Le PCF a-t-il été gorbatchévien ?

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En apparence, l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev avait tout de lieu de contenter la direction du PCF. En fait, les choses ont été plus compliquées qu’il ne paraît. Le texte ci-après est un extrait de l’ouvrage de Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow, Le Parti rouge. Une histoire du PCF 1920-2020 (A. Colin, 2020, pages 234-237).

A priori, l’avènement de la perestroïka est une revanche pour un PC français qui avait été, dans les années 1970, une des cibles du communisme brejnévien. Le nouveau cours esquissé en URSS n’est-il pas la réalisation de ce que les communistes français avaient tant espéré après l’échec du Printemps de Prague ? Dans un premier temps, le PC français se satisfait d’une expérience qui contredit l’image noire d’une Union soviétique ankylosée et autoritaire. Mais il soutient « tout en gardant la mesure » (Roland Leroy, BP du 11 juillet 1985). Plus tard, l’accélération des réformes, après 1987, et surtout l’affirmation de la « nouvelle pensée » gorbatchévienne inquiètent une direction qui redoute que le Kremlin, cette fois, ne s’éloigne des « références de classe » (Secrétariat du 24 novembre 1988) et n’altère ainsi l’identité du communisme politique. De plus, l’œuvre réformatrice du leader soviétique intervient à un moment de profonde crise interne et de crispation de la direction française. Les opposants se réclament de plus en plus de l’expérience moscovite, et, à partir de l’été 1988, la presse se met à parler des « gorbatchéviens français »[[ Olivier Biffaud, « L’entrée en scène des gorbatchéviens », Le Monde du 27 juillet 1988. Le journaliste classe alors, dans cette catégorie, Anicet Le Pors, Lucien Sève, Charles Fiterman, Roger Martelli et Philippe Herzog, qui n’ont pourtant pas alors affirmé de parti pris « dissident ».]], comme on évoquait les « khrouchtchéviens » au début des années 1960, au temps de l’affaire Servin-Casanova. « Tous les opposants du Parti exigent de lui des changements aussi profonds et radicaux que ceux qui se déroulent dans les pays de l’Est … Or ils ont comme objectif la liquidation de notre parti », explique Leroy à Vadim Zagladine, un des responsables soviétiques des relations avec les PC occidentaux (janvier 1990).

 

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Le groupe dirigeant n’a certes pas complètement oublié les beaux jours de l’eurocommunisme. Mais tout le monde n’est pas convaincu de la pertinence de la méthode Gorbatchev. En décembre 1988, Georges Marchais lui-même tempère le soutien : « ce qui se passe en Union soviétique ne peut servir de modèle aux autres partis communistes ». Entendons : pas besoin de glasnost et de perestroïka au sein du PCF… La fébrilité grandit après 1989 et le ton se fait ouvertement critique à l’été 1990. Il est vrai que, entre-temps, une nouvelle vague dissidente s’est levée en octobre 1989, celle des « refondateurs » (Charles Fiterman, Anicet Le Pors, Guy Hermier, Lucien Sève…)[[À partir de 1991, ils se dotent d’un bulletin, Futurs, qui devient hebdomadaire en 1995 et est animé par l’architecte Catherine Tricot.]]. De retour de Moscou à la fin juin 1990, le rédacteur en chef de L’Humanité, Claude Cabanes, parle devant le CC de « discrédit populaire à l’égard de Gorbatchev » et de « chaos profond » dans un pays qui « donne l’impression de s’affaisser sur lui-même ». Il ajoute même : « Si l’on me posait la question : est-ce qu’aujourd’hui la révolution dans la révolution avance à Moscou, j’aurais tendance à dire non. »

Le 19 août 1991, au petit jour, l’agence Tass annonce que Mikhaïl Gorbatchev est inapte, « pour des raisons de santé, à assumer ses fonctions » et que ses pouvoirs sont transférés à Guennadi Ianaïev, vice-président de l’URSS désigné quelques mois plus tôt… à la demande insistante de Gorbatchev. En même temps, l’état d’urgence est proclamé, la censure instaurée et les manifestations sont interdites. Sous la houlette de Ianaïev, qui a longtemps dirigé les syndicats soviétiques, un « Comité d’État » de neuf membres est mis en place, avec les responsables de l’armée, de la police et du KGB. Dans l’après-midi, Marchais présente devant le BP un projet de résolution qui rappelle le soutien du PCF à la perestroïka, mais insiste sur les « erreurs commises » depuis. Le texte laisse en blanc l’appréciation concernant le putsch, à la demande notamment d’Henri Krasucki, qui a longtemps côtoyé Ianaiev à la Fédération syndicale mondiale. Alors que la plupart des membres de l’instance dirigeante penchent pour une prudente attitude sans condamnation ni soutien, Fiterman, Hermier et Herzog plaident pour une condamnation ferme. In fine, la résolution adoptée s’en tient à une phrase précisant que « les conditions d’éviction de M. Gorbatchev de ses responsabilités sont inacceptables ». Pas de condamnation explicite de ce qui n’est nulle part désigné comme un « putsch » ou un « coup d’État » ; pas d’exigence d’un rétablissement de Gorbatchev dans l’intégralité de ses fonctions…

Pendant 48 heures, dans la presse communiste, la référence aux limites de l’œuvre gorbatchévienne contrebalance les réticences à l’égard du putsch. Manifestement, on pense à « Fabien » que les nouveaux maîtres du Kremlin vont s’installer durablement aux rênes du pouvoir, comme la troïka brejnévienne l’avait fait en 1964. Le 21 août, Maxime Gremetz, va jusqu’à récuser dans un entretien pour La Croix l’étiquette de « conservateurs » appliquée aux putschistes moscovites, ajoutant que « le choix des dirigeants est toujours l’affaire des peuples concernés ». Ce n’est que le 21 août dans l’après-midi que Marchais se décide à hausser le ton, au moment où se dessine l’échec du coup d’État. À 17 heures, il rend publique une déclaration dans laquelle il s’appuie sur le secrétaire général de l’ONU pour demander le retour de Gorbatchev. Par ailleurs, il attribue tout le mérite de l’échec du putsch au PC soviétique qui avait pourtant brillé par son absence depuis le 19. Il réitère ce coup de chapeau le lendemain, dans une lettre à Gorbatchev, adressée deux jours avant que celui-ci, amer, ne se décide à abandonner la tête d’un parti auquel il ne peut pardonner sa trahison.

Sa critique antérieure du modèle brejnévien interdit au PCF d’épouser l’attitude des PC grec ou portugais, qui n’hésitent pas à soutenir les putschistes. Il sait qu’il a tout à perdre d’un retour à la « glaciation » des années 1970 et 1980. Mais beaucoup de communistes, de la base au sommet, ont eu du mal à s’habituer aux audaces brouillonnes et pourtant salutaires du dernier des tout-puissants secrétaires généraux soviétiques. Tout se passe comme si une part de l’organisation, en août 1991, avait voulu croire à la fiction d’une évolution politique permettant de continuer quelque chose de la perestroïka… mais sans son principal instigateur. Comme la direction précédente de Waldeck Rochet s’était habituée, aux premiers temps de l’ère Brejnev, à la perspective d’un khrouchtchévisme sans Khrouchtchev.

Affectivement, il est vrai que le monde militant communiste n’a plus le même rapport fusionnel à son mythe fondateur. L’Union soviétique a cessé d’être la référence indépassable et la doxa communiste du « marxisme-léninisme » n’est plus la réserve de certitudes qu’elle était quelques décennies auparavant. À son corps défendant, Khrouchtchev a commencé de briser les rêves en 1956 en laissant déduire que les adversaires avaient donc raison quand ils évoquaient les dérives sanglantes du stalinisme, si ardemment niées jusqu’alors. Le PCF a reculé le moment où il devait intérioriser la rupture de son univers mental (1956-1962), s’est efforcé d’en limiter les effets destructeurs (1962-1975), puis a accéléré la prise de distance à l’égard du stalinisme (1975-1978). À partir de là, plus rien ne pouvait être comme avant.

Pourtant, le monde militant communiste peine à mesurer la gravité des difficultés qui engluent le socialisme est-européen. Tout au plus admet-il qu’il souffre d’une crise de développement, mais pas d’une crise systémique : pour lui, la notion s’applique au capitalisme occidental et pas au soviétisme. En septembre 1989, à la Fête de l’Humanité, quelques semaines à peine avant l’effondrement du mur de Berlin, Marchais n’hésite pas à affirmer que « c’est le socialisme qui fait et continue de faire la preuve de sa supériorité ». Le PC français n’est plus dans la dépendance relative qui fut la sienne, au temps d’une puissance soviétique expansive, mais il ne veut pas se penser en extériorité absolue avec un mouvement communiste dont il perçoit toujours une aide matérielle directe ou indirecte et dont il pense toujours qu’il peut être un étai symbolique, plus encore qu’un boulet.

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