Rodolphe Saadé (CMA CGM) : l’autre champion des superprofits

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La cérémonie décernant le « Picsou d’or » a eu lieu le 13 octobre dernier, à l’initiative du député François Ruffin, du journal Fakir et du syndicat des journalistes SNJ-CGT. Notre chroniqueur éco Bernard Marx refait le match dans une série de portraits des superprofiteurs nominés.

Rodolphe Saadé et le groupe CMA CGM ne font qu’un, ou presque. Le groupe n’est pas coté en bourse. La famille Saadé possède plus de 70% de son capital. CMA CGM est, avec 580 navires, le numéro 3 mondial du transport maritime[[Le numéro 1 est le groupe MSC, groupe familial italo-suisse, lui aussi non coté en bourse. Les liens entre ses principaux actionnaires, la famille Aponte et le secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler ne sont plus un secret. Le numéro 2 est le groupe danois Maersk. Et le numéro 4, l’entreprise publique chinoise COSCO, propriétaire du port du Pirée, et candidat au rachat d’une partie du port de Hambourg.]]. Sa part de marché mondial est estimée à 12,5%.

 

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La CMA a été fondée en 1978 par Jacques Saadé, le père de Rodolphe. Son « coup de génie » a été de s’inscrire dans la vague de mondialisation entre Asie et Occident. Et dans ce qui va avec : l’explosion des conteneurs et de transport maritime (85% des marchandises passent, à un moment où à un autre, par des navires). Rodolphe Saadé, son frère et sa sœur en sont les héritiers.

  • Grand profiteur de crises (encore plus fort que TotalEnergie !). En 2021, TotalEnergie a réalisé 16 milliards de dollars de profits pour 205 milliards de chiffre d’affaires. CMA CGM a fait mieux : 18 milliards de dollars de profits (soit 16,5 milliards d’euros) pour un chiffre d’affaires de 56 milliards de dollars ! Et en 2022 ce record sera encore battu : au cours du premier semestre, le groupe a déjà réalisé 14,8 milliards de dollars de profits, soit presqu’autant que pour toute l’année 2021, et… 4 milliards de plus que TotalEnergie ! Le graphique ci-dessous, réalisé par l’économiste Raul Sampognaro à partir des comptes de la nation, est très parlant :

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[cliquez sur le graphique pour l’agrandir]

 

L’excédent brut d’exploitation, c’est-à-dire les profits avant soustraction des frais financiers, réalisés dans le secteur des transports passent de 1,5% du PIB total de la France avant la crise covid à plus de 3%. Soit un bond de plus de 40 milliards d’euros. Et dans la branche des services de transports, c’est bien le transport maritime – et pas le transport routier, ferroviaire ou aérien – qui explose les profits. Et pour CMA CGM, ce ne sont pas les frais financiers qui ont explosé. Au contraire, en 2021, il a réduit sa dette nette, de 17 à 7,7 milliards de dollars.

  • Super-fortune : encore plus fort que les Arnault, les Bettencourt, les Pinault, les Drahi, les Niel et les Bolloré… Les crises sont vraiment une aubaine pour Rodolphe Saadé. En 2019, il figurait au sixième rang du classement Forbes des milliardaires français, avec 10 milliards de dollars. Au classement 2022, en temps réel, il figure maintenant au troisième rang français (derrière Bernard Arnault et François Bettencourt Meyers) et au 26ème rang mondial, avec une fortune multipliée par quatre (41,4 milliards de dollars). Soit deux fois plus que Bernard Arnault dont la grosse entreprise ne connait pourtant pas la crise. Et beaucoup plus que ses autres collègues du top 20 des milliardaires français. Challenges le classe à la cinquième place française. Mais le magazine confirme l’explosion phénoménale de la fortune Saadé avec une évaluation de 36 milliards d’euros, une photo en couverture et un graphique impressionnant :

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  • Super-pouvoirs de monopole. Auditionné par la mission flash de l’Assemblée nationale sur les superprofits des entreprises de l’énergie et celles du transport maritime, Rodolphe Saadé a plaidé que la « situation de marché » de 2021 et 2022 était exceptionnelle du fait d’une très forte reprise du commerce mondial, c’est-à-dire une très forte demande de transport, à laquelle les entreprises de fret maritime n’étaient pas en capacité de répondre, c’est-à-dire une offre limitée. Comme il se doit les prix ont donc augmenté. Mais rien d’autre que les lois du marché. Et du reste cela serait en train de s’équilibrer et de rentrer dans l’ordre. Sauf que cela n’explique ni les superprofits, ni le fait que le retour à la normale se fait attendre. Le marché est en réalité dominé par trois « alliances » entre les géants du secteur, dont CMA CGM (et MSC), qui dictent leurs règles aux acheteurs et accaparent une rente d’autant plus forte que le marché est tendu. C’est une forme d’abus de pouvoir économique par constitution d’entente monopolistique. La situation est telle que même l’OCDE l’a dénoncée, que Joe Biden a fait voter une loi pour s’y attaquer, et que CMA CGM est visé par une enquête du sénat américain.

Dans l’Union européenne, le transport maritime a été sorti des règles de la concurrence. Non pas pour le soumettre à des règles de services publics, mais au nom du fait que les concentrations devaient favoriser des économies d’échelle. En 2020, la Commission européenne a maintenu l’exemption qui, en fait d’amélioration de l’offre, génère abus de position dominante, sur-profits, hausse des coûts et mauvaise qualité des services. En juillet de cette année, dix associations représentant les clients des transporteurs ont réclamé à la Commission une révision immédiate du règlement européen. Et le moins que l’on puisse dire est que la Commission, qui s’érige en général en défenseur des règles de la concurrence, traîne des pieds. Elle a ouvert… une procédure d’évaluation. Le gouvernement français, qui ne trouve rien à redire aux alliances conclues par CMA CGM et MSC, n’est vraiment pas à la pointe de ce combat. Et il se refuse à taxer si peu que ce soit leurs sur-profits de monopoleurs.

  • Superprofits super peu taxés. En 2021, les profits mondiaux de CMA CGM ont été imposés à… 2% (370 millions de dollars pour 18 milliards de profits). La taxation au tonnage venant en déduction des impôts sur les bénéfices réalisés constitue, en effet, le cœur du règlement européen spécifique dont bénéficient les entreprises de transport maritime. Ce régime fiscal, inventé par les armateurs grecs, a été généralisé par l’Union européenne à la fin des années 1980. La France l’a transposé en 2003. En 2022, cette « niche fiscale » va coûter aux finances publiques et rapporter 3,8 milliards aux entreprises de transport maritime opérant en France. Les superprofits de CMA CGM sont super peu imposés. Et leur taxation est rejeté par Rodolphe Saadé… au nom de la concurrence. Si la France taxe, mais pas l’UE, les autres entreprises opérant en Europe seront moins imposées et donc avantagées. Mais comme de bien entendu, le PDG ne demande pas que l’UE supprime le régime de la taxation au tonnage. Il n’a pas fait alliance avec ses « concurrents » pour cela !
  • Super-social et super-écolo ? Et quant à savoir si la taxation des superprofits porterait préjudice à son activité, encore faut-il savoir quel usage il en fait. Rodolphe Saadé argumente qu’il a versé seulement 10% de ses bénéfices aux actionnaires. Ce qui fait quand même plus d’un milliard pour la famille. Il souligne son rôle économique à Marseille où il a son siège. Il vante la redistribution de profits vers ses salariés et ses clients – et sans doute fait-il mieux que TotalEnergie, ce qui n’est pas difficile. Mais il n’évoque pas la lutte contre le dumping social. Rodolphe Saadé affirme investir beaucoup pour se développer dans le transport maritime et pour se diversifier. Par exemple, en devenant le premier actionnaire privé d’Air France ou en rachetant GEFCO à très bas prix. Il dit aussi investir dans la décarbonisation du transport maritime en misant beaucoup sur la propulsion des navires au gaz naturel liquéfié. Mais justement, tout cela est très discutable. À l’heure de la sobriété et de nécessaires relocalisations continentales, le développement du transport maritime ne doit pas être sans limites.

 

Bernard Marx

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