New Space : vieilles lunes

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Le « New Space » et ses prophètes milliardaires comme Jeff Bezos et Elon Musk ont relancé, bouleversé et largement privatisé l’industrie spatiale en imposant leurs prouesses technologiques… et une vision problématique de l’avenir humain dans l’espace.

«Faut-il vraiment que nous y allions ? Ne devrions-nous pas nous laver de nos propres péchés sur la Terre ? Ne fuyons-nous pas la vie que nous avons ici ? » L’interrogation du Père Peregrine, personnage des Chroniques martiennes de Ray Bradbury (1950) à la veille de partir en mission sur Mars, vaut encore aujourd’hui. Car, sous le label « New Space » et depuis le début du XXIème siècle, l’aventure spatiale est de retour, tous azimuts. De l’orbite terrestre, de plus en plus encombrée par les satellites et désormais par les touristes, au sol de Mars parcouru par les rovers (et bientôt les hommes ?), en passant par la Lune où Chinois et Américains vont établir des installations permanentes, l’espace semble avoir repris une place considérable dans l’imaginaire contemporain. Les États-Unis créent un nouveau département militaire avec l’US Space Force, la Chine fait de ses ambitieuses missions lunaires un programme d’apprentissage accéléré, on déploie des « méga-constellations » de satellites de télécommunication, tandis que des sociétés privées alignent leurs fusées sur les pas de tir.

 

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La conquête spatiale est redevenue conquérante, et elle a de puissants ambassadeurs pour nous remettre la tête dans les étoiles. En France, l’impeccable Thomas Pesquet est une figure nationale qui a parfaitement médiatisé ses deux longs séjours dans la station spatiale internationale (ISS). En 2014, l’émouvant voyage de la sonde Rosetta et de son atterrisseur Philae, qui se pose sur la comète « Tchouri », suscite un formidable engouement. La NASA diffuse en quasi direct les images saisissantes prises par les astromobiles Curiosity (2012) et Perseverance (2021) sur Mars. Hollywood est de la partie, et les films Gravity (2013) ou Seul sur Mars (2015) restaurent l’héroïsme des astronautes.

Entrepreneurs et prophètes de l’humanité dans l’espace, les milliardaires comme Richard Branson (Virgin Galactic), Robert Bigelow (Bigelow Aerospace), Jeff Bezos (Blue Origin) et Elon Musk (SpaceX) incarnent ce nouvel esprit de conquête. Et face à cet enthousiasme planétaire, les critiques sur la privatisation, la militarisation, la pollution ou la colonisation de l’espace peinent à se faire entendre…

Low cost, grandes ambitions

Ce nouvel élan pris dans les années 2000 remonte, en réalité, à la fois à la période héroïque de la conquête spatiale et à celle de son déclin. Une fois la Lune atteinte par la mission Apollo XI en 1969, la fascination mondiale pour cette épopée s’était tarie, comme si les foulées de Neil Armstrong avaient désenchanté le ciel et rappelé le coût de son exploration. Plus tard, les principaux mobiles géopolitiques de la course à l’espace semblèrent disparaître avec l’Union soviétique et le début de la coopération dans l’ISS, tandis que la NASA, en accumulant les échecs, perdait le soutien du public et du pouvoir fédéral. Francis Rocard, astrophysicien au Centre national d’études spatiales (CNES), évoque trois « syndromes post-Apollo » comme autant d’erreurs de prospective : la foi dans les véhicules récupérables et réutilisables, conduisant à une navette spatiale qui s’est avérée complexe, coûteuse et dangereuse (quatorze morts dans les explosions de Challenger en 1986 et de Columbia en 2003) ; la perspective de l’élaboration de matériaux et de molécules révolutionnaires qui en est restée au stade de la recherche et développement ; la prédiction de la baisse des coûts de lancement, démentie jusque dans les années 2010.

Paradoxalement, c’est en réussissant ce qu’elle avait raté que l’industrie s’est relancée, grâce à l’irruption de nouveaux acteurs. Dès le début des années 1990, la NASA, critiquée pour son manque d’efficacité en regard des investissements, lance le principe du spatial low cost. Si elle-même échoue à appliquer le mot d’ordre « Faster, Better, Cheaper » (« Plus vite, mieux, moins cher »), elle ouvre la porte dans les années 2000 à des start-up qui viennent empiéter sur les chasses gardées des grands industriels comme Boeing, Lockheed-Martin ou Northrop Grumman. Beaucoup de ces nouveaux entrants disparaissent, d’autres profitent de l’aubaine malgré le scepticisme ambiant.

C’est particulièrement le cas de SpaceX et de ses lanceurs réutilisables. Après avoir essuyé des échecs retentissants et frôlé la banqueroute, la compagnie décroche dès la fin de cette décennie-là des commandes considérables, assurant lancements de satellites et transport d’astronautes vers l’ISS. « Elon Musk fait alors vivre l’idée du low cost de manière tonitruante en annonçant à la concurrence qu’il va l’éliminer », non sans subir des sarcasmes, se souvient le sociologue Arnaud Saint-Martin, chargé de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire des sciences et des techniques. Aujourd’hui, on ne rit plus. Car SpaceX accomplit des prouesses industrielles et technologiques, domine le marché avec tout une gamme de lanceurs et de vaisseaux aux noms évocateurs (Falcon, Dragon, Starship…). « Elon Musk a cassé les codes. C’est un cost killer qui a réduit les coûts de lancement avec sa fusée Falcon 9, sa grande réussite commerciale, grâce à la réutilisation des lanceurs et des capsules, ou à la fabrication et l’utilisation en série du même moteur pour les différents étages de ses fusées », reconnaît Francis Rocard. Au point de surclasser les onéreux lanceurs traditionnels et même de menacer d’obsolescence le lanceur européen Ariane-6… qui n’a pas encore décollé.

« SpaceX est abreuvé de budgets fédéraux – NASA et Défense. On a l’impression que tout est né de la volonté d’Elon Musk, mais sans ces financements publics, SpaceX n’existerait pas. »

Francis Rocard, astrophysicien

Astrocapitalisme d’État

L’idée que seuls les acteurs privés pouvaient relancer l’industrie en rompant le monopole de la NASA remonte aux années de désillusion, quand les commandes se raréfient et qu’il n’est plus question d’aller sur Mars, rappelle Arnaud Saint-Martin : « Ce qu’on appelle aujourd’hui le New Space est un courant né dans les années 1970 aux États-Unis, chez ceux pour qui le gouvernement fédéral n’était plus à même de conduire les opérations spatiales, notamment parce qu’il n’avait pas réussi à maintenir les budgets et l’esprit de conquête d’Apollo. » Washington commence à déréguler le secteur sous Ronald Reagan, encourageant l’ouverture au privé de l’observation spatiale et, plus tard, du transport. Mais « le pis-aller de la navette spatiale et de l’ISS a frustré une bonne partie de l’industrie privée qui vit de la commande publique, poursuit le sociologue. Des groupes, des associations, des lobbies se sont structurés en prônant la libre entreprise dans l’espace, le marché, le capitalisme spatial. »

Né dans le fantasme d’une ouverture totale de l’espace aux entrepreneurs privés, aux start-up, aux fonds de capital-risque et aux aventuriers, contre l’inertie des agences gouvernementales, le New Space a évolué vers une réalité plus nuancée. « SpaceX est abreuvé de budgets fédéraux – NASA et Défense. On a l’impression que tout est né de la volonté d’Elon Musk, mais sans ces financements publics, SpaceX n’existerait pas », souligne Francis Rocard. Chacun trouve son compte dans cet « écosystème » de partenariats public-privé. En externalisant le développement et la fourniture de technologies, de matériels et de services, la NASA atteint ses objectifs de réduction des coûts et de redynamisation du secteur. Les entreprises bénéficient pour leur part des budgets de l’agence, de ses infrastructures, mais aussi de transferts de compétences et de décennies de recherche publique. « On n’a pas réellement assisté à une privatisation de l’espace : la NASA a renforcé sa position en haut de la pyramide en s’appuyant sur ces nouveaux acteurs, en les intégrant à ses programmes fédéraux », pondérait Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, sur France Culture en octobre 2018. « Elon Musk et Jeff Bezos se sont réalignés sur ces demandes. Il y a eu transformation plus que privatisation, intérêts mutuels bien compris. »

Arnaud Saint-Martin parle de « reconfiguration néolibérale des rapports entre États et marchés, public et privé ». « Tout un discours s’est structuré autour de l’espace entrepreneurial et s’est progressivement imposé. Désormais, les États et leurs agences – NASA, CNES, ESA –, se mettent à la remorque de ce récit et répliquent cet imaginaire, avec l’émergence d’une forme d’astrocapitalisme, qu’on devrait qualifier d’astrocapitalisme d’État. » Philippe Baptiste, nouveau président du CNES, adhère par exemple à la « disruption » de SpaceX : « Il faut s’inspirer de ses paris, de ses succès et de ses échecs, du fait qu’Elon Musk a su intégrer au spatial des innovations et des techniques agiles qui viennent de l’univers du numérique et du low cost industriel », confiait-il au Monde en avril dernier. « L’espace n’est plus l’essence même de l’expression du pouvoir régalien », résume Xavier Pasco. Sa trivialisation par le tourisme fait aussi passer le message.

« Elon Musk a la capacité de raconter une histoire. On a besoin d’une mythologie qui relie la société à l’exploration spatiale. Et Musk donne un nouveau souffle à l’espace. »

Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique

Mars, nouvelle frontière

Les nouveaux hérauts de l’espace redonnent au secteur une dimension épique qui emporte les résistances. « Elon Musk a la capacité de raconter une histoire, convient Xavier Pasco. Or c’est un peu ce que l’espace avait perdu au travers de sa technicité. On a besoin d’une mythologie qui relie la société à l’exploration spatiale. Et Musk donne un nouveau souffle à l’espace. » Nos milliardaires font aux nouvelles aventures spatiales une publicité planétaire, tant pis si elle passe par l’absurde mise en orbite d’un cabriolet Tesla en 2018 et implique un concours de la plus grosse fusée. SpaceX et Blue Origin donnent à rêver un avenir technologique et prométhéen, sans s’embarrasser de précautions ni se soucier de sa vraisemblance. Elon Musk et Jeff Bezos sont imprégnés de la futurologie optimiste des années 1970. Le premier est convaincu de la nécessité de coloniser l’espace en commençant par Mars, tandis que le second imagine plutôt de gigantesques stations orbitales capables d’accueillir chacune un million d’habitants.

L’intérêt de refaire de Mars l’horizon spatial humain est à tout le moins nébuleux, bien qu’il soit presque antique. Dès 1952 dans son livre The Mars Project, l’ancien nazi Werner von Braun, maître d’œuvre du programme spatial américain, « exprime comme une évidence cette vision à très long terme, qui perdure aujourd’hui, selon laquelle l’homo americanus ira un jour ou l’autre sur Mars », relève Arnaud Saint-Martin. Pour Francis Rocard, « la science n’est pas l’objectif pour l’homme sur Mars : c’est la nouvelle frontière ». L’intérêt des missions habitées pour la recherche est en effet limité en regard des missions robotiques, même si elles auraient des retombées pour les planétologues dans leurs deux domaines de prédilection – les origines du système solaire et l’origine de la vie.

Les perspectives d’exploitation industrielle des ressources spatiales restent elles-mêmes très hypothétiques au-delà de l’orbite basse terrestre, où se déploie presque toute l’activité commerciale actuelle. Si les Américains veulent prélever l’eau des pôles de la Lune à la faveur de leur programme Artemis, c’est parce qu’elle serait essentielle aux expéditions martiennes. L’hélium 3 de notre satellite naturel, isotope absent de la Terre, pourrait servir à la fusion thermonucléaire, mais pas avant la seconde moitié de notre siècle. Quant aux métaux rares que certaines start-up envisagent d’extraire sur les astéroïdes, ils y sont… très rares.

« Quand Bezos dit que l’avenir de l’homme est dans le cosmos, il ne plaisante pas. L’humanité comme espèce multiplanétaire, c’est l’axiome de Musk depuis vingt ans. »

Arnaud Saint-Martin, sociologue

Expansionnisme hypertechnologique

« Quand la NASA dépense dix milliards de dollars par an pour les vols habités, il est vital pour elle et les industriels de maintenir un programme ambitieux : cela lui permet d’avoir une vision à long terme qui justifie toute l’activité actuelle sur les vols habités, explique Francis Rocard. Le mot d’ordre est « Keep the Momentum » et, entre la Maison blanche, le Congrès, la NASA et les industriels, le consensus s’établit autour de l’homme sur Mars. » Qu’importe si ces projets sont irréalistes ou idéologiquement problématiques, s’agissant de créer un nouveau monde, voire une nouvelle humanité. « Mon écœurement pour les bouffonneries de ces bandits de l’espace est sans limite », nous a glissé, avant de parler de « crime contre l’avenir », un scientifique sollicité pour cette enquête, mais qui refuse désormais de s’exprimer publiquement sur le sujet.

« Le concept de colonisation de Mars est absurde, abonde Francis Rocard. On est incapable de coloniser Mars, il est seulement question de l’explorer, on sera en permanence dépendant de ce que la Terre devra apporter. On ne fabriquera pas une fusée ni même un smartphone sur Mars, on y vivra comme les hommes de la mission Apollo ont vécu sur la Lune : dans un scaphandre, dans des modules exigus et spartiates. » Loin, donc, du kitsch des vues d’artiste montrant les villes martiennes ou orbitales du futur, des scénarios d’urbanisation de Mars et de leurs très optimistes calendriers. En mai 2019 au Centre de convention de Washington, Bezos reçoit pourtant une standing ovation quand il présente sa vision de colonies spatiales de « plusieurs kilomètres de long », qui hébergeraient une « civilisation incroyable » d’un trillion d’humains, dont « mille Mozart, mille Einstein, mille de Vinci ». Les illustrations présentent pêle-mêle des paysages pastoraux, la ville de Florence reconstituée, des gratte-ciel ultramodernes, un cerf en haut d’une falaise surplombant un parc naturel… Un univers quelque part entre Disneyland, Las Vegas et Dubaï, où règne le climat de Maui « toute l’année, sans pluie, ni tempêtes, ni tremblements de terre ». Bienvenue dans l’Éden spatial. Musk veut plutôt fuir l’enfer sur Terre : il pense que « l’humanité s’apprête à vivre des jours sombres, voire à disparaître du fait de l’avènement de l’intelligence artificielle et de robots de plus en plus intelligents ». Alors il imagine un million de colons sur Mars en 2050, avec l’envoi de milliers de ses vaisseaux Starship, pour y fonder une société destinée à devenir autonome.

Pourtant, aussi millénaristes soient les prophètes du New Space, ceux-ci « convainquent parce qu’ils sont convaincus, parce qu’ils croient en leur propre discours, assure Arnaud Saint-Martin. Quand Bezos dit que l’avenir de l’homme est dans le cosmos, il ne plaisante pas. L’humanité comme espèce multiplanétaire, c’est l’axiome de Musk depuis vingt ans. » Pas question de sobriété ou de décroissance dans cette vision expansionniste et hypertechnologique. « Nous avons le choix. Voulons-nous la stagnation et le rationnement ? Ou voulons-nous le dynamisme et la croissance ? C’est un choix facile », tranche Jeff Bezos. L’humanité ne trouverait pas seulement son avenir dans l’espace, mais aussi son salut. Xavier Pasco voit des affinités entre ces discours et celui des climatosceptiques : « Je trouve ce discours désastreux parce qu’il incite à continuer à polluer à exploiter la planète, pour qu’ensuite, les happy few aillent sur Mars. » De fait, les cités spatiales géantes de Bezos évoquent celle du film Elysium (2013), où s’est réfugiée une élite tandis que le reste de la population périclite sur Terre…

La pulsion de l’ailleurs

On n’en est pas là. Après tout, la soif de découverte, la volonté de repousser les limites du monde connu sont des moteurs du développement humain. Historien des sciences et théologien, chargé des questions éthiques au CNES, Jacques Arnould voit dans la conquête spatiale une manière d’honorer « ces dimensions particulières de l’être humain que sont sa curiosité et son imagination, sans lesquelles il n’y a pas de survie, disait-il sur France Culture en juillet 2019. Nous devons alimenter ces capacités humaines, pas seulement pour nous faire peur, mais aussi pour nous faire rêver à d’autres mondes. » Soit, mais pour quel projet politique, et à quel coût ? À l’heure où les Terriens ne parviennent pas à lutter contre le changement climatique, quel ordre de priorité faut-il accorder à l’espace ? Faut-il laisser des milliardaires mégalomanes et démiurgiques définir les politiques spatiales après avoir assuré leur hégémonie sur le marché ?

« On aurait tout intérêt à privilégier la partie de l’activité spatiale qui se consacre à l’observation de la Terre et des phénomènes climatiques ou météorologiques, mais la pulsion de l’ailleurs reste très puissante », remarque Arnaud Saint-Martin. Et on part de loin : l’impact environnemental des ports spatiaux commence à peine à être évalué… Pourtant, « les choix spatiaux et les problèmes qu’ils soulèvent, qui n’étaient absolument pas à l’ordre du jour, commencent à être débattus et politisés dans l’espace public. Le tourisme spatial alimente par exemple la critique sociale de l’obscénité des ultra-riches. » En septembre, le secrétaire général de l’ONU António Guterres a ainsi fustigé ces « milliardaires qui partent en excursion dans l’espace quand des millions de personnes ont faim sur Terre ». D’où, selon Arnaud Saint-Martin, « l’intensification du discours de conquête enthousiaste pour faire fi de ces inquiétudes, voire les culpabiliser : « L’humanité est bonne, soyons optimistes ! » »

L’élan du New Space est peut-être plus fragile qu’il paraît, et l’aventure reste à très hauts risques technologiques, économiques et politiques. « La question « Pourquoi y aller ? » se pose de plus en plus », conclut le sociologue. C’était celle du Père Peregrine dans les Chroniques martiennes, et elle n’a toujours pas de réponse.

 

Jérôme Latta

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