la perte des leurs ni leurs corps, ni leurs jours et leurs nuits, ni leur mémoire, ni leur conscience humaine, les survivantes et survivantes n’ont eu de cesse de tenter de témoigner. Ils et elles étaient parvenus à survivre à la sidération après avoir été projetés sur la rampe de sélection entre le travail forcé et la mort, happés par la mise à nu, le travail dans la neige entre les corps amoncelés et les tonnes de cheveux volés, parmi les ombres aux numéros tatoués sur la peau, dont la dignité humaine continuait ou tentait de continuer à résister. Ils et elles étaient parvenus à survivre comme un combat permanent, survivre à l’indicible que certaines ou certains se sont toujours efforcés de dire comme une victoire sur le crime et un espoir tourné vers l’avenir.
Ils et elles étaient parvenus à survivre et même à vivre, résistance souveraine contre l’anéantissement, pour partager le goût du rire et de l’Autre, du bien commun, pour dire sans relâche, se faisant témoins et témoignages persistants.
Au soir de leur vie, ils nous demandaient : « qui dira, lorsque le dernier survivant aura disparu ? ». Nous disons, et dirons. Autrement, de toute évidence, la deuxième ou troisième générations n’étant heureusement que celles de témoins du témoignage.
Une question obsédante car, d’abord délégitimée et marginalisée par la défaite des nazis et de leurs collaborateurs, l’extrême droite européenne s’est peu à peu réorganisée. Et avec elles les négationnistes réfutant l’existence des camps d’extermination en dépit des témoignages des rescapés et des travaux documentés des historiennes et historiens. Puis elle s’est réorganisée jusqu’à accéder à plusieurs gouvernements en tentant de masquer son antisémitisme et en concentrant principalement leurs discours et leur violence contre l’immigration et l’islam. Comme s’il pouvait y avoir de bons et de mauvais racismes…
En mai 1945, à Mauthausen, les déportés libérés ont prononcé un serment en plusieurs langues : « Plus jamais ça ». Soulignant combien « Le séjour de longues années dans les camps nous a convaincus de la valeur de la fraternité humaine », ils disaient : « Fidèles à cet idéal, nous faisons le serment solidaire et d’un commun accord, de continuer la lutte contre l’impérialisme et les excitations nationalistes. Ainsi que par l’effort commun de tous les peuples, le monde fut libéré de la menace de la suprématie hitlérienne, ainsi il nous faut considérer cette liberté reconquise comme un bien commun à tous les peuples. La paix et la liberté sont la garantie du bonheur des peuples et l’édification du monde sur de nouvelles bases de justice sociale et nationale est le seul chemin pour la collaboration pacifique des États et des peuples. Nous voulons, après avoir obtenu notre liberté et celle de notre nation, garder le souvenir de la solidarité internationale du camp et en tirer la leçon suivante : nous suivons un chemin commun, le chemin de la compréhension réciproque, le chemin de la collaboration à la grande œuvre de l’édification d’un monde nouveau, libre et juste pour tous (…) Sur les bases sûres de la fraternité internationale, nous voulons construire le plus beau monument qu’il nous sera possible d’ériger aux soldats tombés pour la liberté : le monde de l’Homme libre. Nous nous adressons au monde entier par cet appel : aidez-nous en cette tâche. Vive la Solidarité internationale. Vive la Liberté. »
Plus jamais ça : une terrifiante actualité sollicite notre engagement
Un serment d’une terrifiante actualité. Alain Resnais nous interpellait dans Nuit et Brouillard : « Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
« Nous sommes ce million de cris suspendus au-dessus des collines du Rwanda / Nous sommes ce nuage accusateur / Nous attendons de vous réparation / Pour nous les morts et pour tous les survivants / Pour tous les Rwandais / Pour tous les hommes de la Terre » disait aussi le chœur d’une pièce de théâtre du collectif belge Groupov, Rwanda 94, interprétée à Paris du 9 au 11 novembre 2002.
Les commémorations peuvent s’avérer importantes, dès lors qu’à côté de l’hommage elles éveillent aussi notre vigilance au présent et se poursuivent par le partage de l’Histoire, de la connaissance des faits, de la recherche de ce qui les a rendus possibles.
Et dès lors qu’elles nous invitent à refuser la monstruosité au présent. Or la récente trêve, fragile, conclue pour Gaza et dont la première phase a commencé à être mise en œuvre le 19 janvier, permet aux Palestiniens de commencer à souffler après plus de quinze mois de bombardements quotidiens et a permis de commencer l’échange entre otages israéliens et prisonniers politiques palestiniens, particulièrement des enfants et des femmes. Un soulagement pour des centaines de familles palestiniennes alors que plusieurs milliers de Palestiniens restent enfermés dans les prisons de l’occupant israélien, et pour des dizaines de familles israéliennes. Et un début de respiration pour les quelque 2,3 millions de Palestiniens gazaouis qui viennent de vivre l’enfer et tentent de retourner dans ce qui fut leurs villes et leurs maisons, aujourd’hui rasées dans un cimetière à ciel ouvert.
Après des décennies d’occupation dont plus de dix-sept ans de siège maritime, terrestre et aérien de la bande de Gaza et de toute sa population, cette dernière guerre, d’une violence, d’une ampleur et d’une durée inédites, a causé la mort de plus de 47.000 Palestiniennes et Palestiniens, en plus de tous ceux et celles encore sous les décombres, de plus de 107.000 blessés, dont des milliers de personnes amputées en particulier les enfants, de milliers d’orphelins… Une population volontairement affamée et assoiffée. Toutes les conditions de vie y ont été détruites : hôpitaux, accès à l’eau potable, écoles, égouts, lieux de culte, lieux de culture… Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a annoncé s’arroger le « droit » (sic) de reprendre la guerre à tout moment. Et à peine deux jours après la trêve à Gaza, Israël a lancé une nouvelle offensive militaire d’ampleur dans le camp de réfugiés et dans la ville de Jénine en Cisjordanie occupée. En quinze mois, quelque 850 Palestiniens ont été assassinés en Cisjordanie par l’armée israélienne ou par des colons suprémacistes armés protégés par les soldats. Et plus de 6.500 blessés, plusieurs milliers arrêtés et détenus sans « procès » dans des conditions insupportables. 1 400 attaques ont été recensées en 2024, bien plus que les années précédentes, où les colons et l’armée n’hésitent pas à détruire les cultures, disperser des produits toxiques, abattre les arbres, voler les troupeaux, détruire les maisons, déplacer de force des communautés entières. L’annexion, illégale, est au programme du gouvernement d’extrême droite israélien.
Défendre la vie, lutter contre l’impunité, faire respecter le droit pour que la paix devienne possible
Il y a 80 ans, la victoire contre le nazisme laissait espérer la mise en œuvre d’une justice internationale efficace et respectée. L’Organisation des Nations unies, née en 1945, adoptait une Charte précisant les procédures à suivre en vue du « règlement pacifique des différends » ou « en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix, et d’acte d’agression » et soulignant le droit des peuples à l’autodétermination. Le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme « en réaction aux « actes de barbarie », lesquels ne pouvaient qu’interpeler la « conscience de l’humanité », reconnaissait les droits humains comme bases de la liberté, de la justice et de la paix. Les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo mis en place par les vainqueurs jetaient les bases d’une justice censée en finir avec l’impunité des auteurs de crimes de masse et empêcher de nouveaux crimes de guerre, crimes contre l’Humanité, crimes de génocide. La mise en place de la Cour pénale internationale après la guerre froide en est un dispositif central.
Mais pouvons-nous accepter une justice à deux vitesses ? Pouvons-nous accepter la présence aux commémorations d’Auschwitz d’un criminel de guerre poursuivi par la CPI qui ose se présenter comme l’héritier des victimes du génocide des juifs et qui ose aussi s’allier à des régimes antisémites pourvu qu’ils soutiennent sa politique coloniale ?
De ce point de vue, l’annonce du gouvernement polonais quant à l’accueil inconditionnel des criminels au gouvernement à Tel-Aviv lors des cérémonies du 80e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz est une quintuple insulte. Insulte au peuple palestinien martyr. Insulte aux familles israéliennes d’otages à la libération desquels il a préféré une guerre d’effacement des Palestiniens. Insulte au droit international. Insulte aux victimes des nazis dont des criminels de guerre osent usurper la mémoire. Insulte aux citoyennes et citoyens de culture, confession ou histoire familiale juive que ces criminels osent prétendre représenter.
Notre héritage,80 ans après la libération d’Auschwitz et la victoire contre le nazisme, notre devoir, c’est un cadeau que les survivantes et survivants nous lèguent, celui d’une exigence éthique absolue. Absolue, parce que le crime fut absolu. Ethique, parce que c’est le seul avenir possible des sociétés, dans le refus des concurrences entre les peuples et entre les individus, d’où naissent les peurs, les haines, les racismes, dont les extrêmes droites font leur pâte empoisonnée. Notre héritage, c’est celui des idéaux de la Résistance, de liberté, d’indépendance, d’égalité des droits, de pluralisme, de respect de chacune et de chacun, d’enrichissement par et dans l’altérité et la porosité des identités toujours plurielles et en construction. C’est l’engagement de la Déclaration universelle des droits humains et le devoir d’asile et de refuge pour celles et ceux qui en ont besoin par-delà les frontières. C’est aussi l’exigence d’un engagement contre l’impunité des auteurs de crimes de masse, de « génocide plausible » par des responsables israéliens du peuple palestinien, contre l’occupation et la colonisation de la Palestine.
Une leçon de vie et d’espoir que nous ont transmise celles et ceux qui ont survécu aux camps de concentration et d’extermination. Car l’Humanité, où qu’elle soit niée ou bafouée, appelle notre solidarité.